Les solidarités reconstituées se
distinguent des solidarités traditionnelles, primaires car elles sont
issues d'une recomposition, d'une création d'un réseau d'interconnaissance.
Celui-ci n'est pas fondé sur l'habitude d'évoluer dans un espace quadrillé
et enserré par les liens traditionnels de la parenté, de la communauté et
de l'interdépendance.
Les solidarités reconstituées sont
mouvantes et en perpétuelle recomposition. Leurs mutations sont corollaires
de la mobilité géographique, des changements de statut social, matrimonial,
économique ou professionnel. Il leur est nécessaire de se réinventer sans
cesse pour s'adapter.
La plupart du temps, elles se refondent et
agissent dans les moments de crise, d'urgence et se manifestent lorsque
l'ordre social paraît en péril. Ces solidarités sont fragiles puisqu'elles
ne peuvent que rarement s'installer dans la longue durée. Toutefois, elles
appartiennent à l'identité urbaine et en sont une spécificité. Les
solidarités délinquantes représentent une des formes de solidarités
reconstituées et participent en tant que telles des réseaux structurants de
la ville d'Ancien Régime et du début du XIXème siècle.
Pour une part, elles se substituent aux
réseaux de la sociabilité villageoise. Dans d'autres circonstances, elles
représentent le seul échappatoire pour des groupes ou des individus isolés
ou exclus d'autres liens tels que ceux entretenus par les métiers, les
compagnonnages, les confréries...
Chaque montée de violence révèle
l'existence de ces réseaux de solidarités fondés sur l'abandon des circuits
traditionnels et un mode de vie désigné comme hors norme par la communauté
d'habitants. D'autre part, chaque délit ou crime jugé permet de mettre en
scène à l'occasion du procès un ou plusieurs réseaux solidaires aux
intérêts le plus souvent concurrents.
L'exemple le plus frappant est
certainement le face-à-face entre le ou les individus délinquants et la
solidarité des voisins. Lors des témoignages de ces derniers, se tisse la
trame de relations humaines horizontales inscrites dans la zonéographie
urbaine. Pendant les interrogatoires se révèlent les liens unissant les
co-accusés et leurs censeurs. Par ailleurs, l'épreuve judiciaire teste la
solidité de la solidarité des complices hors du geste délictueux ponctuel.
Aussi les archives judiciaires sont-elles
un outil privilégié pour apprécier des réseaux fondés sur l'entraide, la
communauté d'intérêts ou la complicité délinquante. La collection de ces
faits divers souvent minuscules a l'avantage de banaliser les pratiques de
la ville par les citadins et de renvoyer une image brute, directe, non
travaillée, au total unique, de ces relations humaines horizontales et
artificielles au sens de reconstituées.
Ces solidarités s'expriment pleinement à
la frontière du public (les lieux de sociabilité urbaine : rue, marchés,
tavernes, lavoir) et du privé (l'espace domestique) tout en ne
reconnaissant ni ne respectant aucune intimité. Le maillage qu'elles
opèrent est si étroit et si homogène qu'en être exclu équivaut à la mort
sociale.
Ainsi dans la ville d'Ancien Régime ou du
début du XIXème siècle, la destinée d'une femme seule, sans appartenance
est souvent celle de la déchéance. Livrée aux appétits sexuels d'un maître
entreprenant ou d'une bandes de jeunes revendiquant une virilité toute
neuve, solitaire et abandonnée des réseaux traditionnels (parentèles, amis,
village), exclue des solidarités reconstituées, cette femme de personne
devient rapidement celle de tous, une femme publique.
De fait, lors du ballet judiciaire se font
jour le fonctionnement des solidarités reconstituées, leur capacité de
protection tout autant que de dénonciation, d'exclusion ou de destruction.
I. Hors des solidarités, point de salut !
Les fureurs et exactions qui rompent
“ le cours ordinaire des choses ”1
de la ville ont pour caractéristique fondamentale d'être fondées sur le
déracinement et la marginalisation hors des solidarités traditionnelles.
Ceci s'explique aisément par le renouvellement des populations à l'époque
moderne surtout si l'on prend comme zone test un milieu urbain qui doit sa
croissance et sa vitalité à des déplacements et apports de population : un
port par exemple comme Toulon, Marseille ou Saint-Tropez, une ville de
garnison comme Aix-en-Provence.
