âDĂ©buts des
bagadoĂč
,
Chroniques d'un succĂšs annoncĂ©â
L'expansion du nouvel orchestre breton (1943-1970)
Logann V
INCE
Sous la direction de
JérÎme C
LER
Mémoire de
MASTER 1
re
année
Année
2009 - 2010
Mention
Musicologie
Parcours
Ethnomusicologie
âDĂ©buts des
bagadoĂč
,
Chroniques d'un succĂšs annoncĂ©â
L'expansion du nouvel orchestre breton (1943-1970)
Logann V
INCE
Sous la direction de
JérÎme C
LER
Mémoire de
MASTER 1
re
année
Année
2009 - 2010
Mention
Musicologie
Parcours
Ethnomusicologie
R
EMERCIEMENTS
J'adresse mes plus sincĂšres remerciements Ă toutes les personnes ayant permis que ce
travail voit le jour :
Ă JĂ©rĂŽme Cler, mon directeur de recherche, pour mâavoir accordĂ© libertĂ©, confiance
et conseils avisés ;
Aux musiciens rencontrés lors des entretiens, qui ont partagé un peu de leur temps,
de leurs souvenirs et de leur passion :
Georges Cadoudal, Gilles Goyat, Bob Haslé,
Christian Hudin, Bernard Lacroix, Alain Le Buhé, Pierre-Yves Moign, Martial
Pézennec, Michel Richard ;
Ă Armel Morgant, pour le temps qu'il m'a consacrĂ©, la pertinence et l'intĂ©rĂȘt de ses
informations ;
Aux associations
Dastum
de Rennes et
Ti ar Vretonned
de Paris (la Mission Bretonne)
pour la mise Ă disposition de disques, de documents sonores, et de photographies ;
Ă Ronan Latry, Laurent Laigneaux, Bruno Thomas, pour leur collaboration ;
à ma famille, pour leur présence et leur aide précieuse ;
Ă l'ensemble des sonneurs et batteurs de bagad, enfin, pour avoir su construire
depuis toutes ces années un monde musical riche, multiple et complexe, qui fut des
plus intéressants à étudier.
A tous, merci.
5
Un CD Audio Annexe accompagne ce mémoire.
Les symboles
renvoient à ce CD, le chiffre indiquant le numéro de piste.
On trouvera en
Annexe I
un récapitulatif de toutes les pistes.
I
LLUSTRATIONS
DE
COUVERTURE
:
Gauche :
Jeunes sonneurs de
biniou-nevez
du bagad de Bourbriac (22) en 1954.
Source
: Collection Georges Cadoudal, dépÎt Dastum.
Droite-Haut :
Pupitre de cornemuses de la
Kevrenn de Rennes
.
Source :
Couverture du disque
Festival des Cornemuses 1960
, 45t., Paris, Ricordi, 1960.
Droite-Bas :
Bagad Raoul-II de FougÚres (35) défilant dans les années 1960.
Source : www.filetsbleus.free.fr
(page consultée en avril 2010).
Illustration CD :
Croquis de Micheau-Vernez,
Source
: Couverture du recueil de partitions
C'houez er Beuz
,
s.l.
,
BAS, 1953.
-S
OMMAIRE
-
Remerciements
.......................................................................................................................
5
Sommaire
................................................................................................................................
9
Introduction
.......................................................âŠ..................................................................
11
P
RĂSENTATION
DE
L
'
OBJET
ET
P
ROCĂDURES
DE
RECHERCHE
.................................
15
I - LâĂ©popĂ©e de BAS et des
bagadoĂč
: précisions
âŠ.................................................... 17
II - Approche du sujet et cheminement de recherche âŠ............................................... 25
III â PrĂ©sentation du corpus Ă©tudiĂ© âŠ........................................................................... 31
1
re
P
ARTIE
: L
E
DĂVELOPPEMENT
DES
BAGADOĂ
,
EXPANSION
D
'
UNE
INVENTION
UNIFORMISĂE
.......................................
41
Chapitre I - Les codes dĂ©finis par BAS et leur application au sein des bagadoĂč âŠ....... 43
Chapitre II - L'expansion d'une invention uniformisĂ©e âŠ........................................... 119
2
e
P
ARTIE
: R
ĂPERTOIRE
EMBLĂMATIQUE
ET
DIVERSITĂ
DE
STYLES
,
LE
SUCCĂS
DE
LA
MUSIQUE
DE
BAGAD
....................................................
131
Chapitre I - La musique des bagadoĂč âŠ....................................................................... 133
Chapitre II - Les bagadoĂč, formations musicales populaires et crĂ©atrices âŠ............. 155
3
e
PARTIE
: U
N
SUCCĂS
DĂPASSANT
L
'
INTĂRĂT
MUSICAL
........................................
161
Chapitre I - PrĂ©occupations extra-musicales des sonneurs et des dirigeants âŠ.......... 163
Chapitre II â Les aspects extra-musicaux, sources de motivation âŠ............................ 175
C
ONCLUSION
.................................................âŠ...................................................................
181
Annexes
.................................................âŠ.............................................................................
185
Corpus
.................................................âŠ...............................................................................
203
Bibliographie
.................................................âŠ....................................................................
207
Table des matiĂšres
.................................................âŠ...........................................................
213
-I
NTRODUCTION
-
Brest, Août 1955.
Le superbe temps est une aubaine pour les organisateurs de la troisiÚme édition du
« Festival International des Cornemuses de Brest »
,
qui se déroule aujourd'hui. Des
centaines et des centaines de personnes ont investi pour l'occasion la ville
finistérienne : membres de
bagadoĂč
venant des quatre coins de Bretagne, habitants
des environs, touristes. Tous sont là pour le moment fort du Festival : le défilé des
sonneurs dans les grandes rues brestoises.
Au coin d'une rue, un sonneur est assis à la terrasse d'un café, une cornemuse posée
sur les genoux. Un oeil averti reconnaßtrait son costume, aux broderies caractéristiques
de la région de Cornouaille, en Sud-FinistÚre.
Avec son bagad, il est arrivé ce matin à Brest, en car. Ils rentreront ce soir ; usés,
fatigués, mais heureux, bien sûr. Ces déplacements estivaux, pour rien au monde ils ne
les manqueraient.
AprÚs avoir participé au concours des
bagadoĂč
, en fin de matinée, notre sonneur et ses
comparses ont rejoint ce café, pour y déjeuner. Aux tables voisines, aux terrasses d'en
face, d'autres cornemuses, des bombardes aussi ; d'autres groupes, d'autres costumes :
ce sont les concurrents, meilleurs ennemis d'un jour.
Le repas est une bonne occasion pour décompresser et échanger ses impressions suite
au concours, pour parler musique, mais aussi pour préparer le défilé de l'aprÚs-midi.
Le déjeuner prend fin, mais il s'attarde à la table, la cornemuse toujours sur les genoux,
à l'abri du soleil. Les autres membres du bagad sont déjà levés, et se dirigent vers le
haut de la rue. Certains lui font des signes, l'interpellent avec malice. Le
penn-soner
lui
fait des grands gestes. C'est vrai qu'il est l'heure.
Le public prend possession des rues, s'impatiente ; une fiĂšvre estivale emplit Brest. Il
est prÚs de 15h00, et le grand défilé doit bientÎt commencer. Le sonneur de cornemuse
quitte sa table, il lui faut se préparer. Partout alentours, des
bagadoĂč
se font entendre
;
chacun peaufine les derniers détails avant sa prestation. Ce sont plus d'une vingtaine
de groupes qui ont fait le déplacement aujourd'hui ! Au détour d'un rue, des bombardes
11
donnent du son et tentent de s'accorder. Plus loin, des cornemuses rĂšglent leurs
bourdons et des batteurs frappent quelques coups sur leurs caisses claires. Ici c'est un
bagad qui répÚte un air de marche, là un
penn-soner
qui donne d'ultimes conseils Ă ses
musiciens.
Le sonneur de cornemuse rejoint enfin les rangs de son bagad. Il est 15h00
passées, et le défilé est sur le point de commencer. Les costumes cornouillais sont
étincelants, les visages tout autant. Il échange quelques sourires, remet en place le col
de chemise de sa voisine, et vérifie la bonne tenue de son biniou. Le bagad se met en
position de défilé. Chacun prend place dans la rue.
Tous les
bagadoĂč
sont fin prĂȘts. Du haut de la Grand-Rue jusqu'Ă l'HĂŽtel de Ville, le
public s'est massé sur les trottoirs et attend.
Le sonneur de cornemuse gonfle la poche de son instrument.
Waraok, Kit
!!...
Dans la premiÚre moitié du XX
Ăšme
siĂšcle, des musiciens rompent avec une tradition
bretonne instrumentale qui ne connaissait que de la musique de petits ensembles, couples ou
solistes
. Ils font divers essais, en Bretagne mais aussi Ă Paris, d'ensembles instrumentaux plus
importants associant trois types d'instruments : des bombardes, des cornemuses, et des
percussions.
Si plusieurs expériences de ce type sont avérées, celle qui démarre à la fin des années 1940
au sein de la jeune fédération
Bodadeg Ar Sonerion
(BAS) connaĂźtra la plus extraordinaire
destinée.
LĂ oĂč les prĂ©cĂ©dents essais d'invention d'un nouvel orchestre breton n'ont finalement Ă©tĂ©
que des expériences relativement isolées et sans suite, BAS parviendra à développer et
pérenniser une nouvelle forme de musique, le
bagad
.
Depuis plus de soixante ans maintenant,
ce sont plusieurs centaines de
bagadoĂč
qui ont vu le jour, plusieurs milliers de sonneurs qui y
ont joué.
1 [En avant, Marche] en breton.
2 Principalement une tradition de couples de sonneurs, associant la bombarde (hautbois) et le biniou (cornemuse).
3 [Assemblée de sonneurs].
12
Les commentateurs s'accordent à reconnaßtre dans l'histoire de BAS une « épopée »
, Ă
considérer le développement des
bagadoĂč
comme un « phénomÚne »
« légende bretonne »
. En effet, Ă partir de 1948, le nombre de
bagadoĂč
et de sonneurs n'a cessé
de croßtre. Mais comment, et pourquoi, cette extraordinaire aventure a-t-elle démarré et s'est-elle
inscrite dans la durée ?
La recherche présentée dans ce travail va à la source de cette épopée, dans les deux
premiÚres décennies d'existence de la fédération BAS. Il s'agira de s'interroger sur les raisons du
succĂšs de cette nouvelle formation qu'est le bagad. Quels sont les facteurs ayant permis la vaste
et rapide implantation de ces ensembles sur le territoire breton ? Comment BAS et l'ensemble
des sonneurs sont-ils parvenus à créer un mouvement musical dynamique et sans cesse en
renouvellement, évitant ainsi le piÚge d'une folkorisation stérile ?
Pour comprendre les raisons du succÚs durable et dynamique du phénomÚne bagad au sein
de BAS, il faut selon nous porter notre attention dans trois directions :
âș Tout d'abord, nous nous interrogerons sur l'attitude de BAS par rapport aux groupes. Il s'agira
de voir comment la fédération gÚre les nouveaux groupes créés : il semble que, loin de laisser
les
bagadoĂč
se développer de façon anarchique, BAS manifeste au contraire une forte volonté
de codification. Quels critÚres sont uniformisés ? Comment les groupes adaptent-ils au quotidien
les directives officielles de BAS ? Et surtout, en quoi la volonté de codification de la fédération
joue-t-elle un rĂŽle dans la large expansion des
bagadoĂč
?
âș Ensuite, nous nous intĂ©resserons Ă la musique produite par les groupes. Nous analyserons le
répertoire des
bagadoĂč
de l'époque, pour en dégager ses principales caractéristiques et voir
comment leur musique est devenue emblématique d'une région.
âș Enfin, les
bagadoĂč
doivent ĂȘtre envisagĂ©s Ă©galement dans leurs aspects extra-musicaux. En
effet, en plus d'ĂȘtre un groupe de sonneurs jouant de la musique, un bagad est un
rassemblements d'individus, un groupe social. Il s'agira de voir quels sont les enjeux sociaux qui
4 Yves Defrance, « Une invention bretonne féconde »,
Les hautbois populaires : anches doubles, enjeux
multiples,
éd. Luc-Charles Dominique, Courlay, Modal, 2002, p. 139.
5 « PhénomÚne bagad », Documentaire de Barbara Froger, 2006
6 « Bagad, une légende bretonne », Documentaire de Gérard Lefondeur, DVD Pathé Distribution, 2005
13
ont cours au sein du monde des
bagadoĂč
.
Comment les sonneurs considĂšrent-ils leurs groupes ?
Quelles réponses à leurs attentes sociales trouvent-ils dans les
bagadoĂč
?
Ces trois hypothÚses nous conduiront à présenter un travail tripartite. Chacune des parties
présentera dans un premier chapitre des résultats de recherche, qui seront interpétés dans un
second chapitre pour donner des éléments de réponse à notre problématique.
Mais avant d'entrer dans le cheminement de recherche proprement dit, il nous parait
essentiel de poser le cadre de cette étude. Ce mémoire débutera donc par une grande
introduction ayant pour objectif de fournir au lecteur plusieurs précisions : époque, lieux,
personnalités, procédures de recherche et position de l'apprenti-chercheur face à l'objet d'étude,
corpus étudié.
14
Présentation de l'objet
Procédures de recherche
I â L'Ă©popĂ©e de BAS et des
bagadoĂč
: précisions
« L'histoire du bagad contient tous les ingrédients de l'épopée : pionners, héros, martyrs,
heures de gloires, hauts lieux (festivals), rites, lĂ©gendes, ancĂȘtres (âŠ), crises (âŠ). »
En ce début de mémoire, il nous faut poser de le décor de cette « épopée », donner les
noms de ces pionniers et ces héros, et poser le cadre historique de ces légendes, précisions
nécessaires à la compréhension de la suite du travail.
A) La fédération BAS
Cette fédération existe depuis maintenant un peu plus de soixante ans. L'idée a été lancée
pendant la Seconde Guerre Mondiale, par une poignée de jeunes bretons, et s'est concrétisée
aprÚs la Libération. L'histoire commence en 1943 lorsque huit musiciens (bombardes,
cornemuses, et tambour) donnent un concert au CongrĂšs de l'Institut Celtique de Bretagne, Ă
Rennes. Ces jeunes militants élaborent l'idée de monter une structure qui aurait pour but de
relancer la pratique musicale traditionnelle en Bretagne ; le développement de
bagadoĂč
n'est pas
encore prévu. Pendant les années d'Occupation, les sympathisants à cette cause affluent ; en
1944, la fédération BAS, qui n'a pas encore d'existence légale, compte une centaine de
membres. Mais pendant ces années de guerre, rien n'est simple : Polig Montjarret et Dorig le
Voyer, les deux tĂȘtes pensantes de la future fĂ©dĂ©ration, sont dĂ©tenus en Autriche entre 1944 et
1945 ; le projet est avorté.
C'est finalement le 31 mars 1946 que les statuts de l'Association
Bodadeg ar Sonerion
sont
officiellement déposés en préfecture de Rennes, avec à la direction Dorig le Voyer (président),
Polig Montjarret (secrétaire), Robert Marie (trésorier), Jef le Penven (censeur musical), entourés
7 Yves Defrance, « Une invention bretonne féconde »,
Les hautbois populaires : anches doubles, enjeux
multiples,
éd. Luc-Charles Dominique, Courlay, Modal, 2002, p. 122-141.
8 Steven Ollivier a consacré un mémoire complet à l'histoire de BAS :
Bodadeg ar Sonerion, L'assemblée des
sonneurs (1943-1993) : du sonneur au musicien breton
, mémoire de Maßtrise d'Histoire, Université Rennes-II,
1994.
17
de quelques fidÚles. En cette période complexe d'aprÚs-guerre, tout est à recommencer pour la
jeune fédération, plutÎt mal vue ; la plupart des membres inscrits en 1944 ne se montrent plus...
Mais BAS se dote d'un comité de parrainage solide (divers notables, médecins, politiques,
chefs militaires, etc.), et c'est le début d'une dynamique inespérée. Des dizaines et des dizaines
de jeunes bretons adhĂšrent et commencent Ă apprendre Ă sonner de la bombarde ou du
binioĂč
-
bras
. Naturellement, les musiciens se mettent Ă jouer ensemble, en groupes. Puis en 1947-48,
Polig Montjarret crée officiellement les deux premiers ensembles de sonneurs BAS
, Ă Carhaix
(29), puis Ă Rostrenen (22).
L'idée du bagad est née, et elle se répand ; des
bagadoĂč
se créent un
peu partout en Bretagne, toujours sous l'égide de BAS.
Quelques chiffres
sont parlants pour saisir le développement de BAS et des
bagadoĂč
durant les premiÚres années de la fédération :
Année
Nombre de
bagadoĂč
Nombre de
sonneurs adhérents
Ă BAS
1948
2
1949
3
500
1950
6
1951
8
1000
1953
29
1955
47
2500
Les nouveaux
bagadoĂč
sont créés au sein de diverses structures : écoles, paroisses, troupes
scoutes, plus rarement municipalités. Les créateurs de
bagadoĂč
se mettent toujours en relation
avec les dirigeants de BAS, notamment pour commander des instruments ; le luthier « officiel »
n'est autre que Dorig le Voyer, président de la fédération. Il tourne des bombardes et des
binioĂč- bras
par centaines (dans les années 1950, il vend en moyenne 250 bombardes et 80
biniou-bras
par an), et est la plupart du temps largement débordé par la masse de commandes
(c'est l'une des raisons qui amĂšneront les
bagadoĂč
à importer des instruments écossais).
9 La question se pose souvent de savoir quel a été le premier bagad, puisque divers essais ont été tentés
auparavant, dans les années 1930 et 1940 à Paris et à Dinan. Nous nous concentrons ici sur les
bagadoĂč
au sein
de BAS.
10 Sources :
Ar Soner
n°2 (juin 1949) ; Polig Montjarret, préface du
Traité élémentaire destiné aux sonneurs de
biniou
d'Emile Allain, BAS, 1955, p. 1 ;
Musique Bretonne, Histoire des sonneurs de tradition
, ouvrage
collectif, Quimper, Le Chasse-Marée/Armen, 1996, p. 415.
18
Au départ, BAS est une association ; tous les
bagadoĂč
dépendent de ses statuts et de sa
personnalitĂ© morale. Mais au cours des annĂ©es 1950, beaucoup de groupes dĂ©posent eux-mĂȘmes
des statuts, devenant associations autonomes. En 1958, BAS change officiellement de
fonctionnement, et devient une fédération ; tout nouveau bagad est alors tenu de créer une
association propre, qui adhÚre chaque année à la fédération. Cependant, le Comité Directeur de
BAS conserve une forte autorité : il prend des directives officielles que chaque groupe est tenu
de respecter.
Dorig le Voyer reste président de BAS jusqu'en 1963, mais c'est véritablement Polig
Montjarret qui impose ses idées et prend les décisions importantes. C'est véritablement l'homme
fort de la fédération. Il en prend d'ailleurs la présidence en 1963, pour la garder jusqu'en 1981. A
plusieurs reprises, Polig Montjarret menace de quitter la fédération, suite à diverses querelles.
De dĂ©missions en retours triomphaux (sa plus longue absence a lieu en 1955 : il part un an Ă
Abidjan), il instaure un chantage implicite, auquel cĂšdent Ă chaque fois les autres dirigeants. En
1953, suite Ă une nouvelle menace de Polig Montjarret, l'un d'eux Ă©crit mĂȘme : « Vous avez, mes
amis, senti la mort vous passer dans le dos Ă lâannonce du dĂ©part de Polig »
Au cours des années 1950 et 1960, de nouveaux jeunes sonneurs font leur entrée au sein
du cercle fermé des dirigeants de BAS : Emile Allain, Donatien Laurent, Jean l'Helgouach,
Herri Léon. AprÚs les premiÚres années sous une « dictature éclairée » de Polig Montjarret, c'est
un « Comité Directeur » qui dirige collégialement la fédération.
Ses membres étant éparpillés aux quatre coins de la Bretagne, le Comité Directeur de BAS
fonctionne par le biais de réunions, organisées plusieurs fois par an, et de Commissions. Les
décisions prises sont annoncées à l'ensemble des sonneurs grùce l'Assemblée Générale annuelle,
(à laquelle chaque bagad doit se faire représenter par un ou plusieurs représentants), et sont
publiées dans
Ar Soner
.
BAS contrĂŽle Ă peu prĂšs tout concernant les
bagadoĂč
: leur création, leur dissolution
, les
cachets perçus lors de prestations (dont les montants sont fixés selon le niveau des groupes, et
dont une partie est perçue par la fédération). Mais surtout, elle est l'organisatrice de ce qui
rythme la vie des groupes, année aprÚs année : les concours.
AprÚs cette présentation rapide de la fédération BAS, il nous faut donc parler plus
précisément de ces concours, ainsi que des autres éléments qui constituent le « milieu » des
bagadoĂč
des années 1950 et 1960.
11 Jacques Ducamp (membre du Comité Directeur de BAS),
Ar Soner
n°51 (avril 1953).
12 En 1953 par exemple, le bagad de ScaĂ«r (29) est dissous pour âmauvaise tenue, mĂ©pris des rĂšglements,
indisciplineâ (
Ar Soner
n°46 â juillet 1953, p. 16).
19
B) Les
bagadoĂč
et leur «
milieu
»
Le fonctionnement d'un bagad est complexe, et surtout multiple ; il dépend notamment des
directives de BAS, des choix de chaque
leader
et de l'ensemble de ses membres. Ces questions
seront étudiées au cours de ce mémoire. Nous donnons simplement ici quelques généralités pour
mieux comprendre le monde des
bagadoĂč
durant la période qui nous intéresse.
Les
bagadoĂč
, ensembles de sonneurs créés au sein de BAS, regroupent des musiciens
répartis en trois pupitres : les bombardes, les cornemuses, et les percussions (caisses claires,
toms, grosses caisses). Chaque pupitre est placé sous l'autorité d'un
penn
[tĂȘte, chef], et c'est le
penn-soner
qui dirige l'ensemble. En outre, à l'époque, parfois une personne non-musicienne est
garante de la discipline au sein du bagad (président de l'association, curé, chef de troupe scoute,
professeur de lycĂ©e, selon la structure oĂč a Ă©tĂ© créé le groupe).
Les sonneurs débutent pour la plupart enfants, ou adolescents ; le bagad leur fournit un
instrument. L'immense majorité des musiciens entrent dans le bagad le plus proche de chez eux,
celui de leur commune, et y restent plusieurs années. Eventuellement, certains sonneurs adultes
sonnent avec plusieurs
bagadoĂč
ou changent de groupe, au gré des envies et des déplacements
professionnels.
Le répertoire joué par un bagad est choisi par le
penn-soner
ou fourni par BAS. Quelques
nouveaux morceaux sont appris chaque saison ; ils peuvent rester inscrits au répertoire durant de
plusieurs annĂ©es, ou au contraire ĂȘtre remplacĂ©s chaque annĂ©e.