Ce déracinement est souvent à l'origine
d'un mal être qui peut générer de la violence surtout lorsqu'il
s'accompagne d'une perte du sens des solidarités, des réseaux d'amis, de
parents. L'arrivée et l'installation en ville s'accompagnent d'une rupture
sociale, mentale et psychologique qui occasionne souvent des carences
économiques tout autant qu'affectives. La perte de repères peut, dans
certains cas, expliquer le franchissement de la frontière entre la légalité
et le comportement déviant ou délictueux.
Les nombreux travaux sur l'infrajudiciaire
tels qu'ils ont été exposés lors du colloque organisé par le Centre
d'Etudes Historiques de la déviance à Dijon en 1995 ont établi que
l'arrangement para- infra- ou anté- judiciaire ne peut être envisagé que si
agresseur et victime sont insérés et intégrés dans des solidarités qui vont
pouvoir exercer un rôle de modérateur voire même de médiateur en vertu de
la reconnaissance et du pouvoir que chacun leur attribue. C'est seulement à
ce prix que ces réseaux peuvent pacifier une sociabilité volontiers tendue
et parvenir à un accommodement permettant aux agresseurs et aux victimes de
se réinsérer dans leur communauté.
Benoît Garnot note, lors de ce colloque :
la marque principale de la marginalité
est la non appartenance à la communauté, par la naissance ou le mariage;
les fous, les voleurs, même les meurtriers, s'ils sont natifs du lieu ou
adoptés par les habitants ne sont pas considérés comme des marginaux et, de
ce fait, ne sont pas livrés à la justice, pour la plupart. Mais envers les
marginaux, notamment les vagabonds dans les campagnes, l'appel à la justice
est quasi-systématique.” 2
Cette plus grande fragilité des “gens
d'ailleurs” est attestée par les travaux qui démontrent le poids
prédominant des forains, des isolés dans la criminalité urbaine.
Un des exemples les plus flagrants
concerne le monde prostitutionnel et l'importance des jeunes femmes,
étrangères à la ville où elles exercent leurs talents. Annick Riani pour
Marseille3,
Marie-Erika Benabou pour Paris4
parviennent à cette même conclusion que des travaux sur Toulon au XVIIIème
siècle corroborent5.
73% des prostituées détenues dans les
geôles toulonnaises après 1750 sont des migrantes. Le poids du déracinement
est ici indéniable même si, nous allons le voir, l'itinéraire qui mène à la
prostitution ne passe pas seulement par la migration.
Jacques Rossiaud met en évidence pour sa
part le poids de l'isolement dans la déchéance morale et sociale :
Contrairement à tant d'image reçues, le
monde des prostituées n'est pas encore celui des vagabondes ou des
étrangères. Les repenties avignonnaises de la fin du XIVème siècle venaient
des régions rhodaniennes et les deux tiers des filles dijonnaises étaient
nées dans la ville ou les campagnes proches ; elles résidaient pour la
plupart depuis plus d'un an dans la cité. Seules 15% d'entre elles ne
faisaient que passer ou suivaient des compagnons d'aventure
...L'éloignement familial, la disparition du père ou de la mère les avaient
rendues tôt vulnérables.6.
Ainsi une femme sans appartenance
familiale, professionnelle ou géographique et évoluant hors de toute
solidarité a une forte probabilité de sombrer dans la délinquance ou la
mendicité. De même, elle incarne le type même de la victime du fait de son
déficit d'insertion sociale et des caractéristiques liées à son
appartenance sexuelle. Cette femme est toute désignée pour devenir la proie
d'une bande criminelle ou la victime d'un attentat contre les mœurs.
L'agresseur sait qu'il n'a pas à craindre
une parentèle chicanière, surveillant de près la moralité d'une fille,
d'une épouse ou d'une sœur en tant que celle-ci est constitutive de
l'honneur du groupe. Paradoxalement, l'agresseur bénéficie de la solidarité
de sa communauté qui témoigne en sa faveur lors du procès et laisse
l'impression d'une quasi-impunité.
La source, aujourd'hui bien connue que
sont les déclarations de grossesse, met en scène de façon lancinante les
amours ancillaires subies par des cohortes de jeunes servantes livrées à
elles- mêmes. L'ascension de la famille nucléaire limitée au couple et à sa
descendance ainsi qu'à la domesticité et la disparition progressive et
corollaire de la famille élargie ou clanique ont sensiblement transformé
l'économie familiale.
Ce changement profond de la structure
familiale dans l'Europe moderne a rendu la violence du maître sur sa
servante plus commune au XVIIIème siècle. Alain Boureau a analysé
l'émergence d'une forme intermédiaire entre la sexualité vénale et
l'utilisation privée des servantes au plaisir des maîtres7. Or, celle-ci
n'est rendu possible que par la marginalisation de ces femmes venues le
plus souvent de la campagne, toujours célibataires et qui évoluent en
rupture des solidarités.
Marie-Claude Phan confirme cette réalité :
94% des déclarations de grossesse évoque la violence des maîtres8. Jean-Pierre
Gutton pour sa part affirme :
“pour toutes les périodes de l'Ancien
Régime, les domestiques semblent bien fournir une proportion importante des
mères célibataires ” 9
.
Le parcours de Catherine Felice est à cet
égard exemplaire. Orpheline de père et originaire de Roquebrune, elle est
âgée de vingt-quatre ans et réside à Saint Tropez en tant que domestique de
Jean Joseph Martin, avocat. Elle expose le 24 août 1784 être :
enceinte de trois mois et demi des
oeuvres de maître Jean Joseph Martin qui la connut charnellement plusieurs
fois 10.
Nous pourrions démultiplier à l'envie ces
exemples mettant en scène le désarroi, l'inexpérience et la vulnérabilité
de ces jeunes femmes sans appartenance, sans protection et souvent sans
crédit. Toujours écartée et repoussée, cette population féminine est jugée
par ses contemporains comme un élément asocial faisant partie intégrante de
ce que l'on nomme au XIXème siècle “les classes dangereuses”.
Ce qui frappe également c'est le silence
complice qui entourent ces actes, silence d'autant plus flagrant lorsqu'il
s'agit de viols collectifs. Alors même que les textes aggravent les faits
commis à plusieurs comme les vols par réunion, les violences sexuelles
commises en bande sont rarement poursuivies.
L'explication est une fois encore à
trouver du côté de la solitude de la victime. Elle n'est pas entourée par
une parentèle qui demande réparation pour l'affront subie. De même, le viol
est peu dénoncé car sous l'Ancien Régime il ressortit du domaine de
l'impudeur, de la luxure, du péché11.
Et c'est justement dans cette univers de l'immoral que les consciences
collectives placent la femme seule.
En cas de viol sans témoin, le droit
criminel ancien ne pose qu'une seule condition à la crédibilité de la
victime : une fama sans tâche. Or, cela est impossible pour la femme
seule, éternelle suspecte et dont le statut juridique est celui de la
non-appartenance à elle-même. Cela contribue à lui refuser l'état de sujet.
Certes, l'initiative d'une femme adulte est possible en cas de viol mais le
dommage qu'elle subit n'est jamais le sien propre. Les juges tendent, en
effet, à dévier leur intérêt de la femme sur ceux dont elle dépend (père,
mari ou tuteur).
Le viol d'une femme mariée se transforme
en adultère tant le préjudice du mari est bien supérieur à celui de la
femme. Cette conviction que l'atteinte de la victime offense d'abord ses
tuteurs est durable. Jusqu'aux années 1840 une femme sans appartenance, à
l'écart des solidarités est d'emblée moins protégée. Surtout si l'on
considère que l'infrajudiciaire et les accommodements entre soi règlent la
plupart des procès pour moeurs. Jacques Rossiaud fixe seulement à un
cinquième les crimes sexuels émergeant dans les archives judiciaires12.
En effet, il semblerait que les viols
collectifs visent en priorité la femme qui vit en dehors du maillage social
et économique des solidarités. Ces violences sexuelles pratiquées en bande
permettent l'accomplissement du rituel initiatique d'un groupe d'âge.
Ainsi, les ruelles sombres des villes sont
régulièrement parcourues par des bandes de gars chassant “ la garce ”. 60%
des victimes de viols collectifs sont célibataires , 30% sont mariées. Ces
dernières sont, dans la majeure partie des cas, des femmes délaissées par
leur époux. Toutes appartiennent au groupe des humbles migrants et issues
d'un milieu où les solidarités collectives sont les moins fortes du fait de
leur installation récente.
Dans une société où la femme est pure ou
publique, où la morale dominante est matrimoniale, être une célibataire
affirmée ou demeurer trop longtemps veuve fait naître rapidement la
suspicion et le mépris. A jamais souillée, rendue psychologiquement et
physiquement vulnérable, cette femme, deux fois victime, ne peut plus
espérer rejoindre la communauté des habitants. Son seul échappatoire reste
de s'intégrer au groupe interlope des exclus.