Un bagad se produit Ă l'occasion des fĂȘtes locales (pardons, kermesses, etc.), et lors des
grands rassemblements folkloriques régionaux (
FĂȘtes de Cornouaille
Ă Quimper,
Festival des
Cornemuses
de Brest Ă partir de 1953, etc.). Il touche pour ses prestations un cachet, dont le
montant est fixé par BAS ; certains cachets sont reversés à la fédération. L'argent économisé par
les cachets sert à acheter des costumes ou des instruments (parfois à financer les activités de la
paroisse...). Tous les sonneurs sont bénévoles, mais l'ensemble de leurs frais sont payés
(transport, hébergement, nourriture, matériel). Les « sorties » (nom donné aux prestations) sont
assez nombreuses, jusqu'Ă occuper tous les week-ends en saison estivale.
Outre ces sorties, il est des rendez-vous qui focalisent toutes les attentions : les concours.
20
Mises en place par BAS dÚs les premiÚres années, ces joutes ont lieu deux fois par an (trois fois
certaines années). Tous les
bagadoĂč
de la fédération s'y confrontent, devant un jury composé de
dirigeants de BAS et de musiciens étrangers (écossais, irlandais). Les concours sont organisés
lors de grandes fĂȘtes folkloriques (
Pardon des oiseaux
à Quimperlé,
Festival des Cornemuses
Ă
Brest), et sont ouverts au public. A chaque fois, un défilé et un triomphe
organisés.
Les jurés notent les
bagadoĂč
et établissent un classement ; dÚs 1951, les nombreux
bagadoĂč
concourant sont répartis en trois catégories, la premiÚre étant l'élite. Selon les années,
chaque catégorie joue des airs imposés (morceaux choisis par BAS, transmis quelques mois
avant aux groupes), ou des airs libres. Les changements de catégorie ont lieu à chaque fin de
saison. Ce championnat des
bagadoĂč
, comparable en beaucoup de points au systĂšme sportif, est
primordial pour tous les sonneurs, qui rĂȘvent d'atteindre le haut du classement ou de changer de
catégorie.
Tous les
bagadoĂč
existants participent au championnat BAS, exceptés ceux qui n'ont pas
encore acquis le niveau nécessaire pour concourir (ce ne sera que bien plus tard, en 1976 que le
bagad
Brest-Saint-Marc
fera un choix historique : suite Ă des divergences avec BAS, et voulant
se consacrer Ă d'autres projets musicaux
, il sera le premier bagad de haut niveau Ă se retirer des
concours).
C) Personnalités importantes
Quelques personnes seront trÚs souvent citées dans ce mémoire, ayant réguliÚrement fait
entendre leur voix au sein de BAS et dans
Ar Soner
. Il s'agit de sonneurs ayant occupé des
postes clés de la fédération (président, membre du Comité-Directeur, etc.), et/ou ayant joué un
grand rĂŽle dans le milieu des
bagadoĂč
des années 1950 et 1960. On trouvera ci-dessous
quelques lignes de présentation pour chacune de ces figures du mouvement BAS, permettant
ainsi de mieux comprendre la suite de ce travail.
13 Moment final du dĂ©filĂ© oĂč tous les groupes jouent ensemble.
14
Brest-Saint-Marc
a par la suite monté des spectacles en collaboration avec d'autres musiciens, enregistré de
nombreux disques. En 2007, 40 ans aprÚs avoir quitté BAS, le bagad brestois a fait le choix de reprendre les
concours.
15 Ne sont pas présentés ici les sonneurs rencontrés en entretien, dont on trouvera les présentations plus bas.
21
âș Polig Montjarret.
Il est la figure la plus importante de BAS. « L'étude de la BAS se
confond avec [son] histoire. Mais peut-il en ĂȘtre autrement tant ce personnage mythique a
marqué l'association ?»
. Malgré une personnalité complexe et des décisions parfois
controversées, il fut jusqu'à son décÚs en 2003 trÚs respecté par l'ensemble des sonneurs.
Aux yeux de tous, c'est à lui que l'on doit l'extraordinaire développement des
bagadoĂč
.
Né à Pabu (22) en 1920, Polig Montjarret est tapissier de métier. Violoniste durant ses
jeunes années, il apprend le
biniou-bras
avec Dorig le Voyer au sein du Cercle Celtique de
Rennes puis commence Ă sonner en couple dans diverses noces et fĂȘtes. AprĂšs avoir fondĂ©
les
bagadoĂč
de Carhaix et de Rostrenen en 1947-1948, il dirige de main de maĂźtre la BAS
jusqu'en 1982. Il en est d'abord secrétaire, puis vice-président en 1953, et prend enfin la
présidence en 1963. Polig Monjarret est également responsable de la publication d'
Ar Soner
et est pendant un temps salarié de la fédération
Kendalc'h
(regroupant les grandes
associations culturelles bretonnes).
âș Dorig Le Voyer.
C'est le second « pÚre fondateur » de BAS. Breton émigré à Paris, il y
crée en 1930 la
Kenvreuriez ar Viniouerien
[confrérie des joueurs de biniou], une structure
que l'on considĂšre souvent comme l'ancĂȘtre de la BAS, mais qui pĂ©riclite au bout de
quelques années. En 1943, installé à Rennes, il réussit cette fois son projet en lançant BAS,
dont il prend la présidence (qu'il conserve pendant 20 ans).
A Rennes, puis à Ploërmel (29), Dorig Le Voyer est luthier de métier. Tourneur de
bombardes et de
biniou-bras
depuis les années 1930, il équipe les pupitres de l'ensemble des
bagadoĂč
.
Président assez discret, dans l'ombre du charismatique Polig Montjarret, Dorig le Voyer n'en
est pas moins trĂšs influent. Des positions trĂšs arrĂȘtĂ©es et un caractĂšre rĂ©putĂ© difficile lui
valent certaines inimitiés, notamment auprÚs de la jeune génération.
âș Jef le Penven.
Compositeur et chef d'orchestre de formation classique, il est présent aux
cÎtés de BAS dÚs 1943 (c'est grùce à lui que le premier concert BAS a lieu). Il occupe au
sein de la fédération l'énigmatique poste de « censeur musical », chargé officiellement de
faire le tri dans le répertoire destiné aux sonneurs. S'il contrÎle tous les ouvrages publiés et
compose quelques marches pour bagad, il semble qu'en fait il n'ait pas eu une grande
influence sur le milieu des
bagadoĂč
.
âș Emile Allain.
Sonneur de cornemuse originaire du pays Nantes (oĂč il rĂ©side toujours
actuellement), il a été longtemps
penn-soner
de la Kevrenn de Nantes, qui compte alors
parmi les meilleurs ensembles BAS. Au cours des années 1950, Emile Allain prend
beaucoup d'importance au sein de la fédération ; il est l'un des membres les plus actifs de la
Commission Technique créée en 1954, chargée de toutes les questions instrumentales et
musicales. Emile Allain est alors respecté pour sa culture musicale et ses connaissances
techniques, qu'il fait réguliÚrement partager en signant des articles dans
Ar Soner
(il y traite
de sujets trÚs larges, avec par exemple des séries d'articles sur la musette baroque, sur les
hautbois extra-européens, etc.).
En 1954, BAS lui confie la rédaction d'une importante méthode de cornemuse, le
Traité
élémentaire destiné aux sonneurs de biniou
.
16 Steven Ollivier,
Bodadeg ar Sonerion, L'assemblée des sonneurs (1943-1993) : du sonneur au musicien breton
,
Op. cit
., p. 3.
22
âș Jean l'Helgouach.
Rennais, il étudie l'alto au Conservatoire (décrochant un premier prix en
1954) et sonne parallĂšlement de la bombarde au sein de la
Kevrenn de Rennes
. Il en sera l'un
des principaux dirigeants, ainsi qu'un membre influent de BAS. En 1955, il écrit une
importante méthode instrumentale,
Ecole de Bombarde
, qui sera utilisée pendant plusieurs
dizaines d'années dans les
bagadoĂč
.
Professionnellement, Jean l'Helgouach mÚne une carriÚre d'archéologue réputé, spécialiste
des mégalithes armoricains.
âș Jacques Ducamp.
Abbé, il était sonneur et membre de BAS. Il n'a pas été possible de
trouver beaucoup d'informations sur lui. Néanmoins, on peut penser qu'il était un membre
trÚs influent du Comité Directeur : il devient secrétaire de la fédération en 1953, et remplace
Polig Montjarret dans ses fonctions lorsque celui-ci part vivre un an en CĂŽte d'Ivoire.
Jacques Ducamp participe Ă la plupart des jurys de concours. Il est l'un des dirigeants de
BAS les plus stricts, consacrant de nombreux articles d'
Ar Soner
Ă des questions de
discipline.
âș Ferdy Kerne :
Brestois et ancien scout, il est le
penn-
batteur
du bagad
Brest-ar-Flamm
.
C'est à lui que l'on doit la totalité du travail effectué sur les batteries de bagad ; durant les
décennies 1950 et 1960, il est le seul à réfléchir sur le jeu de caisse claire, à former des
jeunes, à militer pour une reconnaissance de son pupitre. En 1962, BAS édite la méthode de
batterie qu'il a rédigée,
Skol an Taboulin
[Ecole du batteur].
âș
Donatien Laurent :
Fils de Pierre Laurent, émigré actif culturellement au sein de la
communauté bretonne de Paris, Donatien Laurent commence à apprendre la cornemuse au
bagad scout
Bleimor
, dont il devient par la suite le
penn-soner
. En 1954, il est l'un des
premiers bretons Ă aller Ă©tudier la cornemuse en Ecosse, d'oĂč il revient diplĂŽmĂ©. Il est
ensuite l'un des fondateurs de la Commission Technique de BAS (1954), dont il sera un
membre éminent.
Mais en 1957, Donatien Laurent est victime d'un grave accident, percutĂ© par un vĂ©hicule, Ă
la suite duquel il est trĂ©pannĂ© et garde des sĂ©quelles. Il est alors contraint d'arrĂȘter de
sonner.
Suite à ce tragique événement, Donatien Laurent se lance dans une brillante carriÚre
universitaire ; aprÚs des études d'ethnologie, il devient chercheur au CNRS, spécialiste des
questions celtiques. Il réalise plusieurs travaux de référence, notamment sur le
Barzaz-Breiz
,
(recueil de chants bretons), ou sur le calendrier celtique. Cette intense activité
professionnelle ainsi que les années ont fait qu'il s'est progressivement éloigné du milieu des
bagadoĂč
. Retraité, il réside toujours actuellement à Brest, continue à publier et à donner des
conférences.
âș Herri LĂ©on :
Ce grand sonneur de cornemuse, instituteur, est décédé accidentellement en
1962). Il fut dans les années 1950
penn-soner
des
bagadoĂč Brest-Saint-Marc
et
Brest-ar
-Flamm
, et membre de la Commission Technique de BAS. Fervent partisan d'une adaptation
de la musique écossaise en bagad (il a étudié la cornemuse en Ecosse avec Donatien
Laurent) et disposant d'un fort caractÚre, il a été à l'origine de bien des querelles au sein de
la fédération.
Herri Léon, surnommé La Pie, est surtout connu pour avoir créé à Porspoder (29) une école
de cornemuse inspirée des
College
écossais, le
Scolaich Beg an Treis
. Il y a organisé des
stages pendant quelques années, avant sa mort, révolutionnant l'enseignement des
sonneurs de bagad par une discipline stricte.
23
24
II â Approche du sujet et cheminement de recherche
A) L'apprenti-ethnomusicologue : position de l'auteur
Comme dans toute étude, et notamment dans le domaine ethnomusicologique, la position
du chercheur face Ă son sujet est importante : qui est l'auteur, et surtout « d'oĂč » parle-t-il ?
Autrement dit, quelles relations entretient-il avec son sujet d'étude ? Les réponses à ces
questions peuvent influer sur le discours de l'auteur, ou sur ses méthodes d'approche. Je propose
ici de présenter ma position par rapport au milieu des
bagadoĂč
, et d'esquisser quelques raisons
qui m'ont amenées à réaliser ce travail.
Originaire du Nord-FinistĂšre (pays de Brest), je suis sonneur de bombarde depuis
maintenant douze ans. J'ai appris cet instrument au sein du récent cursus de « Musiques
Traditionnelles » de l'ENM de Brest (cycle 1, 2, 3, puis DEM de Musiques Traditionnelles en
2006). J'ai mis rapidement cet apprentissage en pratique au sein de divers groupes locaux.
Ma rencontre avec le milieu des
bagadoĂč
date de l'annĂ©e 2001, oĂč j'ai intĂ©grĂ© le bagad
Bro
an AberioĂč
de Plabennec (29), avec qui j'ai joué pendant 2 ans. A partir de 2002, j'ai participé
aux débuts du bagad de ma commune,
An Eor Du
de Ploudalmézeau (29), dont j'ai été le
penn-
soner
durant quelques années. Par la suite, d'autres activités estudiantines et musicales m'ont
éloigné quelque peu de la pratique en bagad. J'ai toutefois gardé un lien avec le monde des
bagadoĂč
et de la BAS en assistant réguliÚrement aux concerts, concours, en cotÎyant des
sonneurs de bagad, et en participant Ă quelques reprises Ă des jurys de concours.
Le fonctionnement et le dynamisme de ce milieu m'ont toujours intéressé, d'un point de
vue tant musical que sociologique. Lorsque cette année l'opportunité de mener un travail de
recherche en ethnomusicologie s'est prĂ©sentĂ©e, mon intĂ©rĂȘt s'est immĂ©diatement portĂ© sur les
bagadoĂč
. Il m'apparaissait enfin possible de tenter d'étudier ce monde avec un cadre structurel et
méthodologique précis.
Cependant, l'expérience que j'avais de ce milieu musical a été à la fois un atout et un
25
inconvénient. Cela a représenté un gain de temps trÚs précieux : j'avais de bonnes connaissances
terminologiques et pratiques, sur les instruments, le fonctionnement de la BAS et de tous les
bagadoĂč
, sur les personnes à rencontrer, etc. Mais mes craintes ont été de justement penser trop
bien connaßtre ce domaine, de ne pas parvenir à adopter le « regard éloigné »
début de recherche. Il m'a pendant quelques semaines paru impossible de poser une
distanciation avec mon objet d'Ă©tude. Comment Ă©prouver le fameux « Ă©tonnement » face Ă
« l'étrangeté des façons de faire, des façons de voir, des façons de dire de gens d'une société trÚs
différente - éloignée »
, puisque je m'apprĂȘtais Ă Ă©tudier une communautĂ© de musiciens non-
seulement de la mĂȘme culture que la mienne (situation somme toute courante pour
l'ethnomusicologie de la France), mais en plus communauté au sein de laquelle j'évolue depuis
plus de dix ans ?
Ces craintes se sont finalement dissipées lors du choix de resserrer mon travail sur une
pĂ©riode prĂ©cise (voir paragraphe suivant). Placer mon intĂ©rĂȘt sur les
bagadoĂč
d'il y a plusieurs
dizaines d'annĂ©es permettait d'ĂȘtre dans un juste milieu entre bonne connaissance de ce domaine,
et « étonnement » face à des pratiques qui se sont révélées bien différentes de celles
d'aujourd'hui.
B) Périodisation choisie
C'est le dynamisme et le succĂšs des
bagadoĂč
en Bretagne depuis plus de soixante ans qui a
toujours attiré le plus mon attention. Pour comprendre les raisons d'un tel succÚs et d'un tel
développement, j'ai choisi de remonter aux sources de ce monde musical. Ainsi, ce travail
s'inscrit dans une périodisation précise : 1943-1970.
La premiÚre borne chronologique (1943) correspond a une date précise : le 23 mai 1943,
premiÚre prestation publique de la future fédération BAS, au sein de laquelle les
bagadoĂč
se
sont développés. Les essais antérieures de création de
bagadoĂč
(à Paris, à Dinan), expériences
éphémÚres, n'entrent pas dans l'objet de ce travail. En effet, la véritable épopée du bagad est due
à BAS, et l'étude du monde des
bagadoĂč
apparaßt alors indissociable de celle de la fédération.
17 François Picard,
L'hypothĂšse ethnomusicologique
, CRLM, Universisté Paris IV-Sorbonne, 2005, texte
disponible Ă l'adresse
www.plm.paris-sorbonne.fr/Textes/FPHypothese.pdf
(avril 2010).
18
Ibid.
26
Si les débuts de BAS remontent à 1943, une autre date charniÚre retiendra notre attention :
c'est en 1947-48 que les premiers
bagadoĂč
sont créés au sein de la fédération.
La borne chronologique ultérieure (1970) est moins précise. Il s'agit ici d'étudier la
premiĂšre « pĂ©riode » du mouvement bagad, les annĂ©es oĂč ce milieu se structure, se dĂ©veloppe,
et oĂč les
bagadoĂč
prennent leur place en Bretagne. C'est ce qui se passe jusqu'au tournant des
années 1970, moment qui correspond à la fin d'une Úre pour BAS et les
bagadoĂč
, pour des
raisons fortement liées au contexte social. La crise de 1968 n'a en effet pas épargné la jeunesse
bretonne : « nombre dâinstitutions et de valeurs sont remises en cause. La BAS et les bagadou
en font partie (âŠ). BAS perd peu Ă peu son image de citadelle garante des traditions musicales
bretonnes »
. Le tout début des années 1970 voit la fédération des
bagadoĂč
perdre son
hĂ©gĂ©monisme sur le milieu musical breton ; sa tĂȘte pensante, Polig Montjarret est remis en
cause, et de nouvelles grosses structures apparaissent (notamment l'association
Dastum
, créée en
1972 pour sauvegarder le patrimoine oral breton). Et surtout, c'est le déferlement de la vague
« folk » des années 1970, menée en Bretagne par Alan Stivell (revélé au niveau national par un
concert Ă l'Olympia en 1971).
Le
nombre de
bagadoĂč
diminue fortement Ă partir de 1968 (35 groupes participants au
concours de 1967, seulement 19 l'année suivante) , pour connaßtre un creux qui durera dix ans
Tous ces éléments nous ont fait considérer la période 1943-1970 comme la premiÚre Úre du
mouvement BAS, (avec comme date charniĂšre 1947-48 pour l'apparition des premiers
bagadoĂč
),
pendant laquelle le milieu se structure et se développe. C'est sur cette grande
vingtaine d'années que se concentrera cette étude.
C) Etat de la question
Si l'ethnomusicologie de la France et celle de la Bretagne connaissent depuis quelques
années une littérature abondante, les études concernant les
bagadoĂč
sont relativement peu
nombreuses. Outre les livres ''grand public'' qui présentent le monde des
bagadoĂč
de façon
générale, quelques journalistes ont réalisé des ouvrages de qualité, trÚs documentés
19 Steven Ollivier,
Bodadeg ar Sonerion, L'assemblée des sonneurs (1943-1993) : du sonneur au musicien breton
,
Op. cit
., p. 102.
20 Voir en
Annexe V
le tableau recensant le nombre de
bagadoĂč
participants au concours BAS chaque année.
Durant les années 1960, prÚs de 35
bagadoĂč
concourent. Ce nombre chute à 15 dans les années 1970. Puis
1978, le nombre revient autour de 30
bagadoĂč
.
21 Alain Cabon,
La kevrenn Brest St-Marc, Bagad d'exception(s)
, Spézet, Coop-Breizh, 2008 ; Gérard Classe,
Hep
27
Deux travaux universitaires ont pris pour objet de recherche les
bagadoĂč
.
Steven Ollivier a
consacré son mémoire de maßtrise d'Histoire à la BAS
, en se basant principalement sur le
dépouillement de la revue
Ar Soner
. Laurent Laigneaux a pour sa part abordé le monde actuel
des
bagadoĂč
sous un angle anthropologique
Enfin, l'ethnomusicologue Yves Defrance a écrit le seul article de notre discipline consacré
aux
Le présent travail s'est inspiré de ces publications, tout en adoptant des méthodes et des
approches différentes. PremiÚrement, la périodisation choisie diffÚre. Il s'agit pour nous de
s'intéresser aux deux premiÚres décennies du mouvement bagad, comme période à étudier
''synchroniquement''. La totalité des autres travaux parlent de l'évolution du bagad jusqu'à nos
jours, de maniÚre diachronique, en évoquant la « progression » du niveau technique des groupes,
et donc en dénigrant assez unanimement le niveau des premiers sonneurs
. Notre choix a été au
contraire de se restreindre aux premiers temps de BAS sans considérer que, les
bagadoĂč
n'ayant
pas à l'époque le niveau technique de leurs actuels héritiers, ces années ne vaudraient pas la
peine d'ĂȘtre Ă©tudiĂ©es.
Les mĂ©thodes d'enquĂȘte diffĂšrent Ă©galement. Si comme tous les auteurs l'Ă©tude des Ă©crits
de BAS (collection
Ar Soner
notamment) a eu une place importante, le souhait a été ici de
croiser les sources (témoignages de sonneurs, par écrit et en entretiens) pour tenter d'obtenir une
vision la plus large possible du milieu de l'époque.
Enfin, le but était d'avoir une approche « ethnomusicologique », à savoir un aller-retour
permanent entre les idées, les contextes, et la musique produite. C'est pourquoi l'écoute des trÚs
nombreux disques et enregistrements de
bagadoĂč
a été primordiale : cela nous permet de
proposer dans ce mémoire une partie plus « musicologique » (étude du répertoire et des styles,
dans la Partie 2), et également d'illustrer réguliÚrement le propos par des exemples sonores
(renvois au CD audio annexe).
Diskrog â Bagad Kemper, 50 ans sans relĂąche
, s.l, Blanc Silex, 2000 ; Armel Morgant,
Bagad, vers une
nouvelle tradition ?
, Spézet, Coop-Breizh, 2005.
22 Steven Ollivier,
Bodadeg ar Sonerion, L'assemblée des sonneurs (1943-1993) : du sonneur au musicien breton
,
Op. cit
., p. 102.
23 Laurent Laigneaux,
Le Bagad : Entre conservation et réinvention du patrimoine musical breton
, mémoire de
Master d'Anthropologie, Université Libre de Bruxelles, 2009.
24 Yves Defrance, « Bagad, une invention bretonne féconde »,
Op. Cit.
25 A juste titre d'ailleurs, puisque selon certains critĂšres la progression technique des musiciens de bagad est un
constat évident.
28
D) Un sujet ethnomusicologique ?
MĂȘme en Ă©cartant l'idĂ©e que l'ethnomusicologie ne s'intĂ©resse qu'aux cultures lointaines,
orales, « populaires », le choix d'étudier les
bagadoĂč
peut poser question. Il s'agit en fait
d'orchestres inventés récemment, d'une pratique musicale « moderne » ; leur étude concerne-t-
elle dans ce cas une discipline qui étudie le large champ de la « tradition » ? Nous proposons ici
quelques pistes de réponse.
Tout d'abord, on peut dire que le milieu des
bagadoĂč
dans la période qui nous intéresse est
une ''petite'' communauté de quelques centaines de membres (certes répartis sur une région
entiĂšre). Les interactions qui ont cours au sein de cette communautĂ© peuvent alors ĂȘtre Ă©tudiĂ©es
avec une approche relevant plus de l'ethnologie que de la sociologie de masse. L'angle
d'approche ethnomusicologique a consisté dans ce travail à faire un aller-retour entre le discours
des individus, la musique produite, et le rÎle qu'elle joue au sein de la communauté.
La question du rapport à la tradition est, comme dans toutes les études
ethnomusicologiques de domaines français (ou européens) récents, une question compliquée.
Les
bagadoĂč
, bien qu'Ă©tant des orchestres modernes (au sens oĂč cette pratique n'existait pas
avant eux), ont un rapport évident aux traditions musicales bretonnes, tout en s'en éloignant.