Ainsi la violence précède-t-elle souvent
et naturellement la prostitution c'est-à-dire l'insertion dans un nouvel
espace de solidarités, celui des marginaux tout en devenant l'ennemi
déclaré d'un autre réseau d'entraide, et de protection : celui du
voisinage.
II. Le voisinage : une solidarité de contrôle social
Ces montées de violence ne sauraient se
comprendre si dans les villes de l'Ancien Régime et du début du XIXème
siècle les réseaux de solidarités reconstituées ne continuaient à bien
fonctionner. Ces derniers contribuent à installer une réputation, cette
fama qui fait tant défaut aux célibataires et aux veuves. En outre, ils
participent aux règlements du conflit et en ce sens on peut qualifier les
rapports de voisinage d'outil du contrôle social.
Ces relations de voisinage opèrent
également comme la principale ouverture de l'individu sur autrui, un autrui
quasi semblable, inséré dans l'inévitable limite du “parent, ami,
voisin”. Entre voisin, entre soi, on partage des intérêts communs et
forcés. Les solidarités de voisinage s'érigent ainsi en écran protecteur de
l'individu dans la norme, et comme un censeur pour le déviant. C'est
d'ailleurs dans cette horizontalité et dans cette quotidienneté des
relations humaines que se jouent l'intégration ou non de l'individu.
Et nous avons pu constater combien
l'exclusion de cette solidarité était préjudiciable. La notion de voisinage
induit l'existence d'un espace social limité autour duquel se manifestent
des réflexes communautaires. Les gestes d'entraide, de solidarités, tous
les phénomènes de rejet ou d'exclusion portent en eux même des implications
suffisamment puissantes pour marquer la conscience d'appartenir à un groupe
homogène et restreint qui définit en son nom propre la vie de quartier.
C'est dans le cadre uniformisateur et
rassurant, rassemblant en moyenne une cinquantaine de familles réparties
dans vingt ou trente maisons ou tout le monde se connaît que l'horizon
quotidien du cercle des voisins puisent sa substance. Apparaît ainsi une
manière de vivre ensemble, organisée autour d'une convergence d'intérêts
communs qu'il s'agit de défendre et de sauvegarder contre les agents
perturbateurs. Paradoxalement, il est des cas où l'institution policière ou
judiciaire est désignée comme un élément agressant ou déstructurant ces
solidarités en voie de constitution.
Deux exemples peuvent ici être évoqués et
en premier lieu l'affaire parisienne des enlèvements d'enfants étudiée par
Arlette Farge et Jacques Revel13.
Tous deux mettent en évidence les solidarités des femmes du peuple de la
capitale contre les archers du roi accusés de leur enlever leurs enfants.
Ils insistent, en outre, sur le mécanisme de cette rumeur relayée de
fenêtre en lavoir jusqu'à ce que tout Paris, quartier après quartier,
bruisse de l'écho de cette infamie du pouvoir.
Autre cas que celui évoqué maintes fois de
ces maisonnées descendant dans la rue à l'annonce de l'arrestation d'un
pauvre vagabond. Ce dernier bénéficie de la protection du voisinage à
condition qu'il ne soit ni forain ni vaurien. Tous prennent sa défense
contre les archers ou les chasse-mendiants venus le prendre pour l'enfermer14.
Cette réaction est assimilable à un acte
de solidarité car il naît d'une communauté de destinée et du partage d'un
quotidien tout entier imprégné de précarité économique. On se reconnaît
dans ce mendiant qui, hier, partageait une même condition et qui n'a su
résisté plus longtemps là où d'autres sont parvenus à repousser pour un
temps l'échéance de la chute.
Néanmoins, le plus fréquemment, le
voisinage se révèle être un précieux allié de la société d'ordre tant il
est prompt à poursuivre de ses cris voire de ses représailles les bandes de
militaires, de faux mendiants. Autant d'individus qui sèment le désordre,
ne se plient pas aux règles communes de vie tacitement admises et validées.
La promiscuité joue un rôle essentiel dans
les relations de voisinage et leurs actions préventives dans les processus
d'autorégulation des conflits. Le mode de vie ancien nécessite la
transparence absolue de la conduite de chacun. Se dérober au regard de ses
voisins équivaut à se marginaliser car ceci est d'emblée interprété comme
le signe de la culpabilité. Pour celui qui vit en conformité avec l'ordre
social l'intervention bruyante des voisins est naturelle car elle permet la
surveillance des faits et gestes de chacun mais également la protection de
tous. Le voisinage et plus encore la société des voisines sont les piliers
et la garantie de l'honorabilité15.