Cette filiation avec d'anciennes pratiques traditionnelles sera abordée dans le présent mémoire,
mais le choix a été de ne pas en faire une problématique.
En effet, se poser aujourd'hui la question du rapport des
bagadoĂč
Ă lâancienne tradition
rurale bretonne aurait nĂ©cessairement conduit Ă conclure Ă une rupture, Ă dâĂ©normes diffĂ©rences
dans les contextes de jeu, les instruments utilisés ou la musique jouée. Comparer le bagad,
musique dâaprĂšs-guerre, dâaprĂšs exode rural, et la musique des sonneurs de couple, câest poser
indubitablement une dichotomie moderne/tradition, clivage qui est « un piÚge du démon »
puisqu'il ferme la réflexion. Nous évoquerons cependant les rapport qu'ont entretenus les
sonneurs de bagad avec les anciens sonneurs de couple, et la façon dont ils envisageaient cette
filiation.
AprĂšs la question de la « tradition », celle du « folklore » arrive ; mot extrĂȘmement
polysémique et passe-partout pour désigner toutes sortes de pratiques (musicales dans notre cas)
au XX
e
siĂšcle. Folklore, revivalisme, nouvelle tradition ? Dans laquelle de ces cases et selon
quels critĂšres classer les
bagadoĂč
? On verra d'ailleurs au cours de ce travail que la jeune
fĂ©dĂ©ration BAS a beaucoup rĂ©flĂ©chi au qualificatif de « folkloriste » qu'on lui attribuait Ă
l'époque.
26 François Picard,
L'hypothĂšse ethnomusicologique
,
Op. Cit.
29
30
III â PrĂ©sentation du corpus Ă©tudiĂ©
Outre la consultation des ouvrages et articles ayant été écrits sur les
une large
part de notre travail a Ă©tĂ© lâĂ©tude dâun corpus variĂ© et consĂ©quent (Ă©crits, partitions,
enregistrements) et la tenue d'une dizaine d'entretiens avec des musiciens de l'époque. La
richesse de ce corpus a permis de se représenter le monde des
bagadoĂč
jusquâaux annĂ©es 1970 :
la musique jouĂ©e et enregistrĂ©e, mais aussi les courants de pensĂ©e, les dĂ©bats dâidĂ©es, les
directives officielles de BAS et la vie au quotidien au sein des
bagadoĂč
.
On trouvera ci-dessous une courte présentation de ce corpus, et en fin de mémoire la liste
exhaustive des documents étudiés.
A) Les écrits
A partir de 1946, la fédération BAS édite trÚs réguliÚrement (mensuellement ou bi-
hebdomadairement) une revue distribuée à l'ensemble des sonneurs et groupes adhérents.
Jusqu'en 1949, c'est une lettre rénéotypée de quelques pages. Cette « lettre mensuelle de BAS »
prend ensuite de l'importance et devient une véritable revue,
Ar Soner
[le sonneur], dont la
publication se poursuit encore aujourd'hui.
Pour notre travail, l'ensemble des
Ar Soner
de 1949 Ă 1970 (collection complĂšte dĂ©posĂ©e Ă
la BNF
) et les lettres mensuelles de 1946 à 1949 (une partie est conservée au CRBC
ont Ă©tĂ© consultĂ©s, et se sont rĂ©vĂ©lĂ©s ĂȘtre d'extraordinaires sources d'informations.
Au fil de temps,
Ar Soner
et son contenu ont évolué ; mais pour la période qui nous
intĂ©resse, une seule et mĂȘme personne tient les rĂȘnes de la revue : Polig Montjarret. Sous son
nom ou sous pseudonyme, la figure importante de BAS signe l'immense majorité des articles,
des éditoriaux, ou encore des comptes-rendus de concours. Le président Dorig le Voyer est
également actif. Au cours des années 1950, les plumes se diversifient : Emile Allain, Herri Léon,
27
Cf
. Bibliographie.
28 BibliothĂšque Nationale de France, Paris.
29 Centre de Recherche Bretonne et Celtique, Université de Bretagne Occidentale, Brest.
31
Jean l'Helgouach, Donatien Laurent, Jacques Ducamp, tous responsables de
bagadoĂč
de
premiÚre catégorie, publient réguliÚrement. Tous les
bagadoĂč
et les lecteurs ont des tribunes
dédiées pour s'exprimer ; néanmoins, les publications sont filtrées par Polig Montjarret,
secrétaire de la revue. Lorsqu'
Ar Soner
publie des avis contraires Ă la politique de BAS, c'est
toujours pour mieux les contrer dans le numéro suivant.
Ar Soner
sert à faire passer des informations concernant des domaines aussi variés que la
musique (partitions, articles concernant des aspects musicaux), la vie associative de BAS
(cotisations, assemblées générales, etc.), mais aussi des sujets plus politiques. Bien souvent, les
articles prennent la forme de directives officielles devant ĂȘtre appliquĂ©es au sein de tous les
groupes.
Mais cette revue
Ar Soner
n'est pas le seul endroit oĂč les dirigeants de BAS Ă©crivent : ils
signent également les notices des disques de
bagadoĂč
, les méthodes instrumentales, ou encore
les préfaces de recueils de partitions.
Signalons que ces écrits ont constitué un corpus étudié et non une bibliographie. En effet,
pour nous les articles d'
Ar Soner
doivent ĂȘtre considĂ©rĂ©s avec recul, comme tĂ©moignages des
courants de pensée ayant cours à l'époque ; et non, ainsi que cela a été fait dans d'autres travaux,
comme sources d'informations scientifiques. La position et la passion des auteurs induit parfois
une dose de fantaisie dans ces écrits (lorsqu'il s'agit d'organologie ou de rapport à l'ancienne
tradition musicale bretonne par exemple).
B) Les partitions
BAS édite dÚs 1947 des partitions à destination des sonneurs. Elles sont publiées dans les
numéros d'
Ar Soner
, ou bien au sein de recueils (
Sonit 'ta sonerion
en 1947,
Chouez er beuz
en
1953,
Waraog Kit
en 1976, etc.). Avant chaque concours, les airs imposés sont publiés dans
Ar
Soner
, et pour le reste de leur répertoire, les
bagadoĂč
puisent dans les recueils. Ils contiennent
deux types de morceaux : des airs collectés auprÚs de chanteurs ou sonneurs de couple, ou bien
des compositions récentes de dirigeants de
bagadoĂč
.
Pour ce mémoire, il m'a été possible de consulter les partitions dans la collection
Ar Soner
de la BNF, et de me procurer facilement tous les recueils chez des bouquinistes bretons (de
nombreux sonneurs actuels sont d'ailleurs toujours en possession de ces recueils, imprimĂ©s Ă
plusieurs milliers d'exemplaires à l'époque).
32
L'étude de ces partitions a permis d'obtenir des informations sur le répertoire des groupes
de l'époque, mais aussi de se poser la question du rapport qu'entretenaient les sonneurs avec la
notation musicale.
C) Les méthodes instrumentales
TrÚs intéressantes pour analyser la maniÚre dont BAS souhaitait voir enseignée la musique
aux sonneurs, des méthodes instrumentales ont été publiées par la fédération. La premiÚre,
Skol
ar Biniou
[Ecole de binioĂč] de Dorig le Voyer (1946), est plus destinĂ©e aux sonneurs de couple,
les
bagadoĂč
ne s'étant pas encore développés. Les deux suivantes,
Traité élémentaire destiné
aux sonneurs de binioĂč
(1954) et
Ecole de bombarde
, sont écrites, sur proposition du
Comité Directeur de BAS, par deux sonneurs importants : Emile Allain (cornemuse) et Jean
l'Helgouach (bombarde). Il a fallu attendre 1962 pour que soit publiée l'équivalent pour les
batteurs de bagad :
Skol an Taboulin
[Ecole du batteur], par Ferdy Kerne. Les sonneurs utilisent
également des méthodes de cornemuse importées d'Ecosse. Tous ces ouvrages ont été utilisés
pendant plus de vingt ans par l'ensemble des
bagadoĂč
, avant que de nouvelles méthodes ne
soient pas publiées.
Ces méthodes instrumentales sont déposées à la BNF, et, comme les recueils de partitions,
il a été facile de les acheter chez des bouquinistes bretons.
D) Les enregistrements
DÚs le début des années 1950, les
bagadoĂč
de premiÚre catégorie enregistrent un grand
nombre de disques (d'abord des 78 tours, puis des 45 et 33 tours). Mais, à la différence des
publications Ă©crites, rares sont les fois oĂč BAS est Ă©ditrice de ces disques. Le label quimpĂ©rois
Mouez Breiz
en enregistre la plupart ; les autres sont publiés, assez étonnamment, par des firmes
nationales (Barclay, Arion, Ricordi, le Chant du Monde, etc). Bien souvent, ces grandes firmes
se sont adressées au bagad champion de l'année alors qu'elles cherchaient à compléter leur
catalogue « Musique du monde » ou « Folklore ».
Les enregistrements ont été réalisés, selon le label, dans des salles en Bretagne ou dans des
studios parisiens. La qualité des prestations est parfois discutable puisque les disques ont été
enregistrés trÚs rapidement, souvent en une seule prise. Néanmoins, ils ont été trÚs intéressants
30 Voir en Annexes VI et VII les couvertures de ces méthodes.
33
dans le cadre de ce mémoire : le répertoire enregistré est celui que les
bagadoĂč
jouaient
habituellement, et non un répertoire spécialement travaillé pour le disque.
Les disques de
bagadoĂč
sont pour la plupart consultables Ă la BNF (hormis les 78 tours).
J'en possédais également un certain nombre, acquis dans diverses ventes d'occasion. Enfin, la
Mission Bretonne de Paris
Ti ar Vretonned
) a mis Ă ma disposition son fond de 33 et 45 tours.
Au total, une quarantaine de disques ont été consultés (sur environ soixante enregistrés entre
1950 et 1970). J'ai numérisé vingt de ces vinyls. Un traitement audio ultérieur a été nécessaire
pour ceux qui étaient les moins bien conservés.
Outre ces disques, j'ai pu consulter et numériser des enregistrements amateurs de
bagadoĂč
dantant des années 1950, conservés par l'association
Dastum
Ă Rennes.
Les numérisations de ces vinyls et bandes ont permis d'insérer au cours de ce mémoire des
exemples audios (
Cf
en
Annexe I
la liste des pistes du CD audio annexe).
E) Les entretiens
LâĂ©tude des
Ar Soner
et des divers écrits pré-cités
permet une premiĂšre approche de ce que
pouvait ĂȘtre le quotidien dâun sonneur de lâĂ©poque. Mais il apparaĂźt bien vite que ces
publications ne représentent que le discours « officiel » de la fédération BAS. Cette ''pensée
unique'', aussi intéressante à analyser soit-elle, ne représente qu'un aspect du mouvement
bagad
.
Jâai souhaitĂ© avoir d'autres avis sur cette Ă©poque, en savoir plus sur ce que vivaient les sonneurs
au quotidien, au sein-mĂȘme de leur groupe. Câest dans cette optique que je suis allĂ© Ă la
rencontre dâanciens sonneurs de
bagad
, des quatre coins de Bretagne, ayant sonné dans les
décennies 1940, 1950 et 1960.
Cela me permettait par la mĂȘme occasion de donner une dimension humaine Ă ce travail de
recherche, dâeffectuer un travail de « terrain », par lâexercice pas toujours aisĂ© de l'entretien.
Jâai menĂ© une dizaine dâentretiens, de janvier Ă avril 2010. Il mâa fallu tout dâabord
trouver les bonnes personnes Ă rencontrer. Jâen connaissais dĂ©jĂ certaines, cĂ©lĂšbres depuis
plusieurs dĂ©cennies dans le milieu des sonneurs de bagad. D'autres noms mâont Ă©tĂ© donnĂ©s par le
31 Association des bretons de Paris, proposant cours, stages, concerts, et disposant d'une
bibliothÚque/médiathÚque. J'en profite pour les remercier, en particulier Claude Devries.
32
Dastum
a pour but de recueillir, sauvegarder, et transmettre le patrimoine oral breton. Elle conserve notamment
un grand nombre d'enregistrements de collectages. Je leur adresse mes remerciements pour la mise Ă disposition
de leur fond et pour leur disponibilité.
34
journaliste Armel Morgant, ou suggérés par mes lectures des
Ar Soner
de l'époque. Ces anciens
sonneurs ont été contactés par courrieAprÚs réception d'une réponse positive à mon courrier, un rendez-vous était fixé avec les
sonneurs, souvent Ă leur domicile. Jâai Ă©tĂ© trĂšs agrĂ©ablement surpris de constater, Ă chaque fois,
un trĂšs bon accueil de leur part. Ils mâont Ă©tĂ© de bon conseil, constamment soucieux du bon
dĂ©roulement de lâentretien et de la pertinence de leurs propos. Beaucoup avaient prĂ©parĂ© ma
venue en sortant des documents d'Ă©poque (photos, disques, revues). Certains ont mĂȘme eu la
délicate attention de favoriser la poursuite de mes recherches, en me confiant des photos ou des
enregistrements, ou en me mettant en relation avec d'autres anciens sonneurs Ă rencontrer.
Jâadresse ici une nouvelle fois mes sincĂšres remerciements Ă ces gens passionnĂ©s et
passionnants.
On trouvera ci-dessous une présentation de chacun des « informateurs » :
âș
Armel Morgant
(entretien menĂ© le 18/01/2010 Ă Quimper â 29). Aujourd'hui journaliste, il a
été secrétaire administratif de BAS pendant 15 ans, et travaille actuellement pour la revue
ArMen
et
la maison de disques
Coop-Breizh
. Fin connaisseur du milieu des
bagadoĂč
et des
sonneurs, il est notamment l'auteur de l'important ouvrage
Bagad, vers une nouvelle
tradition su notamment m'orienter vers d'anciens sonneurs Ă aller rencontrer.
âș
Michel Richard
(le 26/01/10 au Conquet â 29). Sonneur de cornemuse, Michel a commencĂ©
à jouer en 1957, au lycée du bagad de Landerneau. Il a sonné au sein de la
Kevrenn Brest-
Saint-Marc
et du bagad
Brest-ar-Flamm
. AprÚs avoir mené sa vie professionnelle, Michel est
de retour au Conquet oĂč il a ressorti ses instruments. Je le cĂŽtoie depuis plusieurs annĂ©es au
sein de divers groupes musicaux du Nord-FinistĂšre (chants de marins, musique de fest-noz,
pipe-band
).
âș
Bob Haslé
(le 02/02/10 Ă Rennes â 35). Il est le prĂ©sident actuel de la fĂ©dĂ©ration BAS, depuis
13 ans. Sonneur de cornemuse, Bob Haslé a commencé à jouer en 1954 dans les
Yaouankiz
Breiz
de Rennes. Puis il a successivement sonné et/ou été
penn-soner
des groupes
Kadoudal
(Rennes),
Kevrenn de Rennes
, bagad de Vern-sur-Seiche (35).
âș
Pierre-Yves Moign
(le 04/03/10 Ă Plouguerneau â 29) Il s'agit du seul musicien non-sonneur
de bagad rencontré. Mais son rÎle a été déterminant dans le monde des
bagadoĂč
,
de la fin des
années 1950 jusqu'aux années 1970. Compositeur d'origine brestoise, diplÎmé du CNSM de
Paris (premier prix de contrepoint), Pierre-Yves Moign a été sollicité par plusieurs
bagadoĂč
33 Ce mode de communication ayant été préféré au contact direct ou téléphonique, pour laisser aux personnes le
choix de répondre ou non à la sollicitation.
34 A l'heure de la rédaction de ce mémoire, je n'ai pas encore pu rencontrer toutes les personnes ; je prévois de
poursuivre ce travail d'entretiens (des rendez-vous sont d'ores et déjà fixés pour l'été).
35 Armel Morgant,
Bagad, vers une nouvelle tradition ?
, Spézet, Coop-Breizh, 2005.
35
de premiÚre catégorie (
Brest-Saint-Marc
, Rennes,
Brest-ar-Flamm
) pour leur arranger des
partitions. Il apporta alors à partir de 1957 de réelles nouveautés dans la musique de bagad.
Outre ses rapports avec ces groupes, Pierre-Yves Moign est considéré comme l'un des artisans
du renouveau de la musique bretonne, ayant collaboré avec divers artistes de premier plan
(chorales, groupes, ou récemment avec le pianiste Didier Squiban).
âș
Bernard Lacroix
(le 12/03/2010 Ă Plougastel â 29). Ayant dĂ©butĂ© la cornemuse au bagad
Brest-ar-Flamm
à la fin des années 1950, alors qu'il était étudiant en médecine, il en devient
le
penn-soner
trois ans plus tard. Bernard Lacroix a par la suite abandonné la cornemuse,
pour se consacrer à son métier et à sa famille, et n'y a plus jamais retouché.
âș
Georges Cadoudal
(le 16/03/10 Ă Brennilis â 29). C'est l'une des figures incontournables de
la musique en Bretagne depuis plus de cinquante ans. Georges Cadoudal a joué de la
bombarde et de la cornemuse en couple (avec le grand sonneur de bombarde Etienne
Rivoallan) comme en bagad. Il a décroché plusieurs titres de champion de Bretagne à la fin
des années 1950, et a notamment été l'un des fondateurs du bagad de Bourbriac (22). Avec sa
cornemuse, il a été de toutes les aventures, de toutes les manifestations. Installé en plein coeur
du Centre-Bretagne (Brennilis), depuis sa retraite il se produit de plus belle avec la nouvelle
formation
Re an Are
.
âș
Alain Le Buhé
(le 29/03/10 Ă Locoal-Mendon â 56). NĂ© Ă Quiberon mais Ă©levĂ© en rĂ©gion
parisienne, Alain le Buhé a été tout d'abord membre du bagad des scouts
Bleimor
, oĂč il
apprend la bombarde et la cornemuse. Puis, de retour en Bretagne, il a successivement fondé
les
bagadoĂč
de Carnac (56) et de Locoal-Mendon (56). Il fut enfin président de BAS de
1991 à 1998. Alain Le Buhé possÚde par ailleurs une extraordinaire collection de soixante
hautbois et cornemuses d'Europe, qu'il expose réguliÚrement.
âș
Martial Pézennec
(le 30/03/10 Ă Rennes â 35). Ayant commencĂ© Ă sonner en 1947, il fut
présent au tout départ de la fédération BAS, au sein de laquelle il a pris des responsabilités
dÚs 1951. Il en fut notamment le président de 1982 à 1990, aprÚs avoir été pendant plus de
trente ans membre du Comité Directeur. En tant que musicien et formateur, Martial Pézennec
a fait partie de la
Kevrenn Rostren
(le second bagad BAS créé) et de la
Kevrenn de Rennes
. Il
a en outre été président du centre
Amzer Nevez
de Ploemeur (56), centre culturel dédié aux
pratiques culturelles bretonnes.
âș
Christian Hudin
(le 06/04/10 Ă Rennes â 35). En 1952, Christian âTitiâ Hudin dĂ©cide de
lancer la
Kevrenn de Rennes
, aprÚs qu'un bagad dépendant du Cercle Celtique rennais ait
péréclité. Sonneur de cornemuse et formateur, il sera l'un des principaux artisans du succÚs de
cette
Kevrenn
pendant de nombreuses années. A la suite d'une vie professionnelle bien
remplie (chef d'entreprise, président du Tribunal de Commerce, juriste au journal
Ouest
France
), Christian Hudin a cessé de sonner, mais continue à retrouver chaque semaine
d'anciens comparses de la
Kevrenn
lors d'une rencontre hebdomadaire Ă leur local historique
du centre de Rennes
âș
Gilles Goyat
(le 12/04/10 Ă PlozĂ©vet â 29). Linguiste bretonnant rĂ©putĂ©, professeur de breton
pendant de nombreuses années, Gilles Goyat a également été sonneur à la
Kevrenn Brest
Saint-Marc
pendant plus de trente ans. Il y a débuté la cornemuse en 1963, et en a été le
penn-soner
quelques années plus tard.
36 A laquelle Christian Hudin m'a conduit, aprĂšs notre entretien le 06/04/2010.
36
Plusieurs remarques s'imposent quant aux profils des informateurs rencontrés. Bien que
certains aient joué de la bombarde plus jeunes, ils sont pour la plupart sonneurs de cornemuse. Il
n'a pas été possible de rencontrer d'anciens batteurs de bagad. Cependant, les sonneurs
rencontrés ont évoqué le jeu de tous les instruments et pas uniquement leur pupitre.
De plus, on peut remarquer que l'ensemble de ces musiciens a officié dans les
bagadoĂč
de
premiÚre catégorie de l'époque ; leurs témoignages n'ont pu alors concerner que ce qui passait au
sein de ''l'élité'' des
bagadoĂč.
Tous ont d'ailleurs occupé des postes à responsabilités (
penn-soner
de leur bagad, voire mĂȘme prĂ©sident de BAS pour trois d'entre eux) ; leur vision des faits relatĂ©s
est ainsi celle d'un dirigeant, d'un formateur, d'un président, et non celle d'un ''simple'' sonneur
membre d'un bagad.
Ci-aprĂšs, on trouvera une carte de Bretagne prĂ©sentant les lieux oĂč se sont dĂ©roulĂ©s les
entretiens :
37
La plupart des musiciens rencontrés résident
toujours actuellement dans la ville du bagad
dans lequel ils ont jouĂ© (soit ils Ă©taient dĂ©jĂ
originaires de cette commune, soit ils s'y sont
installés pour continuer à jouer au bagad).
38
Illustration 1:
Répartition géographique en Bretagne des entretiens réalisés.
Les entretiens ont duré entre 1h00 et 3h00, autour d'un verre, parfois en compagnie de
l'Ă©pouse du sonneur. Ces moments ont pris la forme dâentretiens semi-directifs, oĂč, aprĂšs avoir
prĂ©sentĂ© lâobjet de mon travail, je laissais mes interlocuteurs Ă©voquer leurs souvenirs tout en
posant ponctuellement les questions qui me paraissaient importantes. Jâai utilisĂ© un enregistreur
numérique (
Zoom H4N
) pour garder une trace de toutes les informations échangées, et ai
transcris par la suite les enregistrements.
Les attitudes face au principe de lâentretien enregistrĂ© ont Ă©tĂ© diverses, bien que personne
nây ait Ă©tĂ© rĂ©ticent. Certains avaient lâhabitude dâĂȘtre interrogĂ© sur ces questions : ils avaient
dĂ©jĂ Ă©tĂ© interviewĂ©s pour des livres ou des Ă©tudes universitaires. Dâautres au contraire nâavaient
pas évoqué cette époque depuis un long moment.
Beaucoup ont Ă©tĂ© surpris ou dĂ©routĂ© par mon institution dâorigine - comment se fait-il que
« La Sorbonne » sâintĂ©resse aux
bagadoĂč
? BAS et les
bagadoĂč
sont-ils vraiment des objets
d'Ă©tude « dignes » d'intĂ©rĂȘt ?