En outre, la capitalisation des
renseignements accumulés sur chacun permet de définir une attitude
concertée face à certains dangers menaçant la cohésion du groupe. Il s'agit
de se donner les moyens de faire bloc. Imposer le loi du silence quand une
enquête judiciaire est jugée inopportune, organiser l'exclusion de ceux qui
causent “grand scandale” dans le quartier et tenter de trouver les
voies de l'accommodement entre deux parties rivales quand survient un
conflit interne sont des décisions qui interviennent à l'échelle du groupe.
Au bout du compte, c'est à la société des
voisins qu'il revient de prendre en main l'essentiel du travail
d'assimilation des phénomènes de mobilité intra-urbaine et de divagation
des populations fluctuantes de la ville. La dénonciation du déviant
s'insère également dans cette perspective.
On peut estimer que près de 80% des
enquêtes ouvertes par la sénéchaussée de Toulon au XVIIIème siècle le sont
à l'initiative de la“voix publique” autrement dit du voisinage. 70%
des désordres sexuels sont portés à la connaissance de la justice par un
voisin ou une voisine bien informé.
Ainsi Jousse , criminaliste, magistrat et
professeur de droit, pense que :
“la débauche ou prostitution publique
d'une fille ou d'une femme se prouve le plus souvent par le bruit public ,
et par le témoignage des voisins et des autres personnes qui demeurent dans
le quartier ” 16
.
Comme nous l'avons déjà signalé, les
déviantes évoluent sous le regard de la communauté puisque la rue est leur
espace de mouvement. Ainsi le phénomène prostitutionnel n'épargne aucun
lieu de la ville, s'insère dans l'entrelacs de l'habitat privé, des
cabarets, des recoins de porte...
Cette visibilité du crime qui se dilue
dans l'espace de vie suscite des sentiments de rejet, de dégoût, de
réprobation et de honte qui se déversent au fil des témoignages du
voisinage. Les femmes, qui constituent plus des trois-quart des déposantes,
sont unanimes pour déclarer leur répulsion devant l'indécence de ces
pécheresses et les rapports honteux qu'elles entretiennent avec des hommes
de la plus basse extraction.
Anne Burle affirme, outrée, que :
“ Nanon souffrait que des jeunes
enfants lui mettent les mains au sein et au visage, se laissait pincer le
derrière et autres badinages indécents sans considérer que tous s'en
apercevaient ce qui donnait un grand scandale dans tout le quartier ” 17.
La surveillance chicanière des libertines
paraît en effet très développée comme pour éviter que l'opprobre publique
ne rejaillisse sur l'ensemble des proches. Dans la majorité des procès
étudiés, les voisines racontent avec précision les faits et gestes des
filles publiques. Elles n'hésitent pas à se rendre compte de visu de leur
activité en allant dans les chambres ou encore en créant des judas dans les
cloisons ou les planchers. Le “panoptisme” devient outil de
l'oppression et de la répression tout autant qu'il garantit la solidarité
du voisinage de cette possible déstructuration morale.
Elisabeth Monte affirme que :
“la maison de Basais passe pour un
bordel public (...). Un jour feignant d'aller chercher du feu dans cette
maison , elle trouva la demoiselle avec un monsieur qui fut se cacher à son
arrivée. Alors qu'elle examinait la demoiselle celle ci lui dit ne
m'envisages pas tant ” 18
.
Marguerite Sicard pousse encore plus loin
la surveillance et la délation puisqu'elle avoue :
“qu'étant descendue à la chambre de
Nanon, elle trouve un porteur de chaise qui la connaissait
charnellement(...) elle a même vue Nanon par un trou qui a dans le plancher
avec deux messieurs qui jouissaient d'elle charnellement l'un après
l'autre ”.
Un autre témoin précise -rageusement- :
“elle ne faisait point de cas des
voisins qui voulaient la corriger et au contraire se moquait d'eux et avait
la parole sale ” 19
.
Le monde prostitutionnel cristallise de
nombreux fantasmes, fonctionne tel un exutoire de toutes les tentations de
la société, et, de fait, est enserré dans un système de mise en visibilité
absolue auquel il n'y a aucun échappatoire. Le voisinage s'accorde pour
condamner à l'unisson cette sexualité dévastatrice qui s'affiche impunément
et que l'on traque au-delà de toute intimité. En se posant un bouc
émissaire commun, cette solidarité est ainsi renforcée.