Lâangle dâapproche « ethnomusicologique » que jâai tentĂ© Ă chaque fois d'expliquer,
briĂšvement, modifiait aussi parfois leur discours. Certains sonneurs se concentraient pour
donner des informations qui correspondaient Ă lâidĂ©e quâils se faisaient de mes attentes. Ainsi,
aprĂšs plus dâune heure dâentretien lâun dâeux me dit : « Ce nâest pas ça qui doit vous
intĂ©resser⊠Je n'arrive pas Ă parler que d' ''ethnomusicologie'' ! ». Lors dâun autre entretien,
l'Ă©pouse dâun sonneur nous a rejoint et sâest Ă©tonnĂ©e quâil nâait pas sorti ses photos ; son mari de
rĂ©pondre : « Mais non, les photos ça ne lâintĂ©resse pas, ce qu'il fait câest de la
musicologie
! »
Certains fois, les entretiens prenaient la forme de « cours ». Le sonneur tenait à me
rĂ©expliquer la genĂšse du mouvement BAS, voire toute lâhistoire de la musique bretonne⊠Mes
connaissances du « milieu » étaient testées : « tu as déjà vu cette photo ? Tu peux me dire qui est
dessus ? », «
Untel
, jâespĂšre que tu l'a dĂ©jĂ rencontrĂ© ? », « J'espĂšre qu'au moins tu sais le
breton ? », etc. Mais cela se passait toujours avec de bonnes intentions, dans le but que
lâentretien soit fructueux.
De cette dizaine d'entretiens sont ressortis non-seulement une somme d'informations
capitales, mais aussi des échanges passionnants ayant donné une dimension humaine et concrÚte
Ă mon travail.
37 Nous avons tout de mĂȘme fini par sortir les photos, qui se sont rĂ©vĂ©lĂ©es trĂšs intĂ©ressantes pour observer les
instruments et la disposition du groupe en défilé.
39
40
PremiĂšre Partie :
Le développement des
bagadoĂč
,
expansion d'une invention uniformisée
BAS manifeste dÚs sa création une forte volonté de codifier tous les aspects du bagad. Par
le biais du publications dans
Ar Soner
ou de conseils prodigués directement aux groupes, les
dirigeants de la fédération établissent des rÚgles que les tous les
bagadoĂč
sont théoriquement
tenus de respecter.
Nous détaillerons ci-aprÚs les cinq grands domaines concernés par cette codification : la
standardisation du bagad (dénomination, effectif, visuel, etc.), les modÚles musicaux à imiter, les
instruments, les méthodes d'apprentissage, et enfin la théorie musicale. Pour chacun de ces
domaines, nous verrons quels sont les codes édictés par BAS, et comment les groupes les
appliquent au quotidien.
I â Standardisation du bagad
A) Dénomination
Aujourdâhui le mot « bagad » est communĂ©ment utilisĂ© pour dĂ©signer les ensembles de
bombardes, cornemuses et batterie. Mais à la toute fin des années 1940, lorsque cette nouvelle
façon de jouer ensemble commence Ă peine Ă se dĂ©velopper, le nom que lâon donne Ă ces
regroupements de sonneurs nâest pas encore tout Ă fait fixĂ© : les termes « clique organisĂ©e »,
« bagad-sonerion », « bagad », ou encore « kevrenn » sont utilisés.
43
C
HAPITRE
1
L
ES
CODES
DĂFINIS
PAR
B
.
A
.
S
ET
LEUR
APPLICATION
AU
SEIN
DES
GROUPES
Le premier terme employé est « clique », avec une distinction entre les « cliques »
et les
« cliques organisées
». Voilà ce qu'indique la revue
Ar Soner
en 1949 :
« Le nombres des cliques organisées en Bretagne est excessivement réduit. Il existe bien des
cliques mais qui n'ont pas le caractÚre d'une clique organisée comme celle des cheminots de
Carhaix. Nous entendons par clique organisée, un groupe de sonneurs n'ayant d'autre vie...
disons ''folklorique'' que celle de leur clique. Les cliques connues Ă ce jour sont : SNCF-Karaez,
Rostren, Glazik, Vannes, Rennes, Paris, Nantes, J.A.C (Léon), Concarneau-Scaer-Fouesnant
».
En avril 1950, aprÚs « cliques organisées », les trois plus importants groupes du moments
(Carhaix,
Glazik
, Rostrenen) sont appelés « band »
, en référence aux
pipe-bands
écossais.
Et puis dĂšs le mois de mai 1950, le terme « bagad » fait son apparition, dâabord sous la
forme «
bagad-sonerion » [groupe de sonneurs]. Dorig le Voyer, le président de BAS, tient
dâailleurs Ă signaler que le mot « clique » ne doit plus ĂȘtre employĂ© :
« Pour nommer un ensemble ''biniou, bombarde, tambour'', il ne faut pas dire ''clique'' mais
BAGAD-SONERION. Pour simplifier, je dirai simplement bagad (les cliques sont des ensembles
de cuivres et tambours). Un bagad-sonerion est un ensemble trÚs intéressant, et qui est encore peu
connu
.»
Câest donc le terme « bagad-sonerion
», raccourci en « bagad » qui s'est imposé
progressivement dans le monde des sonneurs. Mais parallĂšlement, un autre terme coexiste, celui
de « kevrenn ».
La
kevrenn
est Ă lâorigine un dĂ©coupage administratif mis en place par BAS pour
décentraliser son action. Chaque
kevrenn
correspondait à un territoire assez réduit (quelques
cantons), avec un président et un bureau associatif, un responsable de la formation, etc. Il y avait
par exemple la
kevrenn
Câhlazik
pour le pays de Quimper, la
kevrenn Baris
pour la région
parisienne, et mĂȘme la
kevrenn Tunis
pour la Tunisie ! ThĂ©oriquement, une mĂȘme
kevrenn
peut
peut contenir plusieurs
bagadoĂč
. Câest le cas en 1951 Ă Quimper, oĂč la
kevrenn Câhlazik
compte
3 groupes (bagad Quimper, bagad du LikĂšs et bagad de lâEcole Normale).
Mais souvent, le terme « kevrenn »
est employĂ© avec le mĂȘme sens que celui de « bagad ».
Il ne désigne alors plus le territoire administratif imaginé par BAS, mais bien le groupe de
sonneurs qui sây trouve. C'est le cas pour la
Kevrenn de Rennes
, la
Kevrenn Brest-Saint-Marc
ou
encore la
Kevrenn Alre
(Auray). En 1958, sur la notice d'un disque du bagad
Brest-ar-Flamm
, il
est écrit :
« Une batterie, des bombardes, des cornemuses, cela s'appelle en breton un bagad.
Ce mot tend d'ailleurs, de plus en plus, Ă ĂȘtre remplacĂ© par le mot kevrenn. »
La mĂȘme annĂ©e , la Commission Technique de BAS tĂ©moigne de ce flou sĂ©mantique :
« Définition du mot bagad : « ensemble ou orchestre de sonneurs comportant des binious, des
bombardes, et des tambours ». Le mot kevrenn est plus dur à définir. »
38 « Goulenn ha respont » [questions-réponses],
Ar Soner
n°2 (juin 1949), p. 8.
39
Ar Soner
n°11 (avril 1950).
40 Dorig le Voyer, « le bagad-sonerion »,
Ar Soner
n°14 (juillet 1950), p. 8.
41 Notice du disque de la
Kevrenn Brest-ar-Flamm
, s.n, Barclay 76045, 1958.
42
Ar Soner
n°104 (juillet 1958).
44
Finalement, les deux termes coexistent, de nos jours encore ; certains groupes se nomment
« bagad », et d'autres « kevrenn ».
B) Effectif
L'une des premiĂšres normes que BAS s'attache Ă fixer est le nombre de musiciens que doit
comporter un bagad. Pendant une dizaine d'années, la fédération tente d'imposer un effectif
standard, notamment par le biais des rĂšglements de concours. Le nombre total de musiciens est
défini, mais aussi le nombre d'instrumentistes par ''pupitre'' (binious, bombarde, percussions).
Ci-dessous, un tableau synthétique des rÚglements de 1949 à 1957 qui évoquent l'effectif :
Total
Minimum
Total
Maximum
BinioĂč
Bombardes
Percussions
Mai 1949
6 minimum
4 minimum
2 tambours
Juin 1949
6 minimum
4 minimum
2 tambours
10
8
2 + 1 grosse caisse
12
10
4 + 1 grosse caisse
20
14
4 + 1 grosse caisse
Novembre 1951
21
Février 1952
8
4
4 tambours de
fond
2 ténors
1 grosse caisse
Décembre 1954
18
23
8
8
7 caisse claires
Août 1955
18
23
6 minimum
6 minimum
Juin 1957
15
23
6 minimum
6 minimum
3 tambours de
fond minimum
Tableau 1:
Effectifs recommandés par les rÚglements de concours entre 1949 et 1957
43 RĂšglement du premier concours
meilleurs sonneurs comprenant une catégorie « clique »,
Ar Soner
n°1 (mai
1949), p. 9-10.
44 « Goulenn ar Respont » [questions-réponses],
Ar Soner
n°2 (juin 1949), p.8.
45 Compte-rendu du CA de BAS,
Ar Soner
n°26 (novembre 1951).
46
Petra Eo BAS
, supplément au
Ar Soner
n°30 (février 1952), p. 12.
47 Compte-rendu du Comité Directeur de BAS,
Ar Soner
n°61 (décembre 1954), p. 12.
48 « Les concours annuels des
bagadoĂč
BAS : considérations et rÚglementations générales »,
Ar Soner
n°75 (Août
1955), p. 1.
49 Commission Technique BAS, « rÚglement du concours de Brest »,
Ar Soner
n°101 (mai-juin 1957), p. 6.
45
On peut voir que la norme fluctue quelque peu, et la maniĂšre de la fixer aussi : c'est tantĂŽt
le nombre maximum de musiciens qui est indiqué, tantÎt le nombre minimum. Le rÚglement de
Juin 1949 est le seul Ă proposer plusieurs solutions, pour garder de bonnes proportions selon le
nombre total de musiciens.
Ces rÚgles, émanant la plupart du temps de Polig Montjarret, sont édictées de maniÚre
empiriste puisqu'il indique qu'elles sont « le produit de multiples essais effectués en 1948, 1949,
Les
bagadoĂč
appliquent-ils Ă la lettre ces prescriptions ? Lors des concours, oui, pour la
plupart. Bernard Lacroix et Georges Cadoudal se souviennent
l'effectif minimal Ă 6 cornemuses, leurs groupes (bagad
Brest-ar-Flamm
et bagad de Bourbriac)
en profitaient pour n'envoyer que les 6 meilleurs musiciens au concours.
Mais il arrive aussi que le jour de la compétition, certains groupes dépassent le nombre de
sonneurs fixé par BAS. C'est le cas du bagad de Kemperlé qui à deux reprises, aux concours de
1952 et 1953, se voit sanctionné pour « un sérieux handicap (...) : le nombre trop important de
sonneurs »
(30 au lieu des 21 rĂšglementaires).
En revanche, en-dehors des concours, les effectifs des groupes sont beaucoup plus
variables ; loin de tenir compte des prescriptions de la fédération, chaque bagad emmÚne en
prestation l'ensemble des sonneurs disponibles ce jour-lĂ .
C) Equilibre des trois pupitres
Les dirigeants des
bagadoĂč
se trouvent donc confrontés à un problÚme de répartition des
masses sonores : un bagad,
c'est un rassemblement de musiciens de trois pupitres d'instruments
(bombardes,
binioĂč
, percussions). Tous les instruments n'ont pas la mĂȘme puissance. Quel
pupitre d'instruments doit ĂȘtre mis en valeur ? De quelle maniĂšre ? Les avis divergent.
Au départ, Polig Montjarret est favorable à ce que le pupitre de
binioĂč
soit le plus fourni,
étant donné que les bombardes ont une puissance plus importante :
50 Polig Montjarret, « Un breton émigré traduit-il la pensée de BAS »,
Ar Soner
n°44 (mai 1953), p. 10.
51 Entretien avec Bernard Lacroix et Georges Cadoudal, les 12/03/2010 et 16/03/2010.
52 Résultas des concours 1952 et 1953, dans les
Ar Soner
n°33 (juin 1952) et n°45 (juin 1953).
46
« Le nombre des membres d'une clique organisée varie selon le nombre de binious.
Le nombre
des bombardes doit toujours ĂȘtre infĂ©rieur au nombre de binioĂč. Le nombre de tambours dĂ©pend
Ă©galement du nombre de binioĂč et de bombardes. La grosse caisse n'a sa raison d'ĂȘtre que
lorsque le nombre de 15 sonneurs est dépassé. »
C'est pourquoi les premiers rÚglements imposent un nombre supérieur de binious (voir
tableau ci-dessus). Mais Ă partir de 1954, les proportions prescrites se modifient, pour arriver Ă
nombre égal de sonneurs par pupitres. Cette décision fait suite aux remarques de Dorig Le
Voyer, qui considĂšre que les binious
sont alors plus puissants que par le passĂ©, d'oĂč un
déséquilibre de l'ensemble. Sa proposition de répartir les pupitres « par tiers » (8 binious, 8
bombardes, 7 caisses claires) est adoptée
DÚs 1950, Le Voyer était partisan d'un nombre égal d'instruments par pupitre. Cela permet
selon lui un respect des proportions du couple de sonneurs de couple traditionnel (1 bombarde,
1 biniou, éventuellement accompagnés d'un tambour), le bagad devenant alors un couple
''multiplié'' :
« Autrefois le chef - ou bombarder - se faisait accompagner par le
biniawer
et le
tabouliner
. Il
faut garder cet équilibre et composer un bagad avec un nombre égal de
biniaweron
,
bombarderion
, et
tamboulinerion
.»
Le fait d'avoir beaucoup de caisses claires n'est pas considéré comme un problÚme par Dorig Le
Voyer, puisque cela permet au contraire « d'éviter de devoir taper fort, et comme ça pouvoir
nuancer »
Jean l'Helgouach,
penn-soner
de la Kevrenn de Rennes, milite pour sa part en faveur d'une
prédominance de la bombarde :
«[Les binious] doivent se faire petits lorsque les bombardes sont en jeu ; ils ont un rÎle de
soutien de thĂšme, un rĂŽle d'accompagnement. Au besoin, ils peuvent reprendre le thĂšme. Les
tambours, eux, ont pour mission de soutenir le rythme et la cadence mais non de les maintenir,
car alors la bombarde ne peut plus se livrer Ă sa fantaisie (...).
Le résultat final doit converger vers la supériorité trÚs nette de la bombarde. »
Mais lorsque les dirigeants choisissent d'équilibrer le nombre d'instrumentistes, ce n'est
pas forcément du goût de tous les sonneurs. Gilles Goyat se souvient
apparaissaient inévitablement lorsqu'il décidait au bagad de Brest-Saint-Marc, pour des raisons
d'équilibre sonore, de limiter le nombre de caisses claires lors des prestations en salle. Les
batteurs refusaient, en disant « on est venu, on joue ! ».
53 « Goulenn ha Respont » [questions-réponses],
Ar Soner
n°2 (juin 1949), p. 8.
54 Compte-Rendu du Comité Directeur de BAS,
Ar Soner
n°61 (décembre 1954), p. 8.
55 Dorig le Voyer, « Comment équilibrer un
bagad-sonerion
»,
Ar Soner
n°14 (juillet 1950), p. 9.
56
Ibid.
57 Jean l'Helgouach, « Bombarde et Bagad »,
Ar Soner
n°61 (décembre 1952), p. 6.
58 Entretien avec Gilles Goyat, le 12/04/2010.
47
Outre le nombre de sonneurs, il est un autre moyen de répartir la puissance des différents
pupitres : ne pas faire jouer tous les instruments en mĂȘme temps. Les premiers
bagadoĂč
jouent
systématiquement à l'unisson, les binious assurant les réponses des phrases de bombardes, et les
caisses claires accompagnant l'ensemble du morceau. Mais progressivement les
pennoĂč
, en
charge de l'écriture des partitions, vont varier les combinaisons instrumentales au sein de leurs
bagadoĂč.
DĂšs
1955, dans un article appelé « La bombarde à l'honneur », le bagad du lycée de
Saint-Brieuc annonce qu'il « expĂ©rimente des nouvelles techniques pour donner plus de place Ă
la bombarde, moments oĂč les cornemuses s'arrĂȘtent, par exemple »
Puis à partir des années
1960, les
bagadoĂč
proposent du nombreux passages de pupitres solistes ou d'instruments
solistes, comme dans l'exemple suivant :
Suite
La Parade
de la Kevrenn de Rennes
(solos de caisse claire, et de bombarde).
Disque 33t.
La Bretagne
Vol.II, Paris, Barclay, 1964.
D) Conventions visuelles
Costumes, allure de chaque sonneur et de l'ensemble, position en défilé : dans les années
1950 et 1960, une grande importance est accordée à l'aspect visuel des
bagadoĂč
. Les rĂšglements
et les directives de BAS sont trĂšs strictes sur cette question. Le sonneur est avant tout un breton,
et un bon breton se doit d'ĂȘtre digne et prĂ©sentable ; cette bonne prĂ©sentation passe d'abord par le
costume : « Un breton en chaussures de
basket-ball
ne peut ĂȘtre qu'un je m'enfoutiste, un
inconscient ou un mauvais breton ! »
En 1956, le comitĂ© des fĂȘtes de Cornouaille va mĂȘme jusqu'Ă attribuer des prix aux
groupes qui ont la « meilleure tenue », pour les inciter à se préoccuper de l'image qu'ils offrent
au public. Il semble en effet que ce ne soit pas toujours la priorité des sonneurs : le compte-
rendu du concours de 1956 pointe par exemple ici des « chapeaux déformés »
, là des « velours
usés »
. Martial Pézennec considÚre que les choses ont beaucoup évoluées depuis :
« Aujourd'hui les groupes savent se présenter sur scÚne, ils saluent, ils ont un respect du public.
A l'Ă©poque, il ne fallait mĂȘme pas essayer de leur dire quelque chose sur leur tenue ! »
59 « La bombarde à l'honneur »,
Ar Soner
n°62 (janvier 1955), p. 5.
60 Polig Montjarret, « Les leçons d'un concours »,
Ar Soner
n°33 (juin 1952), p. 3.
61
Ar Soner
n°93-94 (septembre 1956), p. 30.
62
Ibid
.
63 Entretien avec Martial Pézennec le 16/03/2010.
48
A chaque concours, des juges sont présents pour noter la « présentation », la « tenue » ou
« l'allure » des
bagadoĂč
. Parfois les juges sont placés anonymement dans le public, à différents
endroits du défilé. En juin 1952, au concours de Kemperlé, 10 personnes dans la foule sont
choisies au hasard par Polig Monjarret pour juger la tenue des groupes.
Certaines années le « paraßtre » importe presque autant que le « sonore » pour le
classement : en 1956 par exemple, sur 5 juges, 2 notent la présentation. Jusqu'en 1957, la note
ainsi obtenue pour l'aspect visuel compte dans la moyenne générale des concours.
Les
bagadoĂč
étant avant tout des groupes de défilé, la BAS insiste beaucoup pour qu'ils
sachent bien marcher en jouant, pour qu'ils aient fiÚre allure lors des grands défilés estivaux.
Bernard Lacroix raconte
Brest-ar-Flamm
s'entraßnait à défiler dans la grande
cour de leur local brestois ; la
Kevrenn de Rennes
, selon Martial Pézennec
, faisait les mĂȘmes
entraĂźnements dans une grande salle prĂȘtĂ©e par le Conservatoire de Rennes.
Savoir bien défiler devient une épreuve lors des concours, appelée « évolution ». Lors du
concours de 1955 par exemple, les
bagadoĂč
ont l'obligation de jouer leur premier air en défilant,
en suivant un itinéraire de marche qui leur a été préalablement transmis. Ils doivent « prendre les
virages comme des angles de rues »
64 Entretien avec Bernard Lacroix, le 12/03/2010.
65 Entretien avec Martial Pézennec
66
Ar Soner
n°75 (août 1955).
49
Illustration 2
schéma paru dans
Ar
Soner
n°75 (août 1955)
Il est une autre prĂ©occupation de l'Ă©poque oĂč les aspects visuels et musicaux se rejoignent :
la disposition des musiciens en défilé. Cette question fait beaucoup débat, les uns étant partisans
de suivre le modĂšle des cliques de cuivres et tambours, les autres le modĂšle des
pipe-bands
. Au
fil des années BAS propose différentes configurations de défilé, tentant de réunir de façon
optimale plusieurs paramĂštres : il faut que le bagad ait fiĂšre allure, que tous les musiciens
s'entendent mutuellement, et que le son perçu par le public soit agréable.
En 1949, il est dit que le bagad doit se disposer ainsi :
« Devant, le chef de clique (biniou). Si le chef de clique est
talabarder
, il se place au milieu de
la clique. DerriÚre le chef, les binious sur 3 ou 4 rangs, puis les bombardes, et les tambours. »
Dans le mĂȘme article, la « disposition militaire française (tambours devant) »
conseillée car elle est « nuisible à l'accord général »
Pourtant, l'année suivante, Dorig Le Voyer préconise précisément cette disposition inspirée
des cliques françaises, qu'il schématise ainsi :
Il explique sa proposition par des raisons pratiques, pour améliorer les conditions de jeu des
sonneurs, et donc le rendu de l'ensemble. Les batteries sont placées à l'avant « pour bien voir la
67 Joueur de bombarde
68 « Goulenn ha respont » [questions-réponses],
Ar Soner
n°2 (juin 1949).
69
Ibid.
70
Ibid.
50
Illustration 3 :
schéma extrait de « Le bagad-sonerion »,
Ar Soner
n°14 (juillet 1950), p. 8
mesure du
penn
(qui marche toujours devant l'ensemble ; il est sous-entendu sur le schéma).
Les
binious « jouent tout le temps donc doivent bien entendre les caisses claires »
bombardes, elles ont « plus d'intĂ©rĂȘt Ă ĂȘtre groupĂ©es »
Mais il semble que cette disposition avec tambour à l'avant ait été peu utilisée par les
bagadoĂč
. Deux ans plus tard, Polig Montjarret écrit que « les avis sont partagés quant à la
disposition des tambours, des
binioĂč
, des bombardes, les uns par rapport aux autres »
Il propose une autre disposition, « consacrée par des années d'expérience et des centaines
de défilés en bagad »
; cette fois, ce sont les cornemuses qui mĂšnent le groupe, suivies des
bombardes, et enfin des batteries ferment la marche. Cette nouvelle disposition est schématisée
en 1952, reproduite Ă la page suivante :
Illustration 4:
Schéma paru dans « Petra eo BAS »
numéro spécial d'
Ar Soner
n°30 (février 1952), p. 32.
Yves Defrance considĂšre
bagadoĂč
se sont inspirés pour cette disposition de celle des
pipe-bands
(notamment aprĂšs la venue en Bretagne du
pipe-band
de Glasgow en 1947). Cette
maniĂšre de placer les binious en tĂȘte « diffĂšre sensiblement de celle des cliques françaises,
tambours en tĂȘte, cuivres derriĂšre »
71 Dorig le Voyer, « Le bagad-sonerion »,
Ar Soner
n°14 (juillet 1950) , p. 8.
72
Ibid.
73
Ibid.
74 « Le Bagad en Marche »,
Petra eo BAS,
numéro spécial d'
Ar Soner
, n°30 (février 1952), p. 32.
75
Ibid.
76 Yves Defrance, « Bagad, une invention bretonne féconde »,
Op. Cit
, p. 128.
77
Ibid.
51
En pratique, les
bagadoĂč
défilent exclusivement selon cette disposition, comme on le voit par
exemple sur les clichés suivants.
Illustration 5:
Bagad Raoul-II de FougÚres (35) défilant dans les années 1960.
Source : www.filetsbleus.free.fr
(
page consultée en avril 2010).
Illustration 6:
Bagad des cheminots de Carhaix, défilant en 1950 à Douarnenez (29).
Source : Collection Georges Cadoudal, DépÎt Dastum.
52
Illustration 7:
Bagad de Plomodiern (29), défilant en 1959.
Source :
www.pagesperso-orange.fr/bagad-plomodiern
(page consultée en avril 2010).
On remarquera sur cette derniĂšre photo le
penn-soner
(recteur) marchant devant l'ensemble.
Bien que le défilé reste l'activité la plus importante pour les premiers
bagadoĂč
, il leur
arrive aussi de jouer en position statique. C'est le cas lors des concours, oĂč les groupes se
présentent devant un jury et un public assis ; c'est le cas également lors des prestations en
« concert » sur scĂšne ou estrades, lors de certaines fĂȘtes. Si la BAS dĂ©bat longuement du
positionnement en défilé, on ne trouve aucune recommandation pour la disposition statique.
Les sources iconographiques Ă notre disposition permettent cependant de se faire une
idée de la maniÚre dont les groupes se disposent en version "concert" ; plusieurs solutions
s'offrent Ă eux.
La premiÚre est la disposition en demi-cercle. Les instruments sont regroupés par
pupitre, avec (de gauche Ă droite pour le public) bombardes, batteries, cornemuses. Le pupitre
batterie est soit intégré à l'arc de cercle (le bagad joue sur un rang), soit placé au milieu de l'arc-
de-cercle, constituant un premier rang, comme sur la photo suivante :
53
D'autres fois, les groupes conservent sur scÚne leur disposition de défilé :
54
I
llustration 9
: Bagad Saint-Joseph de Paimpol sur podium -
Bleun Brug
de Bourbriac, vers 1955.
Source : Collection Georges Cadoudal, dépÎt Dastum.
Illustration 8:
Bagad, vers 1960.
Source : carte postale, collection personnelle.
Enfin, plus rarement, certains
bagadoĂč
s'inspirent des
pipe-bands
en adoptant leur
disposition de concert, à savoir le cercle fermé :
E) Autres critÚres d'évaluation en concours
Dans
Ar Soner
sont mentionnés aprÚs chaque concours les critÚres utilisés par les juges
pour effectuer leur notation. Tous les
bagadoĂč
sont trĂšs attentifs Ă ces critĂšres de jugement, qui
contribuent à définir le stéréotype du bagad. Un « vrai » bagad est celui qui porte son attention
sur l'ensemble de ces critĂšres.
Outre la présentation, et l'effectif, évoqués plus haut, certains critÚres sont récurrents d'une
année sur l'autre. C'est le cas de la «
cadence », domaine sans cesse mentionné par les rapports
de jury, qui concerne à la fois le tempo choisi et sa régularité. Les airs imposés sont transmis aux
groupes avec une « cadence » (tempo) indiquée. Elle est notée le plus souvent sous forme
numérique ( noire=110, par exemple), ou sous forme littérale (
andante
).
Le respect de la cadence imposée est trÚs important pour le jury ; des mesures précises
sont effectuées lors des concours, au besoin en enregistrant les prestations sur magnétophone
pour avoir la possibilité de les réécouter
78 Par exemple au concours de Juin 1955.
55
Illustration 10:
Bagad scolaire Moulin-Vert de Quimper
Source :
www.filetsbleus.free.fr
(page consultée en avril 2010).
Les commentaires sont trÚs précis : en l'air de marche à 112 « battements » par minute (au lieu des 110 imposés), et d'avoir terminé
122. Un autre groupe a démarré à 112 pour finir à 118... En 1955, le jury reproche aux
bagadoĂč
d'avoir été trop rapides sur un air noté
andantLe jury attache Ă©galement une grande importance aux dĂ©marrages, arrĂȘts, et Ă
« l'exécution
»
(enchaßnements des airs). Au milieu des années 1950 apparaissent les notes
techniques pour chaque pupitre d'instruments. Il faut attendre les années 1960 pour que soient
pris en compte officiellement des critÚres « musicaux » comme les arrangements, les choix d'airs
ou encore « l'interprétation Selon les années, chaque membre du jury note dans l'ensemble des critÚres, ou bien
chacun est spécialisé dans un domaine.
Ci-dessous, nous proposons pour exemple un tableau présentant les critÚres de jugements
lors de quatre concours (chaque domaine était noté sur 20) :
â
â
â
â
Justesse
â
â
â
â
Sonorité
â
â
DĂ©marrages / ArrĂȘâ
â
â
â
EnchaĂźnements
(changements
d'airs)
â
Présentation / Tenue / Allure
â
â
Bombardes
â
â
â
BinioĂč
â
â
â
Batterie / Tambours
â
â
â
79
Ar Soner
n°57 (juin 1954), p. 6.
80
Ar Soner
n°73 (juin 1955), p. 2.
81 En Piste 23 du CD Audio, on trouvera un enregistrement de 1965, oĂč Donatien Laurent, juge, explique au bagad
Bourbriac, aprÚs concours, les critÚres sur lesquels il les a notés.
82
Ar Soner
n°57 (juin 1954), p. 6.
83
Ar Soner
n°63 (janvier 1955), p. 2.
84
Ar Soner
n°101 (mai-juin 1957), p. 7.
85
Ar Soner
n°112 (juillet-août-septembre 1959).
86 Aussi appelés « Introduction ».
87 Ne compte plus dans la moyenne, mais peut servir à établir le classement général.
56
Dénomination, effectif, aspect visuel ou vitesse d'exécution, tels sont les domaines que
BAS veut codifier pour standardiser son invention, le « bagad ». Ces codes sont connus de tous
les sonneurs, par le biais des
Ar Soner
ou des rapports de concours.
Il est un autre domaine que BAS souhaite contrÎler précisément : les instruments. Le but
est d'uniformiser leur fabrication, leur échelle, ou encore leur doigté. Mais cela n'est pas chose
aisée. Dans le domaine instrumental comme toujours dans le milieu des
bagadoĂč
, les directives
officielles s'adaptent aux réalités de terrain.
II â Les instruments, de la facture Ă l'exĂ©cution
Les
bagadoĂč
utilisent deux pupitres dâinstruments mĂ©lodiques : les bombardes et les
cornemuses. BAS dĂ©finit des normes pour la facture de ces instruments, ce qui est dâautant plus
facile que le luthier « fournisseur exclusif »
n'est autre que Dorig le Voyer, président de la
fédération. Les instruments distribués aux sonneurs répondent donc aux exigences des dirigeants
de BAS. Mais la fédération ne peut pas tout contrÎler, et le monopole du luthier-président ne
dure pas trĂšs longtemps. On voit apparaĂźtre dâautres instruments (importĂ©s dâEcosse) au cours
des années 1950. Les instruments du troisiÚme pupitre (percussions) suivent eux une autre
évolution.
Entre normes de lutherie officielles, souhaits des sonneurs, et rĂ©alitĂ©s dâun marchĂ© colossal
de vente dâinstruments, il faut tenter dây voir plus clair.
88 dénomination utilisée dans les publicités de Dorig le Voyer, visible par exemple sur la 4° de couverture de
Câhouez er Beuz
, recueil de partition,
s.l.
, 1953.
57
A) Instruments tempérés : une standardisation jugée nécessaire
En 1947, Jef Le Penven, membre pionnier et censeur musical de BAS, fait lâapologie des
diverses factures de bombardes et binious traditionnels.
« Le charme et l'originalité de notre musique sont précisément faits de la justesse relative des
instruments non-tempĂ©rĂ©s, de cette gamme naturelle (âŠ). Pourquoi dans ces conditions vouloir
''améliorer'' le biniou et la bombarde en adoucissant leur sonorité et en normalisant leur tonalité ?
Ne vaut-il pas mieux jouer du hautbois ou de l'orgue qui eux sont l'aboutissement logique et
parfait de nos deux instruments ?
Mais câest tout le contraire de ce quâil prĂŽne qui va se passer avec le dĂ©veloppement de BAS.
Les bombardes et les
binioĂč
-
braz
utilisĂ©s par les sonneurs vont en effet ĂȘtre standardisĂ©s en un
modÚle unique, ayant notamment une échelle tempérée
Avant lâimport gĂ©nĂ©ralisĂ© de cornemuses Ă©cossaises, la quasi-totalitĂ© des instruments de
bagad est fabriquĂ©e par Dorig le Voyer. Câest lui qui fait le choix de tempĂ©rer lâĂ©chelle de ses
bombardes et de ses
binioĂč-braz
. A lâĂ©poque comme aujourdâhui, on explique ce choix par
différentes raisons :
-
volonté de tourner le dos aux instruments des anciens sonneurs de couple. Dorig le Voyer
considĂšre que les
binioĂč kozh
étaient pour la plupart « atrocement faux »
- acculturation aux « musiques françaises » ou internationales, qui rĂ©pandent lâemploi du
tempérament égal
- « condition peut-ĂȘtre nĂ©cessaire pour dĂ©velopper la musique instrumentale bretonne en
direction de la polyphonie »
Outre la standardisation de lâĂ©chelle, une tonalitĂ© unique est Ă©galement dĂ©finie : celle de Si
bémol. Le choix de cette hauteur a été fait dans les années 1940, et utilisé par Dorig le Voyer
dans lâensemble de sa production. Plus tard, Polig Montjarret attribue ce choix parfois Ă Jef Le
Penven, parfois Ă Dorig le Voyer lui-mĂȘme.
La tonalité de Sib est justifiée comme étant une tonalité médiante entre toutes les hauteurs
de bombardes des sonneurs traditionnels. Les anciens sonneurs utilisaient en effet, selon les
régions de Bretagne, tout un panel de tonalités : des plus graves en pays vannetais (Fa#, Sol),
89 Jef le Penven, Introduction du recueil
Sonitâta Sonerion
,
s.l.
, BAS, 1947.
90 Le terme « tempéré » est employé ici dans le sens de tempérament égal.
91 Cornemuse utilisée par les sonneurs traditionnels, comportant un bourdon, et jouant une octave plus haut que la
bombarde avec laquelle elle forme un couple musical.
92 Dorig le Voyer, « Tradition, que de crimes on commet en ton nom »,
Ar Soner
n°100 (mars-avril 1957), p. 1.
93 Yves Defrance, « Bagad, une invention bretonne féconde »,
Op. Cit
., p. 135.
58
jusquâaux plus aigus en pays bigouden (Do, Do#), en passant par toutes les hauteurs
intermédiaires ailleurs :
« Si Dorig a adoptĂ© la tonalitĂ© de Sib (âŠ) c'est parce qu'elle est la tonalitĂ© ''mĂ©dium'' en
Bretagne, et, en mĂȘme temps, la plus vulgarisĂ©e (âŠ). [Si bĂ©mol] est le meilleur ton pour la
bombarde, pas trop ''aigre'' mais permettant d'atteindre la seconde octave. Mais il sâagit surtout pour les fondateurs de BAS de fournir aux sonneurs un instrument sonnant
Ă la mĂȘme hauteur que les cornemuses Ă©cossaises (celles-ci ayant progressivement montĂ©
jusquâau Si bĂ©mol aprĂšs avoir Ă©tĂ© au dĂ©part en La) :
« Jef le Penven a décidé d'adopter le Sib pour tout le monde, une tonalité géniale car la
bombarde s'est alors trouvée à l'unisson des cornemuses internationales. Cela a permis le
dĂ©veloppement fantastique des bagadoĂč. J'ai vĂ©cu cette pĂ©riode de prĂšs, j'Ă©tais dedanLes normalisations de lâĂ©chelle et de la tonalitĂ© des instruments sont donc antĂ©rieures au
lancement des
bagadoĂč
. Ces normes sont fixées au cours des années 1940, pendant les
premiĂšres annĂ©es dâexistence de BAS. DĂ©jĂ lors des prĂ©cĂ©dents essais de bagad (notamment par
la KAV parisienne dans les années 1930), des instruments tempérés en Si bémol étaient utilisés.
Lorsque les premiers
bagadoĂč
se forment, dans les années 1948 à 1950, tous les sonneurs
possĂšdent donc des mĂȘmes instruments, fabriquĂ©s par Dorig le Voyer (ou par dâautres luthiers
minoritaires, sur le mĂȘme modĂšle). Si la bombarde ne connaĂźt ensuite que peu dâĂ©volutions, ce
nâest pas le cas du
binioĂč-braz
, qui, délaissé au profit de la cornemuse écossaise ou ùprement
défendu, fait beaucoup débat.
Jusquâaux annĂ©es 1970, toutes les bombardes des
bagadoĂč
proviennent des mĂȘmes
luthiers : Dorig le Voyer (le plus gros vendeur),
Lanig
(instruments commercialisés par
Laurenceau Ă Nantes), et Capitaine. Tous les instruments possĂšdent Ă peu de choses prĂšs les
mĂȘmes caractĂ©ristiques de perce, dâĂ©chelle et de hauteur, puisque les luthiers se conforment au
modĂšle de Dorig le Voyer.
94 Polig Montjarret, « Ecossophile et Cornemusophobe »,
Ar Soner
n°87-88 (juin 1956), p. 1-4.
95 Polig Montjarret, dans
Bretagne, Terre de Musiques
de Daniel Morvan, Briec, E-Novation, 2001, p. 14.
96 Hautbois Ă 7 trous. Il ne sâagit pas ici de proposer une histoire complĂšte de lâinstrument, mais simplement de son
utilisation en bagad.
59
Illustration 11:
Bombarde tournée en 1950
par Dorig Le Voyer,
conservée au MUCEM de Paris
Les bombardes BAS se composent de deux parties : un corps de perce conique, et un
pavillon détachable. Le corps comporte sept trous, le dernier se fermant grùce à une clé. Une
anche double en roseau et liĂšge, trĂšs courte, vient se glisser dans lâembouchure ; les lĂšvres du
sonneur sont directement en contact avec cette anche. Les bombardes sont faites dâĂ©bĂšne, ou de
divers bois selon les disponibilitĂ©s. Trois cornes dâivoire cerclent le pavillon et lâembouchure.
Ces bombardes ont un ambitus de deux octaves, la deuxiÚme étant accessible beaucoup
plus difficilement, Ă lâaide dâun renforcement de la pince des lĂšvres et de la pression dâair. Cette
seconde octave nâest pas utilisĂ©e couramment par les sonneurs avant 1957
. Ils explorent
ensuite l'échelle, ne dépassant presque jamais le Fa jusqu'au années 1970.
LâĂ©chelle est diatonique, avec possibilitĂ© dâobtenir un La bĂ©mol mĂ©dium :
Illustration 12
: Echelle des bombardes de bagad
97 La kevrenn Brest-Saint-Marc sâillustre brillamment cette annĂ©e-lĂ avec un arrangement de Pierre-Yves Moign
sur le morceau
Arzon - Evit mont dâan iliz
dans lequel
les bombardes démarrent sur un Do octave. AprÚs ce coup
dâĂ©clat, lâusage de la seconde octave se gĂ©nĂ©ralise.
60
La méthode
Ecole de Bombarde
explique en 1955 que lâon peut obtenir la plupart des demi-
tons en variant la pince (Ré bémol, Mi bécarre, Sol bémol). Cette technique est cependant assez
rarement utilisĂ©e par les musiciens. En revanche, dĂšs les annĂ©es 1950, ils prennent lâhabitude de
scotcher certains trous pour modifier lâĂ©chelle (le plus souvent la moitiĂ© du 5
Ăšme
trou est bouchée
pour obtenir un RĂ© bĂ©mol), ou de trouver des doigtĂ©s de « fourche » pour disposer dâune
« gamme mineure »
La taille de lâanche et la forme de lâinstrument font quâil est impossible de contrĂŽler
efficacement le volume du son produit, qui est trÚs puissant. Néanmoins certains sonneurs
maĂźtrisent la technique des « sons filĂ©s », qui consiste Ă pincer plus fortement lâanche pour
diminuer quelque peu le volume sur une note longue. Cette technique est citée dans la méthode
de Jean l'Helgouach
Ecole de Bombarde
, et fréquemment utilisée par les bombardes de son
bagad, la Kevrenn de Rennes. On en entendra des exemples dans l'extrait suivant :
A labouzig ar c'hoat
par la Kevrenn de Rennes
(sons filés de bombarde).
Disque 33t.
La Bretagne
Vol.II, Paris, Barclay, 1964.
Les bombardes des sonneurs BAS sâĂ©loignent assez fortement des instruments utilisĂ©s par
les sonneurs de couple traditionnels. Le sonneur Laurent Bigot considÚre que « sonner de la
bombarde, câest surtout utiliser un instrument qui nâest plus celui de la tradition »
Lâinstrument mis au point par le Voyer possĂšde une Ă©chelle tempĂ©rĂ©e et une tonalitĂ© standard de
Si bĂ©mol. Mais surtout, il nâest plus possible pour le musicien de faire varier la hauteur de
chaque note, comme pouvaient le faire les anciens sonneurs. En effet, le but est de disposer
d'instruments dont les notes varient le moins possible, pour que « les jeunes sonneurs puissent,
en quelques mois, avoir une justesse suffisante pour jouer en groupe »
La standardisation a également cours pour les anches de bombarde, fabriquées par les
mĂȘmes luthiers.
98
Ecole de Bombarde
, Jean l'Helgouach,
Op. Cit.
99 Le rÚglement du concours de meilleurs sonneurs de 1953 mentionne que «les truquages des
levriadou
ou
bombardes par des papiers collants ou abbuplastes pour obtenir une gamme mineure ne sont pas autorisés »,
Ar
Soner
n°43 (avril 1953), p.12.
100
Op. Cit
.
101 Laurent Bigot, sonneur et enseignant, cité par Yves Defrance dans « Itinéraire d'un sonneur de couple en
Bretagne : Laurent Bigot »,
Les hautbois Populaires, anches doubles, enjeux multiples,
éd. Luc-Charles
Dominique, Courlay, Modal, 2002, p.224.
102
Ibid.
61
Il semble que la facture des bombardes ne varie que trĂšs peu pendant les trois premiĂšres
dĂ©cennies de BAS. Le seul fait notable est lâadjonction du 2
nde
clĂ© Ă la main droite servant Ă
jouer le La bémol grave
(pour se calquer sur le
chanter
Un travail plus approfondi sur le tempérament des bombardes dans les années 1950 et
1960 serait à mener. AprÚs avoir produit pendant de nombreuses années des instruments
uniquement tempérés, il est possible que Dorig le Voyer ait tourné des bombardes conçues pour
s'adapter aux cornemuses écossaises, qui possédent un tempérament propre. Les tempérament
des instruments n'a jamais été évoqué explicitement. Mais Yves Tanguy,
penn-
bombarde
de
Brest-Saint-Marc parle de « bombardes qui pouvaient sâaligner des cornemuses Hardie »
« nouvelles bombardes Dorig dont l'échelle s'adapte mieux aux cornemuses »
C)
BinioĂč-braz
et bagpipe
Il faut mentionner que quelques essais éphémÚres de
bagadoĂč
utilisant le
binioĂč kozh
et
non le grand biniou ont Ă©tĂ© tentĂ©s. Câest le cas du bagad de Carnac, fondĂ© par Alain le BuhĂ© en
1964. Ce dernier espĂšre dâailleurs encore que de telles expĂ©riences puissent voir le jour :
« Jâattends, encore aujourdâhui, quâun bagad ait le courage de jouer avec un pupitre entier de
petit biniou, qui est lâinstrument breton, et pas avec un pupitre de cornemuses. De qui, de quoi
avons-nous honte ? »
Mais câest vĂ©ritablement le grand
binioĂč
qui sâimpose au sein des
bagadoĂč
, pour de multiples
raisons. Les jeunes veulent tourner le dos à une pratique jugée ancienne et démodée (dÚs les
annĂ©es 1930, le petit biniou tendait Ă ĂȘtre remplacĂ© par le grand), imiter les Ă©cossais, disposer
dâun instrument adaptable en ensemble, moins aigu et plus facile Ă accorder.
Une distinction préalable est nécessaire, puisqu'une confusion rÚgne souvent dans les
termes utilisés pour parler de la cornemuse de bagad. Le
binioĂč-braz
est le nom donné par
Dorig Le Voyer Ă la cornemuse quâil invente et fabrique en Bretagne. La
cornemuse écossaise
est lâinstrument importĂ© dâEcosse, utilisĂ© massivement par les
bagadoĂč
aprĂšs 1955.
103 Nous avons trouvĂ© les premiĂšres traces de ces clĂ©s de La bĂ©mol en 1957, mais il nâa pas Ă©tĂ© possible de
dĂ©terminer lâĂ©poque oĂč ce principe se gĂ©nĂ©ralise.
104 Tuyau mélodique des cornemuses écossaises, dont le La grave est bémol.
105 Yves Tanguy, cité dans Alain Cabon,
La kevrenn Brest-Saint-Marc, bagad d'exception(s)
, Spézet, Coop-Breizh,
2008.
106 Yves Tanguy, cité dans
Herri Léon et le Scolaich Beg an Treis
, Gilles Goyat,
et. alii
.,
Op. Cit
., p. 56.
107 Entretien avec Alain le Buhé, le 29/03/2010.
108 [Grand biniou].
62
Les deux termes sont frĂ©quemment employĂ©s lâun pour lâautre, Ă lâĂ©poque comme
aujourd'hui. Il est vrai quâils sont proches, puisque Dorig le Voyer sâest grandement inspirĂ© de
lâinstrument Ă©cossais pour mettre au point son
binioĂč-braz
. Mais câest prĂ©cisĂ©ment les quelques
différences qui existent entre les deux instruments qui font débat au sein des
bagadoĂč
.
Jusquâau milieu des annĂ©es 1950, tous les
bagadoĂč
jouent sur des
binioĂč-braz
de Dorig le
Voyer. En effet, lorsquâun bagad se monte, BAS lui conseille de commander lâensemble de ses
instruments au luthier officiel. Les exceptions sont rares, il sâagit de sonneurs qui possĂ©daient
déjà un instrument avant leur affiliation à la fédération. Ainsi Georges Cadoudal sonne-t-il au
bagad de Bourbriac sur une cornemuse écossaise Hardie
, tandis que tous les autres sonneurs
utilisent des
binioĂč-braz.
Dorig le Voyer propose Ă©galement dâautres modĂšles de
binioĂč-braz
Ă
un ou deux bourdons, pour les jeunes sonneurs (ces instruments sont parfois nommés
biniou-
nevez
).
Illustration 13:
Biniou-bras
fabriqué par
Dorig le Voyer en 1950.
Conservé au MUCEM de Paris.
Illustration 14:
Cornemuse écossaise du
début du XX
e
siĂšcle.
Conservé au MUCEM de Paris.
109 Fabricant écossais de cornemuses.
110 [Nouveau biniou].