D'autant que le voisinage doit se protéger
contre d'autres agressions. En milieu urbain, en effet, la proximité des
biens et des connaissances engendre facilement le crime. D'autre part au
XVIIIème siècle, les agressions en bande, les réseaux criminels se
multiplient et s'organisent. C'est là une évolution qui tend à conspuer les
règles d'assistance et de surveillance qui lient les habitants d'un
quartier au sein des solidarités de voisinage.
III. Solidarités et complicités criminelles
S'il est vrai que la seconde moitié du
XVIIIème siècle voit déferler la vague des prostituées d'occasion, des
demi-vertus, il n'en demeure pas moins que le proxénétisme étend son
pouvoir, tendant ainsi à modifier et à codifier non seulement la
prostitution professionnelle mais également le milieu des filles
débauchées. Les documents que nous avons analysés laissent penser que seule
une minorité de libertines se trouve en pension : la plupart d'entre elles
habite à l'extérieur, au contraire, d'ailleurs, de ce que connaîtra le
XIXème siècle.
En dépit de cela, les réseaux
prostitutionnels s'organisent, se structurent et rationalisent le commerce
de la chair. Les plus jeunes des filles publiques résident car non
seulement elles sont visées en priorité par les rafles mais représentent
également les joyaux valorisant la collection d'un établissement qui
s'enorgueillit auprès de sa clientèle de la jeunesse et de la fraîcheur de
ces “tendrons ”.
Le sieur Imbert témoigne dans ce sens :
“Elle (Isabelle Bouchette)
entretient avec elle des jeunes filles dont elle se sert pour contenter des
clients et entre autres deux soeurs âgées l'une de dix-sept ans et
l'autre de douze ans qu'elle tient dans sa maison. C'est un bordel public” 20.
Les voisins de “Jean dit de Bassieu et
de sa soi disante épouse Magdeleine” prouve par leurs affirmations que
les bordels n'étaient que très rarement des maisons fermées. Les filles
venaient s'y débaucher puis repartaient. Pierre confirme que :
“ll s'est aperçu que chez lui
(Jean) allaient des hommes et des femmes de tout état, la maison passe
pour un bordel public... il y vient des femmes étrangères”.
Ces femmes non pensionnaires forment
certainement l'essentiel du bataillon mobilisable tandis que lors des
moments d'influence, en fonction de certaines demandes ou selon les goûts
des clients les maquerelles vont quérir des prostituées occasionnelles qui
ont souvent un métier.
Le procès d'Anne Rose Fouque met en
évidence l'existence d'un réseau performant de prostitution, entre
différentes villes provençales. En effet, Jean et Madeleine dit de Bassiau,
font venir de Marseille Anne Rose Fouque décrite à plusieurs reprises comme
:
“une demoiselle de Marseille qui
étaient la plus jolie fille parue dans la ville ”.
Celle-ci est produite à :
“des gens comme il faut dans une
bastide à laquelle elle se rend la nuit accompagnées d'Aufrene, sa
maquerelle et de “la dite Magdeleine”.
Grâce à cet exemple révélateur, nous
pouvons conclure à l'existence indéniable de liens étroits entre les
milieux prostitutionnels et les proxénètes d'Aix-en-Provence et Marseille.
Nous pouvons même, dans ce cas présent, assimiler les réseaux
prostitutionnels à des solidarités délinquantes. En effet, les proxénètes
sont étroitement liés par une communauté d'intérêt. Outre la complicité
criminelle, ils entretiennent des relations économiques, partagent un
réseau d'informateurs, de rabatteurs s'échangent les clients et les filles.
Ils appartiennent à un monde interlope
structuré par des hiérarchies, des connivences et une dépendance mutuelle.
Ces réseaux prostitutionnels se situent à la jonction entre la communauté à
laquelle les rattachent leurs clients et le milieu criminel auquel ils
appartiennent du fait de leur commerce illicite. Partage d'intérêt,
entraide, protection, surveillance, activités similaires cimentent cette
solidarité et la renforcent. D'ailleurs, à de nombreuses occasions, nous
avons pu noter que ces réseaux, du fait de leur constitution solide et
souvent ancienne, résistent bien lors de leur affrontement avec la
structure judiciaire.
Le partage d'une condition commune du
point de vue de la morale, du fonctionnement social et de la justice amène
la manifestation, lors de procès, de réflexes de défense solidaire. En
protégeant un proxénète, une matrone vise avant tout à assurer ses
intérêts. Les dénonciations sont ainsi très rares.