63
Puis Ă partir de 1953-54, les
bagadoĂč
commencent Ă se procurer des cornemuses
Ă©cossaises, directement en Ecosse, par le biais de systĂšme plus ou moins lĂ©gaux. Lâimportation
dâinstruments Ă©cossais nâest pas rĂ©cente, elle est antĂ©rieure au dĂ©veloppement des
mais câest la premiĂšre fois quâelle a lieu de façon aussi gĂ©nĂ©ralisĂ©e. Cela sâexplique par deux
raisons. PremiĂšrement, les dĂ©lais dâattente pour obtenir des
binioĂč-bras
de Dorig le Voyer sont
relativement longs. Martial Pézennec se souvient que le luthier de BAS étaient « avant tout un
artiste, et quâil livrait quand il pouvait »
bagadoĂč
voient en Ecosse un moyen plus sûr et
plus rapide de commander des instruments.
Mais surtout, les sonneurs de bagad préfÚrent les instruments écossais, au son jugé plus
puissant et plus agréable. Ils se désintéressent des
binioĂč-bras
du luthier breton. C'est le début
du courant qu'on nomme à l'époque « écossomanie », qui se caractérise par une véritable
fascination des instruments écossais. Une longue querelle va avoir lieu entre les partisans du
binioĂč-bras
de Dorig le Voyer, et les ''écossomanes'' qui vantent les mérites des cornemuses
écossaises.
Dorig le Voyer tente par tous les moyens de défendre son affaire en affirmant que le
binioĂč-bras
quâil a mis au point est un instrument bien breton, et pas une simple copie de
cornemuse de piÚtre qualité. Il élabore une théorie selon laquelle son instrument serait inspiré
dâune cornemuse ancienne, jouĂ©e dans toute lâEurope, « le biniou idĂ©al, d'une tonalitĂ© identique
Ă celle de la bombarde, et certainement du mĂȘme type que les autres cornemuses
européennes »
. Le
binioĂč-kozh
breton ne serait selon lui quâune mauvaise Ă©volution, bien trop
aigue
, de cet instrument idĂ©al : une mauvaise Ă©volution quâil se serait attachĂ© Ă rectifier en
fabriquant ses
binioĂč
-
bras
. Il a « la prétention d'avoir conservé le timbre du
biniou-koz
et de
jouer une octave plus bas »
Polig Montjarret soutient tout d'abord Dorig le Voyer sur ce sujet, admettant avoir lui-
mĂȘme participĂ© Ă l'Ă©laboration du
biniou-bras
(c'est lui qui a démandé de réduire la volume
sonore). Mais Ă partir de 1956, il remet finalement lui-aussi les instruments bretons en question,
pensant qu'ils ne sont pas assez puissants pour jouer en bagad. Polig Montjarret explique que
111 Câest notamment cette importation de cornemuses Ă©cossaises qui menacĂ©, aprĂšs la 1
Ăšre
Guerre Mondiale, la
pratique du
binioĂč bihan.
Câest Ă ce moment que le qualificatif de
koz
[vieux] a Ă©tĂ© attribuĂ© Ă lâancien
binioĂč.
Voir Ă ce sujet le mĂ©moire de Steven Ollivier sur lâacculturation de la cornemuse Ă©cossaise en Bretagne (
cf.
Bibliographie).
112 Entretien avec Martial Pézennec, le 30/03/2010.
113 Dorig le Voyer, « Traditions, que de crimes on commet en ton nom »,
Ar Soner
n°100 (mars-avril 1957).
114 le
binioĂč-kozh
sonne une octave plus haut que la bombarde, avec une tessiture La
4
-Si
b
5
.
115 Dorig le Voyer,
Ar Soner
n°84 (mars 1956), p. 2.
64
Dorig le Voyer « n'avait pas créé son
biniou-bras
pour le bagad, mais pour le couple »
, et
avoue donc penser que les
bagadoĂč
« ne [peuvent] se satisfaire des
biniou-bras
bretons, ceux ci
ayant perdu les caractéristiques essentielles des
bagpipes
(puissance, dimension d'outres,
anches dures...) »
Dâailleurs la majoritĂ© des sonneurs ne semblent pas convaincus par les thĂ©ories quelque
peu fumeuses de Dorig le Voyer, et ne voient dans le
binioĂč
-
bras
quâune mauvaise copie de
cornemuse écossaise, avec des défauts de puissance et de sonorité.
Les deux instruments possĂšdent une poche, un tuyau dâinsufflement (le
sutell
en breton),
un tuyau mélodique (le
chanter
en anglais ou
levriad
en breton) et trois bourdons. Le
levriad
, de
perce conique, est muni dâune anche double, et les trois bourdons cylindriques dâanches
simples ; toutes ces anches sont en roseau. Les deux bourdons « ténors » donnent un Si bémol,
et le bourdon « basse » un Si bĂ©mol Ă lâoctave infĂ©rieure.
Outre la différence de puissance sonore,
binioĂč-bras
et cornemuse écossaise diffÚrent au
niveau du doigté. Dorig avait mis au point un
levriad
pensĂ© pour ĂȘtre trĂšs simple Ă jouer. Ainsi,
on pouvait le jouer en « doigtĂ© ouvert », de la mĂȘme façon que la bombarde (avec lâidĂ©e que les
sonneurs puissent jouer les deux instruments). La cornemuse écossaise se joue elle en doigté
fermé
. Plus compliquĂ© au premier abord, il nâa pas rebutĂ© les sonneurs de bagad ; au contraire,
ce raffinement de doigtĂ© les a mĂȘme attirĂ©. Le doigtĂ© fermĂ©, appelĂ© aussi « doigtĂ© Ă©cossais », se
répand rapidement au sein des
bagadoĂč
, en mĂȘme temps que les instruments Ă©cossais. En 1955,
il devient le doigté officiel de la fédération, suite à une décision de la Commission Technique :
« Le doigté appelé à tort doigté « spécial » ou « écossais » est à considérer désormais comme le
doigté « normal » du biniou
. »
La seconde différence importante, source de conflits, concerne l'échelle donnée par le
levriad
. Deux camps, menĂ©s par Dorig Le Voyer et Herri LĂ©on, sâopposent sur cette question.
Le
binioĂč-bras
donne une gamme comprenant deux
La
bécarres :
116 Polig Montjarret, « Ecossophile et Cornemusophobe »,
Ar Soner
n°87-88 (juin 1956).
117 Cornemuses écossaises.
118 Polig Montjarret, « Traditions anciennes et récentes »,
Ar Soner
n°117 (juin 1960).
119 En doigté ouvert, il suffit de lever un doigt pour changer de note. En doigté fermé, c'est plus compliqué ;
certaines notes nécessitent des doigtés différents.
120 Compte-Rendu de la Commission Technique de décembre 1954,
Ar Soner
n°63 (janvier 1955), p. 1.
65
Illustration 15:
Echelle du biniou-bras
Il est nĂ©anmoins possible dâobtenir le
La
bémol aigu avec un doigté fourché. Il s'agit d'une
échelle en tous points identique à celle de la bombarde.
Le
chanter
des cornemuses écossaises donne une échelle ou les deux
La
sont bémols :
En 1956, Dorig le Voyer, Jean lâHelgouach et Herri LĂ©on sâaffrontent par articles
interposés concernant ces fameux
La
bécarres et bémols. Chacun y va de ses arguments plus ou
moins fondĂ©s, pour dĂ©fendre lâun ou lâautre des instruments.
Dorig le Voyer et Jean lâHelgouach justifient
biniou-bras
en disant quâelle
est citée par Maurice Duhamel
comme étant la plus couramment employée en Bretagne. Herri
LĂ©on raille cette affirmation en disant quâil sâagit aussi de la « gamme des airs modernes »
(gamme majeure). En effet, cette véritable gamme de
Si
bémol majeur semble en complÚte
« contradiction avec l'ambition modale [de BAS]»
De son cÎté, Herri Léon prÎne une adoption totale de l'échelle écossaise, qui selon lui
était déjà utilisée par les anciens sonneurs (mode de
Sol
). Il considÚre que cette échelle
121 Dorig le Voyer, « RĂ©ponse Ă Herri LĂ©on », et Jean lâHelgouach, « Lâinvasion Ă©cossaise »,
Ar Soner
n°84 (mars
1956)
122 Dans son ouvrage
Musiques Bretonnes, GwerzioĂč ha sonioĂč Breiz-Izel
, Paris, Rouart-Lerolle, 1913, rééd.
Dastum 1997.
123 Herri Léon, « Tradition et évolution, considérations sur le doigté du
biniou-bras
»,
Ar Soner
n°84 (mars 1956),
p. 1.
124 Yves Defrance, « Bagad, une invention bretonne féconde »,
Op. Cit.
, , p.125.
66
Illustration 16:
Echelle de la cornemuse écossaise
permettrait de jouer dans différents modes (mode de
Sol
sur
Si
bémol, mode de
La
sur
Do
, etc.).
Il veut mĂȘme convaincre Dorig de modifier lâĂ©chelle de ses
binioĂč-bras «
non parce que c'est la
gamme utilisée en Ecosse, mais parce que les exigences de l'harmonie comme celles de la
tradition s'accordent pour nous le recommander »
La discussion et la comprĂ©hension entre les deux camps est dâautant plus difficile que les
premiers utilisent la notation en hauteur rĂ©elle (et parlent donc dâune Ă©chelle de
Si
bémol) tandis
quâHerri LĂ©on persiste Ă parler en notation Ă©cossaise (il parle d'une Ă©chelle de
La
).
Les cornemuses écossaises se répandant, leurs
La
bémols posent des problÚmes de
compatibilité avec les bombardes ; ces derniÚres ne disposent dans le grave que d'un
La
bécarre.
Le mĂȘme problĂšme se pose dans l'aigu. Cela ne semble pas gĂȘner outre-mesure les
bagadoĂč
qui
jouent simultanément des
La
bémols et des
La
bécarres.
On trouvera dans la piste audio suivante deux exemples de ce fait. Dans le premier, les
La
bĂ©mols graves des cornemuses sont jouĂ©s en mĂȘme temps que les
La
bécarres graves des
bombardes. Dans le second exemples, les
La
bĂ©mols aigus des cornemuses sont jouĂ©s en mĂȘme
temps que les
La
bécarres aigus des bombardes :
1) Gavotte Pourlet, par la Kevrenn de Rennes
Disque 33t.
La Bretagne, Vol.II,
Paris, Barclay, 1964
2) Plinn, par la Kevrenn de Rennes
Disque 45t.
s.n, Festival des Cornemuses 1960
, Paris, Ricordi, 1960
Patrick Molard se souvient
qu'au bagad de Saint-Malo, pour remédier à ce problÚme, on
apprenait aux sonneurs de bombardes Ă ne pas jouer les
La
graves. Sur certains morceaux, ils
devaient donc « sauter » des notes...
Mais surtout,
binioĂč-bras
et cornemuses Ă©cossaises nâont pas le mĂȘme tempĂ©rament. Les
premiers sont tempérés, tandis que les secondes possÚdent une échelle proche de la gamme
« naturelle » ou « acoustique » (basĂ©e sur la progression des harmoniques dâun son, en
lâoccurrence le
Si
bémol).
125 Herri Léon, « Tradition et évolution, considérations sur le doigté du
binioĂč-bras
»,
Ar Soner
n°84 (mars 1956).
126 Anecdote racontée lors de la Conférence-Hommage à Herri Léon, le 10/04/2010 à Porspoder (29).
67
On trouvera ci-dessous un tableau comparant lâĂ©chelle dâune cornemuse Ă©cossaise (des
années 1950 et 60)
, et du
binioĂč-bras
tempéré (avec un Sib à 474 Hz) :
Note
Sib
Do
RĂ©
Mib
Fa
Sol
La (b)
Sib
2
Intervalle
2
nde
3
ce
4
te
5
te
6
te
7
eme
8
ve
Cornemuses
(gamme ânaturelleâ)
1
9/8
5/4
27/20
3/2
5/3
9/5
2
BinioĂč-bras
(tempérament égal)
1
2
2/12
2
4/12
2
5/12
2
7/12
2
9/12
2
10/12
2
Fréquences
cornemuses
(en Hz)
474
533,25
592,5
639,9
711
790
853,2
948
Fréquences
binioĂč-bras
(en Hz)
474
532
597,2
632,7
710,2
797,2
844,6
948
Il semble que cette diffĂ©rence de tempĂ©rament nâait pas Ă©tĂ© thĂ©orisĂ©e Ă lâĂ©poque, aucun
tĂ©moignage Ă©crit ne lâĂ©voque explicitement. NĂ©anmoins la majoritĂ© des sonneurs trouvent que
lâĂ©chelle de la cornemuse Ă©cossaise est « plus agrĂ©able », et surtout quâelle « sonne mieux »
avec les bourdons que celle du
binioĂč-bras
. Emile Allain Ă©crit en 1953 quâun « bon
levriad
doit
ĂȘtre faux, c'est Ă dire ne pas reproduire la gamme d'un piano, par exemple, mais au contraire
posséder une gamme propre. Cette gamme s'accorde davantage au son invariable des
bourdons »
Cette prĂ©fĂ©rence vient du fait que les bourdons de lâinstrument produisent un spectre trĂšs
riches en harmoniques. La gamme « naturelle » de la cornemuse écossaise comporte des notes
dont les fréquences sont proches des différentes harmoniques générées, à la différence de la
gamme tempérée du
binioĂč-bras
. Lâassociation des bourdons et des
chanter
écossais est donc la
plus plaisante pour le sonneur breton des années 1950.
Pendant quelques années, les instruments écossais cohabitent avec ceux de Dorig le Voyer.
Mais finalement, ce sont les cornemuses écossaises qui triomphent ; en plus des différences
sonores (puissance, timbre, échelle), les musiciens trouvent que les cornemuses écossaises ont
127 D'aprĂšs les informations du site
www.pipingup.com
de Ronan Latry, Ă qui nos plus vifs remerciements sont
adressés.
128 Emile Allain,
Ar Soner
n°49-50 (octobre-novembre 1953), p. 13.
68
plus « dâallure » (les bourdons sont montĂ©s de maniĂšre plus verticale que ceux des
binioĂč-bras
).
Alain le Buhé explique que cet échec a été pour le luthier de BAS « une véritable
cassure, ça lâa complĂštement dĂ©moli »
. Il arrĂȘte donc sa production de
binioĂč-bras
, mais
continue Ă fournir les
bagadoĂč
en bombardes.
D) L'obsession de la justesse
Faire jouer juste les sonneurs est le principal cheval de bataille des dirigeants de
bagadoĂč
.
Yves Defrance Ă©crit mĂȘme que la justesse est une « vĂ©ritable obsession des cadres de la BAS
jusque dans les années 1970 »
Se préoccuper de la justesse apparaßt comme un moyen de légitimer la musique de bagad,
de se hisser au niveau des autres instruments et de se démarquer de la pratique des anciens
sonneurs traditionnels, que l'on considÚre comme « faux » :
« Les sonneurs doivent obtenir de leurs instruments la note juste. A ce jour, la plupart des
sonneurs ne se sont jamais attachés à une telle recherche, le rythme nécessaire à la danse ayant
seul pour leur auditoire de l'intĂ©rĂȘt (...). Si l'on veut que [nos instruments] cessent d'ĂȘtre
considérés comme mineurs, il faut leur donner des titres de noblesse
. »
Les rapports de jury publiés aprÚs chaque concours fustigent inévitablement les
bagadoĂč
qui ne prĂ©sentent pas un « bon accord », et en 1954 Polig Montjarret fait mĂȘme adopter une
mesure draconienne, adoptée à l'unanimité par le comité directeur de BAS :
« Le jury estimant mauvais l'accord d'un bagad aurait la facultĂ© d'arrĂȘter immĂ©diatement les
épreuves et de renvoyer le groupe s'accorder. Si l'accord n'était pas meilleur, lors de sa deuxiÚme
présentation devant le jury, le groupe serait définitivement disqualifié. La premiÚre qualité d'un
bagad est de sonner juste. (...) Désormais on n'entendra plus de bagadou faux aux concours BAS
puisqu'ils seront invités à aller s'accorder, ou ne se feront plus entendre
. »
Il n'y a néanmoins aucune trace de l'application de cette mesure.
Cette obsession de la justesse de la BAS a pour but de lutter contre une attitude assez
laxiste des sonneurs à cet égard. Les personnes rencontrées en entretien, qui étaient tous cadres
et formateurs, se souviennent des difficultés rencontrées lorsqu'il s'agissait d'accorder les
musiciens, et surtout de faire comprendre Ă tous l'importance de jouer juste. Nombreuses sont
les anecdotes de
bagadoĂč
s'accordant une seule fois « pour la saison entiÚre », ou de sonneurs
sortant les cornemuses des Ă©tuis en pensant ĂȘtre toujours justes :
129 Entretien avec Alain le Buhé, le 29/03/2010.
130 Yves Defrance, « Bagad, une invention bretonne féconde »,
Op. Cit.
, p. 136.
131
Ar Soner
n°21 (avril 1951).
132 « Compte-rendu du C.D de BAS »,
Ar Soner
n°61 (décembre 1954), p. 8.
69
« Je me rappelle une fĂȘte Ă Rostrenen mĂȘme. Le jour dit, nous nous y retrouvons. Et le dĂ©filĂ©
partit sans que personne n'ait éprouvé le besoin d'accorder les instruments, puisque l'accord avait
été fait lors de la répétition précédente..Les dirigeants des
bagadoĂč
de premiÚre catégorie passent de longues minutes à accorder
les bourdons des cornemuses avant chaque prestation, et sont réguliÚrement sollicités pour
accorder les groupes des catégories inférieures. D'ailleurs Christian Hudin, responsable de la
Kevrenn de Rennes
, assure avoir conservé une oreille trÚs sensible à la justesse plus de trente
ans aprĂšs avoir arrĂȘtĂ© de jouer, au point de rĂ©accorder parfois des jeunes enfants qui jouaient du
violon dans sa maison !
La premiÚre norme de justesse imposée par BAS est la fréquence du Si bémol, les
instruments ayant été uniformisés dans cette tonalité. BAS, et surtout Dorig le Voyer,
recommandent aux groupes d'opter pour un Si bémol ni trop haut, ni trop bas. Il écrit en 1954 un
compte-rendu de concours trĂšs virulent sur cette question :
« Il y a quelques années, le
Si
bémol a dégénéré en
Si
naturel ; les binious sonnaient faux, mais
peu importe. Puis, la mode a changĂ©, d'un extrĂȘme Ă l'autre toujours, on a jouĂ© presque en
La
.
Résultat, les binious sont restés faux, mais d'une autre façoLa virulence et le ton passionné de Dorig le Voyer viennent du fait qu'il est encore à cette
époque le principal luthier de bombardes et de cornemuses, et qu'il tourne ses instruments pour
ĂȘtre accordĂ©s avec un
Si
bémol à une certaine fréquence. Lorsque les sonneurs accordant leurs
instruments à une autre hauteur se plaignent d'avoir une échelle fausse, et remettent en cause
son travail, il leur renvoie la faute. Le mĂȘme problĂšme, se rĂ©pĂštant en 1955, le fait s'Ă©crier « le
Si
bémol n'est pas une note fantaisiste, il est temps que chacun le sache ! Ces accordages propres à chaque groupe posent aussi problÚme lorsqu'il s'agit de faire jouer
plusieurs
bagadoĂč
ensemble. En 1955, Albert Hémery remarqujouer les
bagadoĂč
lors des triomphepropose donc l'achat par tous les groupes d'un diapason de mĂȘme marque, le « Magic Key », qui
donnerait le mĂȘme
Si
bĂ©mol Ă tout le monde. La mĂȘme annĂ©e Dorig le Voyer Ă©crit l'article
« Il
vous faut un diapason Si
bémol préconisé est donc sans doute celle correspondant au
La
440 Hz (
Si
bémol = 466.16 Hz).
133 Martial Pézennec, dans Armel Morgant, « Bagad , vers une nouvelle tradition ? »,
Op. Cit.
, p. 11.
134 Dorig le Voyer, « AprÚs Quimperlé »,
Ar Soner
n°58 (juillet 54), p. 5.
135 Dorig le Voyer, « Il vous faut un diapason »,
Ar Soner
n°80 (novembre 1955), p. 7.
136 Compte-Rendu du Comité Directeur de BAS,
Ar Soner
n°80 (novembre 1955), p. 3.
137 ClĂŽture d'un dĂ©filĂ© lors des grandes fĂȘtes folkloriques, oĂč tous les sonneurs prĂ©sents jouent ensemble.
138 Dorig le Voyer, « Il vous faut un diapason »,
Ar Soner
n°80 (novembre 1955), p. 7.
70
Rien n'y fait, à l'écoute des disques on se rend compte que les
bagadoĂč
continuent Ă
utiliser des hauteurs de diapason différentes.
Hormis la hauteur absolue du diapason, les jugements concernant la justesse portent sur
les intervalles de l'échelle. Pendant une dizaine d'années, alors que la majorité des groupes
utilisent les instruments fabriqués par Dorig le Voyer, « sonner juste » signifie jouer selon les
intervalles du tempérament égal. Plus tard, avec l'adoption massive des cornemuses écossaises,
cette question de justesse devient trÚs relative ; les instruments écossais ont une échelle qui leur
est propre, tandis que celle des bombardes reste tempérée.
E) Les batteurs
Si les cornemuses et dans une moindre mesure les bombardes focalisent toutes les
discussions du monde de la BAS, le troisiĂšme pupitre - la batterie
pauvre » du bagad. Les jeunes sâengageant alors dans un bagad sont pourtant nombreux Ă
choisir dâĂȘtre batteurs. Mais la formation des musiciens, la standardisation des instruments et
des techniques instrumentales sont beaucoup plus tardives que pour les deux autres pupitres.
Nous avons relativement peu d'informations sur la facture instrumentalea des instruments
de percussions pour la période qui nous intéresse. Il semble que des caisses claires diverses
soient utilisées, selon les approvisionnements possibles, avant qu'à la fin des années 1950 ne se
répandent progressivement les « batteries BAS » (caisses claires écossaises, grosse caisse, toms
ténors écossais). En revanche, les
Ar Soner
parlent souvent du jeu des batteurs.
Dans les premiÚres années, la considération de ces musiciens comme partie intégrante du
bagad nâest pas toujours Ă©vidente ; on ne les nomme pas « sonneurs », mais « batteurs ».
Souvent, ils ont un statut un peu Ă part au sein des groupes. Batteurs dans dâautres formations
(cliques, par exemple) ils peuvent ne rejoindre le bagad que ponctuellement, Ă lâoccasion des
concours et des prestations estivales, sans forcément suivre tout le cycle annuel de cours et de
répétitions.
En 1951, le Conseil dâAdministration se pose mĂȘme la question de « savoir si les batteurs
doivent appartenir à BAS »
. La réponse donnée est oui, et de nouveaux rubans permettant
dâidentifier les batteurs sont alors créés.
139 terme employĂ© Ă lâĂ©poque pour dĂ©signer les percussions : caisses claires (appelĂ©es aussi « tambours de fond » ,
toms (« ténors ») et grosse caisse.
140 Compte-rendu du Conseil dâAdministration de BAS,
Ar Soner
n°26 (novembre 1951)
71
Dâun point de vue musical, le pupitre batterie est loin dâĂȘtre considĂ©rĂ© comme le plus
important du bagad, nâĂ©tant quâaccompagnateur rythmique des deux autres pupitres mĂ©lodiques.
En 1965, Donatien Laurent, jurĂ© du concours, explique volontiers quâun groupe « a beau avoir
de trĂšs bons tambours, on ne mettra pas un groupe premier pour ses tambours. Par contre, on le
mettra premier pour ses bombardes
Câest Ă la fin des annĂ©es 1950 que se met en place, Ă lâimage de ce qui a Ă©tĂ© fait pour la
bombarde et la cornemuse, une véritable entreprise de codification de la batterie de bagad.
La présence historique en Bretagne de trios instrumentaux bombarde-biniou-tambour est
attestée. Mais, en l'absence de sources concrÚtes, le jeu de batterie en bagad ne se fait pas
par
rapport
Ă une tradition bretonne. Les modĂšles des batteurs de bagad sont autres : les
pipe-bands
écossais, et les tambours militaires ou « de patronages ».
Lâinfluence Ă©cossaise est la plus forte et la plus affirmĂ©e. Ce sont les
pipe-bands
qui ont
donnĂ© lâidĂ©e dâintroduire ce pupitre de percussions. BAS revendique haut et fort ce modĂšle des
batteurs écossais, sans que cela ne pose le moindre problÚme parmi les sonneurs
. Pierre
Lavanant se souvient que « les batteries adoptaient, sans grand débat à [sa] connaissance, les
techniques écossaises »
La seconde influence, qui au contraire est complÚtement désavouée par BAS, est celle des
batteries militaires françaises, et par extension de ceux que lâon appelle les batteurs de
« patro[nages] ». Bien souvent, les batteurs de bagad ont une expérience antérieure ou parallÚle
en clique. La fĂ©dĂ©ration, si elle encense le fait dâimiter le jeu des batteurs Ă©cossais, fustige
systĂ©matiquement toute ressemblance avec un jeu de clique de patronage. Câest le cas de la
Kevrenn de Rennes
au concours de 1954 ; le jury indique que son pupitre batterie
«
a de la peine
à se débarrasser des battements traditionnels de patronage
Polig Montjarret Ă©crit Ă plusieurs reprises quâil est plus facile dâapprendre la batterie Ă des
dĂ©butants que de changer le style dâanciens batteurs :
« Il est plus aisé de travailler un terrain neuf, que d'essayer d'adapter à une nouvelle formule de
vieux batteurs militaires chevronnés
. »
« Il est certain qu'il est plus aisé de former un batteur de bagad et d'exiger de lui aussitÎt une
technique difficile, que de reformer un excellent batteur de patronage ou de l'armée
. »
141 Source : Enregistrement par Daniel Le Ny de Donatien Laurent, sâadressant au bagad de Bourbriac Ă l'issue du
concours de 1965. Document déposé à Dastum.
142 Ce qui nâest pas le cas en ce qui concerne le modĂšle Ă©cossais pour la cornemuse.
143 Pierre Lavanant, cité dans
Herri Léon et le Scolaich Beg an Treis
,
Op. Cit.
, p. 77.
144 Compte-rendu de concours,
Ar Soner
n°58 (juillet 1954), p.7
145
Ar Soner
n°45 (juin 1953), p.8
146
Ar Soner
n°58 (juin 1954), p.7
72
JusquâĂ la fin des annĂ©es 1950, il est frappant de constater quâil nây a en Bretagne aucun
moniteur reconnu de batterie, aucun travail de formation des batteurs. En lâabsence de bretons
spĂ©cialistes, BAS se tourne alors vers lâEcosse et ses champions de caisses claires.
Ar Soner
de
Mars 1953 publie un communiqué intitulé « La technique écossaise au secours des
bagadoĂč
de
Bretagne », évoquant le projet de formateurs écossais intervenant de façon itinérante au sein des
groupes bretons.
Le projet voit le jour lâannĂ©e suivante, en 1954 ; câest le dĂ©part dâune formation
standardisée des batteurs de bagad. Un moniteur écossais « champion du monde », Bobby
M
c
Gregor, intervient en Bretagne pendant deux mois. Accompagné de Polig Montjarret, il se
déplace chez tous les
bagadoĂč
qui en font la demande. Les cours quâil donne sont enregistrĂ©s et
édités sur un disque par BAS et la
Kevrenn Câhlazik
quimpéroise.
La relation avec les batteurs écossais a lieu également par le biais de « jumelages »,
échanges entre jeunes bretons et écossais. En 1954, des batteurs de
bagadoĂč
vont fréquenter les
écoles écossaises, et des batteurs écossais viennent en retour aider les groupes bretons.
LâĂ©change est unilatĂ©ral : les bretons vont se former, les Ă©cossais viennent former.
La totale dĂ©pendance des batteurs bretons aux cousins dâoutre-Manche se manifeste
également par le fait de faire appel exclusivement à des juges étrangers lors des concours. Alors
que pour les bombardes et les cornemuses, la BAS privilégie petit à petit un jugement par des
bretons, pour la batterie cela est impossible :
« [Les juges étrangers ne seront admis que s'ils] connaissent dans ses grands principes notre
musique instrumentale populaire et sont conscients de la position particuliĂšre de nos bagadou. Ils
devront de prĂ©fĂ©rence ĂȘtre assistĂ©s d'un juge breton. Il va sans dire qu'une telle restriction ne
concerne pas la batterie pour laquelle, en l'absence d'une école vraiment bretonne du tambour, la
compétence des juges irlandais et écossais n'est pas mise en cause. »
Le souhait de voir émerger cette « école bretonne du tambour » n'est pas nouvelle. DÚs
1950, BAS voulait que les batteurs utilisent « des battements appropriés aux airs bretons »
Mais il faut attendre 1955 pour que cette école bretonne commence à se développer, sous
lâimpulsion dâun seul homme : Ferdinand ''Ferdy'' Kerne.
Penn-
batteur
au bagad
Brest-ar-Flamm
,
il est réguliÚrement sollicité par Polig Montjarret pour uniformiser et développer la pratique des
batteries bretonnes. La BAS et Ferdy Kerne veulent un style de batterie propre aux
bagadoĂč
,
inspiré des
pipe-bands
sans en ĂȘtre trop dĂ©pendant,
mais surtout libéré du style des
cliques de
patronage :
« Le moment est venu de laisser l'Ăšre des battements bĂątards issus de clique ou composĂ©s « Ă
l'estime. »
147
Ar Soner
n°100 (mars-avril 1957), p.17
148 Compte-Rendu de la CEAF,
Ar Soner
n°17 (Octobre 1950)
149 Ferdy Kerne, cité par Emile Allain dans « A quand une véritable école bretonne du tambour ? »,
Ar Soner
n°77
73
Ferdy Kerne met progressivement en place la formation des batteurs de bagad, pour
succĂ©der Ă un apprentissage quelque peu anarchique. Le principal projet est la publication dâune
méthode de batterie, pour faire suite aux méthodes de bombarde et de cornemuse qui viennent
dâĂȘtre publiĂ©es
« Actuellement BAS sort des bouquins pour biniou et bombarde. Le parent pauvre reste le
tambour. »
Cette méthode tant attendue verra finalement le jour en 1962
, aprĂšs que Ferdy Kerne ait
réguliÚrement publié dans
Ar Soner
des articles, conseils et partitions Ă destination des batteurs
de bagad.
Il sâagit dâabord dâuniformiser et de complexifier le jeu des batteurs, nombreux Ă©tant les
groupes qui se contentent alors de répéter une seule mesure pendant tout le morceau. Les cycles
rythmiques joués en boucle sont de plus en plus longs (plusieurs mesures), et, progressivement,
à chaque air mélodique va correspondre une partition de caisse claire. Il faut attendre la
décennie 1960 pour que les airs imposés aux
bagadoĂč
soient systématiquement accompagnés de
leur partition de caisses claires.
Il faut également uniformiser la notation des partitions de batterie. Les batteurs bretons
utilisent le systÚme symbolique rythmique commun à toutes les techniques européennes de
caisses claires (
RA
,
FLA
, etc.) ainsi que la notation solfĂšgique.
Il y a dĂ©bat sur le fait de savoir sâil faut aller jusquâĂ codifier avec quelles mains sont
jouĂ©es les coups. Jusquâen 1960, cela ne se fait pas, chaque batteur alterne Ă sa guise main
gauche et main droite. Lorsque proposition est faite par BAS de noter les mains, Ferdy Kerne
sây oppose :
« [Cela] serait contraire aux rÚgles traditionnelles de la batterie [et] équivaudrait à imposer
absolument une maniÚre de jouer à tous, sans laisser la moindre place au goût, à l'interprétation,
à l'imagination. Un batteur n'est pas une mécanique sans cerveau mais bien un musicien qui
possĂšde le sens du rythme, libre Ă lui de maintenir ce rythme Ă sa maniĂšre, avec ses deux mains
et sans que l'une ou l'autre ne soit imposée à tel ou tel coup précis.
Pourtant, les leaders des pupitres batterie ont déjà commencé depuis longtemps à uniformiser les
coups de leurs batteurs. Les partitions vont donc indiquer progressivement selon quelle maniĂšre
doivent ĂȘtre jouĂ©s les coups ; tout dâabord en indiquant MD ou MG (main droite/main gauche)
(septembre 1955).
150
Traité élémenaire destiné aux sonneurs de biniou
en 1954,
Ecole de Bombarde
en 1955,
Op. Cit.
151 Ferdy Kerne, « A propos de tambour »,
Ar Soner
n°72 (juin 1955), p. 3.
152 Ferdy Kerne,
Skol an Tanboulin
, BAS, 1962.
153 Ferdy Kerne,
Ar Soner
n°116 (avril-mai 1960), p. 12.
74
au dessus des notes, puis en écrivant les rythmes sur deux hauteurs correspondant à droite et
gauche (notation encore utilisĂ©e aujourdâhui).
Mais au sein des
bagadoĂč
, « peu de batteurs lisent la musique de tambour »
. A la
diffĂ©rence des autres pupitres, oĂč la notation solfĂ©gique n'est jamais simplifiĂ©e malgrĂ© les
difficultés rencontrées, l'écriture de la batterie est elle parfois adaptée pour plus de simplicité.
En 1958 par exemple, Ferdy Kerne propose Ă une frappe de batterie pour lâair imposĂ© au
triomphe du festival des Cornemuses (
Bale Guéméné
). Il simplifie la notation et le jeu, pour
faciliter la mĂ©morisation et lâexĂ©cution :
« J'ai aussi pensé à ceux qui ne connaissent que peu de battements. Donc pas question de vous
prĂ©senter quelque chose d'Ă©crit ni de trop difficile. J'ai composĂ© quelque chose de simple. Ăa ne
suit pas exactement le rythme par endroit, mais il fallait rester pratique. En combinant les deux
phrases, prenant les notes de l'une pour les placer sur l'autre oĂč il n'y en a pas, j'ai construit une
frappe de 16 temps qui servira pour tout l'air. C'est plus vite appris et c'est mieux retenu. »
Il abandonne alors la notation solfÚgique pour écrire sa partition sous cette forme :
PRRRAP â PA â PRRRRRRRRR
G D G D
etc.
1 2 3 4
Cette tablature permet de lire de gauche Ă droite la frappe de batterie en syllabes symboliques
(ligne 1) en rapport avec les pas en défilé (ligne 2, Gauche et Droite) et les temps de la mesure
(ligne 3).
Mais ce systÚme de tablature ne se généralise pas. Finalement, les batteurs de bagad
utilisent la notation rythmique solfégique. Progressivement, grùce à Ferdy Kerne, le pupitre
batterie prend une place aussi importante que les bombardes et les cornemuses au sein des
bagadoĂč
.
154 Ferdy Kerne,
Ar Soner
n°104 (juillet 1956), p. 6.
155
Ar Soner
n°104 (juillet 1958), p. 6.
75
On voit donc que la standardisation instrumentale menée par BAS se fait progressivement
et de maniÚre assez aléatoire. Les codes édictés concernant la facture des instruments et ceux
concernant l'exécution sont intimement liés.
Selon les instruments, la réussite de la campagne d'uniformisation est différente. Certes, la
fédération parvient à imposer certaines rÚgles au niveau de la facture ou du jeu des bombardes,
mais elle ne s'occupe que peu des batteurs, et ne parvient pas Ă contrĂŽler les sonneurs de binious
qui importent en masse des instruments écossais.
Pour qu'un jeu uniformisé se répande dans le monde des
bagadoĂč
, il faut un enseignement
commun. BAS définit donc également tout un systÚme d'apprentissage, d'enseignement et
transmission pour les groupes, basé notamment sur l'usage de partitions, que nous allons
maintenant présenter. Il s'agit de l'un des points on l'on peut observer le plus de divergences
entre les directives officielles de BAS et leur application au sein des groupes.
76
IV â L'enseignement et la transmission au sein de BAS et des
bagadoĂč
BAS a conscience dÚs sa création que son succÚs reposera sur un large travail de formation
des sonneurs. Mais les questions sont nombreuses : quelles méthodes d'enseignement utiliser ?
Quelle forme doit prendre cet enseignement : cours hebdomadaires, stages, répétitions
collectives ? De plus, les dirigeants doivent convaincre leurs sonneurs, souvent réticents, qu'un
apprentissage est nécessaire. Sa taille importante impose en outre à BAS de réfléchir à une
décentralisation de l'enseignement.
Un autre problĂšme est celui de la transmission des airs. Que ce soit dans un cadre
d'enseignement ou simplement un échange d'airs entre groupes, BAS souhaite utiliser la notation
musicale solfégique, une technique qui n'est pas toujours pratiquée par tous les sonneurs.
A) Former des cadres
Tout au long des deux premiĂšres dĂ©cennies dâexistence de la BAS, le principal
credo
des
dirigeants est « former des cadres » câest-Ă -dire former des sonneurs qui soient Ă leur tour
capables dâenseigner dans les groupes, autrement dit « dĂ©localiser » lâenseignement.
Polig Montjarret sâest toujours inquiĂ©tĂ© publiquement du dĂ©veloppement trop rapide des
bagadoĂč
, et donc du manque de « cadres » par rapport au nombre croissant de jeunes sonneurs.
DĂšs 1951, il Ă©crit : « Nos cadres et nos techniciens ne sont pas assez nombreux pour faire face Ă
ce vaste mouvement »
. Ce problĂšme est rĂ©current ; BAS se rĂ©jouit de lâaugmentation
exponentielle du nombre de groupes et de sonneurs, mais déplore le manque de sonneurs
chevronnés aptes à enseigner :
« Ce développement trop rapide des bagadou pose un problÚme sérieux. Chaque commune veut
avoir son bagad, mais personne n'est compétent pour en former les membres. »
156 Polig Montjarret, « La renaissance musicale populaire instrumentale,
Ar Soner
n°17 (octobre 1950), p. 6.
157 Compte-rendu du Comité Directeur de BAS,
Ar Soner
n°61 (décembre 1954), p. 8.
77
« 1954 aura Ă©tĂ© l'annĂ©e de la consĂ©cration des BagadoĂč. PrĂšs de vingt bagad nouveaux se sont
présentés au public l'an passé ; avec les défauts des débutants, les hésitations d'élÚves formés
hùtivement, mais aussi dans l'enthousiasme des jeunes, et avec la fierté bretonne qui les
anime. »
La formation des cadres est officialisĂ©e par la mise en place en 1956 dâun examen de
penn-bagad
, projet de Polig Montjarret depuis le lancement de BAS :
« Pour ĂȘtre chef cantonnier, il faut passer un examen, il en est de mĂȘme pour ĂȘtre trente-sixiĂšme
sous fifre dans le vingt-septiĂšme bureau de la derniĂšre administration. Alors pourquoi nâen
serait-il pas de mĂȘme pour ĂȘtre chef dâun cercle ou dâune kevrenn ? »
Sâil existe officiellement, cet examen semble nâavoir que rarement Ă©tĂ© attribuĂ©. NĂ©anmoins, un
réseau de formateurs, diplÎmés ou non, se met en place de maniÚre informelle à travers la
Bretagne. Issus des
bagadoĂč
de premiÚre catégorie, des musiciens de haut niveau parcourent les
groupes de niveau inférieur pour sonner avec eux et les faire progresser. Plusieurs des sonneurs
rencontrés en entretien, « cadres » de leur bagad, se souviennent ainsi avoir « donné un coup de
main » à un grand nombre de
bagadoĂč
de lâĂ©poque
B) La formation des sonneurs : cours, répétitions, stages
Le volonté de disposer de cadres compétents pour proposer un enseignement solide aux
groupes reste Ă lâĂ©tat de projet ; lâenseignement au sein des
bagadoĂč
se déroule de façon moins
ordonnée. Hormis les interventions ponctuelles de sonneurs extérieurs, et la participation
éventuelle à des camps BAS, la formation se déroule en interne : les plus anciens apprennent
aux débutants. Martial Pézennec raconte avec nostalgie ce mode de transmission ayant cours
dans les années 1950 et 1960 :
« Un bagad, câĂ©tait un esprit : tu apprenais avec les plus vieux, puis tu devenais un ''bon'' du
bagad, et tu formais Ă ton tour. Câest trĂšs diffĂ©rent dâaujourdâhui oĂč il y a des professionnels
qui viennent donner des cours. A notre époque il y avait un réel esprit de club. »
Les sonneurs les plus doués de chaque groupe enseignent indifféremment la bombarde et
la cornemuse. Le temps consacré par les sonneurs aux cours et répétitions du bagad est trÚs
important : jusquâĂ trois soirs par semaine, plus certains week-ends. Il peut arriver que les cours
158 Dorig le Voyer, « Bonne année »,
Ar Soner
n°62 (janvier 1955), p. 1.
159 Polig Montjarret, « Former des cadres »,
Ar Soner
n°9 (1949), p. 2.
160 Il faudra attendre les années 1980 pour que ce principe soit professionnalisé. Quelques dizaines de sonneurs
sont depuis salariés de la fédération et vont donner des cours aux groupes de leur département.
161 Entretien avec Martial Pézennec, le 30/03/2010.
78
techniques instrumentaux et les rĂ©pĂ©titions dâensemble soient des moments bien distincts ; mais
dans la plupart des cas, le tout est mĂȘlĂ© dans la mĂȘme soirĂ©e.
Le travail se dĂ©roule dans tous les groupes de la mĂȘme façon : tout dâabord « en pupitre »
(chaque groupe dâinstruments apprend les morceaux dans son coin), puis « en ensemble » (tout
le bagad réuni).
La mĂ©thode dâenseignement utilisĂ©e est doublement hĂ©ritĂ©e du systĂšme scolaire (un
professeur devant un groupe dâĂ©lĂšves) et des Conservatoires (recours Ă lâĂ©crit et Ă des mĂ©thodes
publiĂ©es, cours techniques hebdomadaires). Les sonneurs semblent pour beaucoup rechigner Ă
travailler, ce que regrette bien sûr Polig Montjarret :
« Sur [la] cinquantaine de
bagadoĂč
existants, quelques-uns seulement s'astreignent Ă un effort
continu et progressif, à un travail méthodique et sérieux ; les autres, et ils sont hélas la grande
majorité, semblent se contenter de peu ; et ils ne sont cependant pas toujours les moins ambitieux.
Il en est qui estiment que trois conditions essentielles sont Ă remplir pour ĂȘtre consacrĂ© sonneur :
payer une cotisation, acheter un instrument, endosser le costume du grand-pĂšre !!! Et les voilĂ sur
le chemin de la renommée... »
Les formateurs enseignent différentes choses à leurs élÚves : aux débutants, ils apprennent
Ă connaĂźtre leur instrument, et savoir le faire fonctionner rapidement, pour jouer dĂšs que
possible en bagad. A cette époque, un débutant peut intégrer le bagad aprÚs quelques mois
dâapprentissage seulement.
Pour les sonneurs plus aguerris, la majeure partie du temps est passée à apprendre de
nouveaux morceaux, au
practice
dâabord, Ă lâinstrument ensuite. Outre cet apprentissage de
nouveaux airs, ils étudient des points techniques particuliers : les détachés et les sons filés pour
les bombardes, lâornementation pour les cornemuses, etc. Eventuellement, les formateurs
transmettent quelques notions dâaccordage et de solfĂšge (lecture de partitions).
Dans les années 1950 et 1960, les cornemuses sont apparemment les instruments qui
« travaillent » le plus ; depuis lâadoption de la technique Ă©cossaise, des cours rigoureux sont
indispensables pour apprendre aux sonneurs tout le systĂšme d'ornementation. En comparaison,
lâapprentissage chez les deux autres pupitres semble ĂȘtre moins stricte ; on joue « comme ça
vient » de la bombarde et de la batterie :
« Il faut se rappeler [âŠ] que la cornemuse prenait alors un dĂ©veloppement considĂ©rable, et
commençait Ă adopter une technique rigoureuse. A cĂŽtĂ© dâelle la bombarde faisait nâimporte
quoi ! Il suffisait de souffler dedans et ça marchait comme çaâŠÂ»
162 Polig Monjarret, préface du
Traité élémentaire destiné aux sonneurs de biniou
d'Emile Allain, BAS, 1954.
163 petits instruments pour travailler le doigtĂ©, sans faire trop de bruit ni dĂ©penser trop dâĂ©nergie. Les bombardes
utilisent souvent un « pipeau » (flĂ»te Ă bec), dĂ©sapprouvĂ© par BAS. Les cornemuses se servent dâun
practice
écossais à partir de 1953, instrument en plastique avec une anche souple. Les caisses claires utilisent un rond
en bois et caoutchouc.
164 Jean lâHelgouach, « Entretien avec Jean lâHelgouach,
Ar Soner
n°333 (avril-mai 1995).
79
Jean lâHelgouach,
penn-soner
de la
Kevrenn de Rennes
et cadre de BAS, sâest
particuliĂšrement attachĂ© Ă changer cet Ă©tat de fait, à « montrer que [la bombarde] devait ĂȘtre
étudié comme tout autre instrument »
. Au fil des annĂ©es, lâapprentissage devient finalement
aussi rigoureux dans les trois pupitres des
bagadoĂč
.
Les groupes cherchent chaque année à faire progresser leur « technique », principalement
pour briller lors du concours. Les
bagadoĂč
de premiÚre catégorie veulent décrocher la premiÚre
place, et ceux des catĂ©gories infĂ©rieures rĂȘvent dâintĂ©grer lâĂ©lite.
Pour espérer obtenir de bonnes notes, il faut maßtriser différents points techniques, qui
sont donc travaillĂ©s dâarrache-pied dans chaque groupe. Les cornemuses cherchent en prioritĂ©
un doigté uniforme (tous les sonneurs jouant le bon doigté écossais) ainsi qu'une maßtrise des
ornementations. Les bombardes veulent conquĂ©rir lâoctave aigĂŒe de leur instrument. La
recherche de la justesse reste également un des domaines de travail principaux.
Les cours ne suffisent pas pour progresser, il faut aussi jouer des airs qui permettent
dâutiliser les nouvelles acquisitions techniques. Au fil des ans, les airs imposĂ©s aux concours et
les airs libres se complexifient techniquement : ornementation de plus en plus fournie pour les
cornemuses, seconde octave systématique pour les bombardes, figures rythmiques complexes
pour les batteurs. Pierre-Yves Moign se souvient
que la Kevrenn Brest-Saint-Marc lui
rĂ©clamait des arrangement difficiles pour pouvoir progresser. Les sonneurs peinaient alors Ă
jouer les passages compliqués, puis y parvenaient au bout de quelques mois. Michel Richard
explique
que certains des airs composés par Herri Léon étaient volontairement complexes,
pour faire progresser les sonneurs.
La progression technique est Ă la fois le principal objectif et le principal moteur des
bagadoĂč
, stimulés par les concours annuels.