Cette solidité s'explique également parce
que le monde de la prostitution est aussi structuré par un autre type de
solidarité. Il s'agit de celle qui lie les prostituées et leurs
maquerelles. Si les solidarités criminelles précédemment évoquées étaient
de l'ordre du contractuel, du volontaire, et de l'égalité les relations
prostituées/maquerelles se caractérisent quant à elle par leurs aspect
forcés voire même contre-nature. En effet, il s'agit pour les prostituées
de protéger les maquerelles non parce qu'elles partagent des intérêts
communs mais par peur de représailles, de la solitude, de la misère
économique qui viendrait s'ajouter au dénuement affectif et psychologique.
Le caractère artificiel de ces solidarités
est flagrant surtout si l'on considère qu'elles sont fondées sur la
reconstitution illusoire des solidarités familiales. Dans les textes et les
discours, la matrone est régulièrement assimilée à une mère ou à un tante
tandis que la prostituée est sa fille, celle-ci étant entourée de
nombreuses sœurs, et d'oncles!
Cette recomposition d'une unité familiale
a néanmoins la vertu de rendre plus effrayante la rupture d'avec elle et
donc d'engager plus encore la jeune prostituée dans la monde de la
délinquance. Monde duquel elle ne s'échappe que très rarement
volontairement. Le monde prostitutionnel apparaît néanmoins comme un cas
d'espèces dans l'ensemble de la criminalité.
Les solidarités délinquantes semblent en
effet le plus souvent fondées sur une alliance objective de courte durée.
Elles appartiennent généralement à l'ordre du contractuel. Ainsi, lors des
vols commis à plusieurs, en réunion selon l'expression consacrée de
l'Ancien Régime, chacun met son savoir faire au service d'un objectif
commun et ponctuel.
Cette solidarité se traduit par la
complicité dans l'organisation, la réalisation du forfait et l'écoulement
du butin. Toutefois, lorsque nous saisissons la trame de ces liens, ils ne
paraissent que peu solides. Le procès est une situation de crise tendant à
éprouver et à mettre en échec ces solidarités délinquantes qui n'ont pu,
que très rarement, s'installer dans la durée.
Dès lors, le rituel judiciaire va mettre
en avant les termes de bande, complicité, responsabilité dans la
perspective du châtiment. L'institution cherche à déterminer la faiblesse
de cette structure criminelle afin de la détruire et d'éliminer socialement
si ce n'est physiquement ces acteurs. Rares sont ainsi les cas où les liens
résistent à ces assauts méthodiquement menés. Devant l'enjeu, chacun des
accusés tentent de diminuer sa responsabilité en chargeant celle de ses
complices. C'est d'ailleurs ce que cherche à obtenir le juge dans sa quête
de la preuve et de l'aveu. La solidarité entre les accusés résiste
difficilement à cette entreprise de sape.
Toutefois, on relève que l'appartenance à
un réseau criminel doublée de liens interpersonnels forts comme ceux du
couple ou de la famille ou des frères de lait permet une meilleure défense.
Dès lors, se rejouent ce que nous avons déjà noté pour les solidarités de
voisinage c'est-à-dire des attitudes de protection ou d'entraide.
Nombreuses, sont les mères qui assument la responsabilité de la mort du
nouveau-né de leur fille pour leur éviter la peine capitale punissant le
crime d'infanticide.
Il est en outre intéressant de relever
qu'une des peines les plus fréquemment infligées aux criminels sous
l'Ancien Régime, notamment aux femmes délinquantes, est le bannissement.
C'est à dire l'exclusion, publiquement prononcée, hors de la communauté et
de ses solidarités protectrices.
Mais au cours du XVIIIème siècle, les
juges réalisent combien ces bannissements sont préjudiciables car ils
projettent plus avant les délinquants dans le monde des réprouvés, des
“sans-racines”, des gens sans aveu.
Dès lors, l'enfermement va paraître le
moyen le plus sûr de protéger le groupe. Les criminels vont se fondre dans
le silence de la prison, des maisons du Refuge. La reconnaissance de
l'existence de solidarités délinquantes difficilement repérables devient un
paramètre de la loi. La répression s'adapte en cherchant à casser le
phénomène des bandes alors même que s'accroît la sensibilité et
l'attachement à la défense des biens et de la propriété individuelle.
L'homme et la femme de la ville sous
l'Ancien Régime sont insérés dans des réseaux de solidarités qui leur
dictent des obligations d'assistance et de défense collective. Par
ailleurs, ils sont protégés du sort réservé aux cohortes des solitaires et
des réprouvés exclus de ces solidarités reconstituées inscrites dans la
norme. Mais, en définitive, cet échelon des rapports sociaux insérés dans
la quotidienneté la plus élémentaire des convivialités urbaines situées à
la confluence des cadres de la vie courante - foyer domestique, atelier,
taverne, fontaine et lavoir - pose un problème de fond : celui des
modalités de l'intégration de l'individu au corps urbain.
Le peuple urbain reste longtemps étranger
au passage d'une sociabilité anonyme de groupe où les gens pouvaient se
reconnaître à une société anonyme sans sociabilité publique telle que l'a
définie Philippe Ariès21.
D'autre part, deux grandes catégories se
dessinent à l'intérieur de la population urbaine. Ceux pour lesquels la
ville s'impose comme un cadre définitif, équilibré et structurant de leur
existence et ceux pour lesquels la ville demeure un espace étranger,
hostile et qui vont s'acheminer de manière heurtée vers des solidarités
délictuelles transitoires.
Les solidarités reconstituées semblent, en
définitive, apparaître comme une des ultimes réponses collectives et
informelles aux dérèglements de la rue qui tend à la fin de l'Ancien Régime
à devenir l'espace de parcours privilégié des organisations criminogènes.
1
- A. Farge, Le cours ordinaire des choses dans la cité du XVIIIème
siècle, Paris, Seuil, 1994.
2
- B. Garnot “L'ampleur et les limites de l'infra-judiciaire dans la France
d'Ancien Régime (XVIème-XVIIème-XVIIIème siècles) ” dans
L'infrajudiciaire du Moyen Age à l'époque contemporaine sous la
direction de B. Garnot, Dijon, EUD, 1996, p. 71.
3
- A. Riani, Pouvoirs et contestations. La prostitution à Marseille au
XVIIIème siècle, Thèse de troisième cycle, Université d'Aix-Marseille
I, 1982, ex. dactylographié.
4
- M.-E. Benabou, La prostitution et la police des mœurs au XVIIIème
siècle, Paris, Perrin, 1987.
5
- K. Lambert, D'encre et de sang. Itinéraires féminins de la déviance
en Provence occidentale (1750-1850), Thèse de doctorat, Université
d'Aix-Marseille I, 2001, ex. dactylographié.
6
- J. Rossiaud, “ Prostitution, jeunesse et société dans les villes du
sud-est au XVème siècle”, Annales E.S.C., juillet-août 1976.
7
- A. Boureau, Le droit de cuissage , la fabrication d'un mythe
XIIIème-XXème siècles, Paris, Albin Michel, 1995.
8
- M.-C. Phan, “ Les déclarations de grossesse en France XVI-XVIIIème
siècle : essai institutionnel ” , RHMC janvier 1975.
9
- J.-P. Gutton, Domestiques et serviteurs dans la France de l' Ancien
Régime, Paris, Aubier, 1981.
10
- Archives départementales du Var, 11 B 259.
11
- G. Vigarello, Histoire du viol, XVIème-XXème siècles, Paris,
Seuil, coll. “L'Univers Historique ”, 1998.
12
- J. Rossiaud, op.cit.
13
- A. Farge, J. Revel, Logiques de la foule. L'Affaire des enlèvements
d'enfants, Paris, 1750, Paris, Hachette, coll. “ Textes du
XXème siècle ”, 1987.
14
- A. Farge, Vivre dans la rue à Paris au XVIIIème siècle, Paris,
Gallimard, coll. “ Folio Histoire ”,1979, pp. 80-81, pp. 156.151.
15
- K. Lambert, op. cit., pp. 298-300.
16
- Jousse D., Traité de la justice criminelle en France, Paris,
Débute Père, 1771, p. 107.
17
- Archives départementales des Bouches du Rhône, dépôt annexe
d'Aix-en-Provence, 20 B 2779.
18
- Archives départementales des Bouches du Rhône, dépôt annexe
d'Aix-en-Provence, 20 B 141.
19
- Archives départementales des Bouches du Rhône, dépôt annexe
d'Aix-en-Provence, 20 B 2779.
20
- Archives départementales des Bouches du Rhône, dépôt annexe
d'Aix-en-Provence, 20 B 141
21
- P. Aries, G. Duby (sld), Histoire de la vie privée, 4 tomes
Paris, Seuil, 1987, (voir introduction).