Dans cet état d'esprit, une formation est donc
indispensable au sein des groupes. Former des débutants est également primordial pour assurer
une relĂšve et donc pĂ©renniser le bagad. Dâailleurs, les
bagadoĂč
qui nâassurent pas ce travail de
formation disparaissent Ă petit feu. Câest le cas de la Kevrenn de Rennes qui, aprĂšs avoir
comptĂ© parmi les meilleurs ensembles bretons, sâest Ă©teinte au dĂ©but des annĂ©es 1980 par
manque de renouvellement. Certains de ses membres sont entre temps partis former des jeunes
sonneurs dans des
bagadoĂč
alentours, notamment au bagad de Vern-sur-Seiche (35).
165
Ibid.
166 Entretien avec Pierre-Yves Moign, le 04/03/2010.
167 Entretien avec Michel Richard, le 26/01/2010.
80
Les cours et les répétitions internes à chaque bagad sont les moments privilégiés pour
lâenseignement technique. Mais il y a dâautres Ă©vĂšnements trĂšs importants dans la formation des
sonneurs : les camps (appelés plus tard stages). Une fois par an, les musiciens ont la possibilité
de participer Ă des camps BAS, oĂč les meilleurs sonneurs de Bretagne sont prĂ©sents pour leur
donner des cours. Ces camps ont lieu dans différentes communes bretonnes : Gouézec, Sarzeau,
Pont-lâAbbĂ©, etc. Les premiĂšres annĂ©es, ces grands rassemblements ne sont pas vraiment axĂ©s
sur un travail technique poussĂ©, il sâagit plus de « vacances bretonnes »
, de camps se
rapprochants du scoutisme. Mais progressivement l'influence scoute disparaĂźt, et la technique
instrumentale devient le principal objectif des camps.
A la fin des années 1950, Herri Léon, surnommé ''La Pie'', ancien
penn-soner
de la
Kevrenn Brest-Saint-Marc, rĂ©volutionne lâenseignement de la musique de bagad. Il fonde Ă
Porspoder (29) le
Scolaich Beg an Treis
, une « école de biniou, dotée d'enseignants spécialisés
et préparant à des diplÎmes de différents niveaux »
, inspirée des
College
tiennent des camps oĂč viennent se former les cadres de diffĂ©rents
bagadoĂč
bretons, exportant
ensuite une nouvelle pédagogie au sein de leurs groupes. Il concrétise en quelque sorte le vieil
objectif de BAS de « former des cadres ». Sa méthode est basée sur une stricte maßtrise
technique de l'instrument, totalement inspirée du jeu écossais, ainsi que sur une formation
« complÚte » du sonneur (au
Scolaich Beg an Treis
sont par exemple dispensés des cours de
« Musicologie »). Au-delĂ mĂȘme de ses camps, Herri LĂ©on est Ă lâorigine de lâextraordinaire
développement technique des
bagadoĂč
:
« C'est grĂące Ă La Pie qu'il y a eu autant de progression chez les bagadoĂč de la fin des annĂ©es
1950. Polig Montjarret se serait contenté que beaucoup de monde joue, sans forcément se
préoccuper de la progression technique. »
Cette courte période du
Scolaich
(Herri Léon décÚde accidentellement en 1962) laisse un
souvenir marquant Ă tous les sonneurs lâayant frĂ©quentĂ©. A sa suite, BAS reprend dans les
annĂ©es 1960 lâorganisation de camps (jusquâĂ trois par an) qui sont maintenant appelĂ©s
« stages ». Ces grands rassemblements de sonneurs ont lâavantage de faire se retrouver des
musiciens provenant de
bagadoĂč
diffĂ©rents, qui ne se croisent que rarement le reste de lâannĂ©e.
168 Steven Ollivier,
Bodadeg ar Sonerion, L'assemblée de sonneurs (1943-1993) : du sonneur au musicien breton
Op. Cit
.,
p. 140.
169
Cf.
le livre de Gilles Goyat, Armel Morgant, Anne-Marie Léon, Donatien Laurent,
Herri Léon et le Scolaich
Beg an Treis
, Saint-Thonan, éd. Diskawell ar big, 2003.
170
Ibid
,
Donatien Laurent, p. 11.
171 Ăcoles de cornemuses Ă©cossaises.
172 Entretien avec Michel Richard, le 26/01/2010.
81
L'enseignement instrumental de l'époque est basé avant tout sur l'idée de faire progresser le
niveau technique global de lâensemble des sonneurs. Certains, tels Herri LĂ©on, vont jusquâĂ
souhaiter la mise en place dâexamens, dont lâobtention serait nĂ©cessaire avant de jouer en public
« L'idĂ©al serait que tous les sonneurs puissent ĂȘtre formĂ©s dans une Ă©cole de biniou et ne soient
admis à jouer en bagad ou en solo qu'aprÚs en avoir été reconnus dignes à l'issue d'examens. »
Il y a dâailleurs dĂšs le dĂ©but de BAS un article du rĂšglement intĂ©rieur interdisant au sonneur
non-diplÎmé de jouer en public.
C
) Utilisation de la notation musicale
Dans le milieu des
bagadoĂč
, les airs circulent : BAS transmet les airs imposés aux groupes
(pour les concours), le
penn-soner
apprend les nouveaux morceaux aux membres de son groupe,
le professeur apprend des nouveaux airs aux jeunes élÚves sonneurs, etc.
Sous quelle forme ces airs se transmettent-ils ? Le rÚglement intérieur de la fédération
mentionne que « le solfĂšge, la lecture et l'Ă©criture musicales [doivent ĂȘtre] Ă la base de la
formation [des sonneurs] »
. « Dans le discours de la BAS (âŠ) l'apprentissage de la musique
bretonne doit impérativement passer par l'écrit »
. Théoriquement, le vecteur de transmission
est donc la partition. Câest pourquoi BAS publie rĂ©guliĂšrement des partitions Ă destination des
bagadoĂč
, dans des recueils ou dans
Ar Soner
.
Mais en dehors de cette directive officielle, il apparaßt que la réalité du terrain est trÚs
variable. Tous les
bagadoĂč
nâont pas le mĂȘme rapport Ă notation musicale. Certes, quelques
groupes assurent et revendiquent la formation solfégique de leurs éléments ; mais une majorité
de sonneurs ne sont en fait pas lecteurs de partitions.
Les partitions diffusées par BAS utilisent toutes les ressources de la notation solfÚgique
occidentale.
Les instruments sont notés une octave plus bas que leur hauteur réelle, pour des facilités
de lecture (s'ils étaient écrits en hauteur réelle, des lignes supplémentaires seraient nécessaires).
Les bombardes et les cornemuses sont Ă©crites dans un premier temps sur une mĂȘme portĂ©e ; puis
173 Herri Léon,
Breiz
n°1 (décembre 1956), cité par Donatien Laurent dans
Herri Léon et le Scolaich Beg an Treis,
Op. Cit.
,
p. 11.
174 Article 11 du rÚglement intérieur, paru dans le
Ar Soner
n°12 (mai 1950).
175 Yves Defrance, « Bagad, une invention bretonne féconde »,
Op. Cit.
, p. 132.
82
chaque voix est écrite séparément lorsque les ornementations de cornemuses se complexifient et
que le jeu de bagad devient polyphonique. Les partitions de caisses claires sont parfois publiées
en mĂȘme temps que celles des autres pupitres, parfois sĂ©parĂ©ment.
Quelques
bagadoĂč
proposent Ă leurs sonneurs des cours de solfĂšge et enseignent la lecture
de notes.
Au bagad scolaire du lycée le LikÚs à Quimper (29) par exemple, les jeunes sonneurs ont
un cours de solfĂšge journalier dâune demi-heure ; « la plupart des vingt membres savent lire
leurs notes, solfient convenablement »
. Au bagad
Brest-ar-Flamm
« les cours de solfÚge sont
suivis avec assiduité »
. Dâailleurs Bernard Lacroix,
penn-soner
de ce groupe, se souvient
encore aujourdâhui de l'utilitĂ© de tels cours, l'apprentissage des nouveaux airs se dĂ©roulant
toujours par écrit :
« On travaillait sur des partitions, toujours. Jamais Ă lâoreille. Il y avait tellement
dâornementations, il fallait quâelles soient Ă©crites. »
Dans
Ar Soner
, BAS prĂ©sente ces groupes enseignant le solfĂšge comme des modĂšles Ă
suivre. Lâapprentissage de la lecture de partitions est vue comme un progrĂšs par rapport aux
anciens sonneurs :
« Les jeunes sonneurs peuvent apprendre les thÚmes de leurs improvisations dans un livre, alors
que la plupart des anciens devaient les apprendre par coeur, faute de documentation et de
connaissances musicales. »
Officiellement, les
bagadoĂč
sont invitĂ©s Ă dispenser un enseignement Ă lâimage des
Conservatoires, câest-Ă -dire en deux moments distincts : un cours thĂ©orique de solfĂšge, et cours
pratique Ă lâinstrument : « [au cours de solfĂšge] il ne sera pas question de prendre un instrument
d'étude, encore moins un biniou ou une bombarde »
Mais la réalité est différente ; la majorité des groupes intÚgrent les leçons de solfÚge aux
rĂ©pĂ©titions hebdomadaires. Lâapprentissage thĂ©orique sur partition et pratique sur lâinstrument se
dĂ©roulent simultanĂ©ment. Martial PĂ©zennec se souvient quâĂ la Kevrenn de Rennes :
« Le solfĂšge, câĂ©tait Ă©volutif : câĂ©tait en fonction des difficultĂ©s quâon rencontrait. On nous disait
alors : ''ça câest un bĂ©carre, ça câest un bĂ©mol''⊠On nâa jamais dit ''allez, on va faire une demi-
heure de solfÚge''. »
176 Ar Soner n°24 (décembre 1951), « La vie des groupes » p. 5.
177
Ibid.
178 Entretien avec Bernard Lacroix, le 12/03/2010.
179 Jef le Penven, introduction de
Sonitâta Sonerion
, BAS, 1947.
180 « Pour les
bagadoĂč
en formation »,
Ar Soner
n°80 (novembre 1955), p. 8.
181 Entretien avec Martial Pézennec, le 30/03/2010.
83
CâĂ©tait le cas Ă©galement Ă la kevrenn Brest-Saint-Marc, oĂč « il nây avait pas de cours de solfĂšge,
mais plutÎt des moments théoriques dans la répétition »
Plusieurs dirigeants de BAS prĂŽnent lâenseignement dâun « solfĂšge adaptĂ© »
rĂ©el dâun musicien de bagad. Pour Emile Allain « la connaissance du solfĂšge en entier n'est pas
nécessaire. Rien ne sert de connaßtre les clés de
Fa
et d'
Ut
, puisque la musique ne sera écrite
qu'en clé de
Sol
. Quantité de connaissances sont inutiles à un sonneur de biniou »
. Selon lui,
seules trois compétences sont nécessaires :
«
â
identifier la note immédiatement sur la portée
â
connaĂźtre le rapport des notes entre elle
â
connaßtre certains signes (barre de reprises) »
Pour toujours plus de facilitĂ©, Roje Charles propose mĂȘme en 1955 un systĂšme de tablature pour
sonneurs, indiquant les trous bouchés et la durée de notes
. Mais BAS nâapprouve pas ce
principe jugé « inopérant »
. La fĂ©dĂ©ration tient bec et ongle Ă lâutilisation de partitions : « Une
note a une valeur, cela s'apprend, cela se retient »
Les pupitres de cornemuses sont ceux qui utilisent le plus volontiers les partitions, bien
pratiques pour noter les ornementations qui sont de plus en plus fournies. Les pupitres de
bombardes emploient au contraire les partitions dâune maniĂšre beaucoup moins rigoureuse.
En fait, la plupart des sonneurs se débrouillent bien mal avec les partitions imposées par
BAS et par les dirigeants de leur bagad ; le projet de sonneurs-lecteurs de partitions reste une
utopie. Au mieux, les portées sont pour les musiciens des « aide-mémoire » :
« On avait des partitions - Ă©crites par Yann lâHelgouach, le
penn-soner
- quâon apprenait quand
mĂȘme un peu. CâĂ©tait compliquĂ© pour nous de solfier ; mais au moins, ça nous permettait dâavoir
les bases des morceaux⊠»
« On distribuait les partitions, qui servaient dâaide-mĂ©moire, et Ă force de lire les gens
acquéraient quelques réflexes... »
182 Gilles Goyat Ă propos de la Kevrenn Brest-Saint-Marc. Entretien avec Gilles Goyat, le 12/04/2010.
183 Gaston Mesnard,
penn-soner
du bagad de Vannes, « LâentraĂźnement dâun bagad »,
Ar Soner
n°85-86 (avril-mai
1956), p. 6.
184 Emile Allain, « Une méthode ne suffit pas »,
Ar Soner
n°51 (décembre 1953), p. 8.
185
Ibid.
186 Décrit dans « War wellaat, atao Sonerien »,
Ar Soner
n°64 (février 1955), p. 7.
187
Ibid.
188
Ibid.
189 Entretien avec Martial Pézennec, le 30/03/2010.
190 Entretien avec Gilles Goyat, le 12/04/2010.
84
Selon les groupes, les difficultés ou réticences à utiliser l'écrit s'expliquent différemment.
Les
bagadoĂč
implantés en milieu rural préfÚrent souvent employer la transmission orale ; « étant
plus proche dâĂ©ventuelles sources, dans un tissu social qui a changĂ© moins vite et globalement
moins lettré, [ils utilisent] de maniÚre plus significative le vecteur oral »
. Georges Cadoudal se
souvient de cet enseignement oral au sein de son bagad de Bourbriac :
« On apprenait dâoreille les airs aux sonneurs. On rabĂąchait, on rabĂąchait sans cesse sur les petits
jeunes, câĂ©tait dur... »
BAS transmet toujours les airs imposés au concours par partitions. Ces
bagadoĂč
étant
incapables de les dĂ©chiffrer, câest un
systÚme Débrouille
qui se met en place⊠Au bagad de
Camors (56), les airs sont appris auprÚs du curé de la paroisse, qui lit la musique
. A Bourbriac,
le bagad compte sur lâaide dâune cousine de Georges Cadoudal, qui leur joue les partitions au
piano :
« On nâavait pas dâenregistreur, donc on revenait rĂ©guliĂšrement la voir pour vĂ©rifier que le
morceau, quâon jouait de mĂ©moire, Ă©tait toujours bon ! »
Dans les
bagadoĂč
urbains, bien souvient les dirigeants maĂźtrisent la lecture de partitions.
Mais les autres sonneurs sont « hostiles à apprendre le solfÚge »
, nây sont pas formĂ©s, ou sont
tout simplement peu performants en lecture de notes.
On voit qu'il y a une grande distance entre la volonté de BAS et la réalité au sein des
groupes. La fédération a « la conviction que l'apprentissage de la musique bretonne doit
impérativement passer par l'écrit »
. « Par le filtre dâune culture de type moderne, lâĂ©crit
apparaĂźt comme supĂ©rieur Ă lâoral »
. BAS veut donc uniformiser les processus de transmission
au sein des
bagadoĂč
, et a sans cesse recours Ă des partitions.
Mais l'utilisation de la notation musicale est l'un des codes de standardisation qui est le
moins applicable, à cause des compétences des sonneurs en matiÚre de lecture. C'est bien
souvent un « apprentissage d'oreille de partitions écrites »
qui a cours.
191 Gwénolé Kéravec,
Tradition orale, pratique écrite : enseignement de la bombarde en bagad
,
Op. Cit.
, p. 23.
192 Entretien avec Georges Cadoudal, le 16/03/2010, Ă propos du bagad de Bourbriac.
193 Anecdote racontée par Gwénolé Kéravec dans son mémoire
Tradition orale, pratique écrite : enseignement de
la bombarde en bagad
, mémoire du CEFEDEM Bretagne/Pays de la Loire, 2005, p. 23.
194 Entretien avec Georges Cadoudal.
195 Pierre Lavanant, à propos des élÚves sonneurs du bagad scolaire de Saint-Brieuc, « Le coin du moniteur »,
Ar
Soner
n°62 (janvier 1955), p. 5.
196 Yves Defrance, « Une invention bretonne féconde »,
Op. Cit
., p. 132.
197 Steven Ollivier,
Bodadeg ar Sonerion, L'assemblée des sonneurs (1943-1993) : du sonneur au musicien breton
,
Op. Cit.
, p. 103.
198
Ibid.
85
Le prochain code d'uniformisation mis en place par BAS que nous allons présenter est la
définition des modÚles musicaux à imiter. Lorsque les quelques pionniers de BAS lancent les
premiers bagadoĂč, ils ne partent pas de rien. Ils n'inventent pas une maniĂšre entiĂšrement
nouvelle de jouer mais s'inspirent, plus ou moins consciemment, de modĂšles musicaux
préexistants.
Tout au long de la période qui nous intéresse, l'ensemble du monde des
bagadoĂč
continue
d'ĂȘtre soumis Ă l'influence d'autres formations musicales :
pipe-bands
écossais, couples de
sonneurs
binioĂč
/bombarde, cliques françaises, armée, ou encore de la musique savante
occidentale. Ces modÚles influent sur différents paramÚtres des
bagadoĂč
(répertoire,
instruments, aspect visuel, etc.).
BAS tente de contrÎler ces jeux d'influence. Elle définit plus ou moins explicitement les
modĂšles musicaux dont il est bon de s'inspirer, ou au contraire ceux dont il faut Ă tout prix se
démarquer.
86
IV â Les modĂšles musicaux
A) Le modĂšle des
pipe-bands
Dans lâimaginaire collectif, il y a soixante ans comme aujourdâhui, le bagad est la
version bretonne du
pipe-band
écossais. La réalité est certes plus complexe, mais il est vrai
que lâinfluence des groupes Ă©cossais a Ă©tĂ© plus que dĂ©terminante pour les
bagadoĂč
.
Pendant la période qui nous intéresse, cette influence est constamment revendiquée par
BAS, et est fortement perceptible pour le public. Les
bagadoĂč
empruntent aux écossais des
instruments, du répertoire, ou encore des techniques de jeu. Tout cela provoque inévitablement
des débats houleux au sein de la fédération.
Pourquoi sâinspirer des Ă©cossais ? Tout dâabord parce quâaux yeux des bretons, ils sont
ceux qui ont réussi un objectif précis : créer un véritable orchestre (le
pipe-band
) Ă partir dâun
instrument populaire emblématique (la cornemuse), en jouant un répertoire relativement ancien.
BAS veut faire exactement la mĂȘme chose, en Bretagne :
« Les
kevrennoĂč
se lancent peu à peu ; d'ici quelques années des groupes puissants et
expérimentés donneront aux instruments nationaux bretons une place identique à celle qu'occupe
le
bagpipe
en Ecosse. Rien ne saurait plus arrĂȘter maintenant la marche en avant de BAS. »
La marche en avant ne sâest en effet pas arrĂȘtĂ©e, mais le souhait dâutiliser les « instruments
nationaux bretons » ne sâest quâen partie concrĂ©tisĂ©. Si la bombarde est reprĂ©sentĂ©e au sein du
bagad, les deux autres pupitres sont constituĂ©s dâinstruments empruntĂ©s aux Ă©cossais.
Dans les premiÚres années de développement des
bagadoĂč
, les
pipe-bands
apparaissent
comme les grands frĂšres, un modĂšle quâil faut imiter, Ă©galer, voire surpasser. La rivalitĂ© avec les
groupes écossais est fréquemment exprimée : BAS considÚre dÚs 1953 que les
bagadoĂč
de
199 Ensembles écossais de cornemuses et percussions (caisses claires, toms ténors, grosse caisse).
200 La cornemuse.
201
Ar Soner
n°4 (septembre 1949), p. 10.
87
premiÚres catégorie sont « aptes à rivaliser à tous les points de vue avec les meilleurs
pipe-
bands
dâEirfĂ©dĂ©ration ; atteindre le niveau technique des Ă©cossais reste jusquâaux annĂ©es 1970 un excellent
moteur de progression chez les sonneurs.
Bien que dÚs 1953, Polig Montjarret envisage « sans trop de craintes une participation
bretonne aux compétitions internationales de
piping
compétition étrangÚre. La rivalité entre bretons et écossais reste théorique ; d'ailleurs les
bagadoĂč
et leurs pupitres de bombardes n'auraient pas été acceptés aux compétitions de
piping
.
Ce nâest que plus tard (fin des annĂ©es 1970) que des solistes bretons de cornemuses ou des
pipe-
bands
issus de
bagadoĂč
commenceront Ă aller concourir en Ecosse.
Les sonneurs bretons connaissent relativement bien la musique écossaise, cela pour deux
raisons.
PremiĂšrement, ils cĂŽtoient Ă plusieurs reprises des
pipe-bands
qui font le déplacement
jusquâen Bretagne, dans le cadre de congrĂšs militaires ou de fĂȘtes folkloriques. En 1947 par
exemple, le
City Police Pipe-Band
de Glasgow vient Ă Morlaix ; en 1950 celui dâEdimbourg
vient à Saint-Malo ; et dans les années 1950, des groupes sont systématiquement invités au
Festival des Cornemuses
de Brest. Les dirigeants de BAS sont Ă chaque fois aux premiĂšres
loges, en profitent pour sâinspirer et pour acheter des instrumentLa venue de ces groupes Ă©cossais fait naĂźtre beaucoup de vocations de sonneurs.
Dominique Molard, célÚbre percussionniste et batteur de bagad, se souvient que « la révélation a
été pour PatricL'éblouissement souvient pour sa part de sonneurs écossais dans les rues de Brest, lui ayant donné envie de
sonnePlus rarement, des groupes bretons font le dĂ©placement Outre-Manche. Câest le cas de
Bleimor
, qui en 1952 visite le Pays de Galles et lâEcosse.
202 Irlande.
203 « Soutenir lâeffort »,
Ar Soner
n°44 (mai 1953), p. 2.
204 Polig Monjarret, Résultats du concours des
bagadoĂč
,
Ar Soner
n°45 (juin 1953), p. 8.
205 Tout un systĂšme plus ou moins lĂ©gal de vente dâinstruments se met en place dans les annĂ©es 1950. Les Ă©cossais
viennent en Bretagne avec leurs instruments, et repartent sans. Ainsi, les
bagadoĂč
ne paient aucun frais de
douaneâŠ
206 Patrick Molard, son frÚre, célÚbre sonneur de cornemuse
207 Dominique Molard, dans Daniel Morvan,
Bretagne, Terre de Musique
, Briec, E-Novation, 2001, p. 35.
208 Entretien avec Michel Richard, le 26/01/2010.
88
La seconde raison de cette bonne connaissance de la musique dâEcosse est que plusieurs
jeunes sonneurs bretons sont allés étudier directement là -bas, et sont revenus pour certains
diplÎmés des
College of Piping
[écoles de cornemuse]. Ils ont pris ensuite des responsabilités au
sein de BAS. Câest le cas dâHerri LĂ©on, de Donatien Laurent, dâAlain le HĂ©garat, ou encore de
Jakez Pincet, accueillis Ă leur retour en Messies par les membres des
bagadoĂč
.
Mais les dirigeants de BAS ne veulent pas sâinspirer des Ecossais de façon aveugle. Ils
aiment Ă penser quâils vont chercher ailleurs des moyens de dĂ©velopper la pratique musicale
bretonne. Il ne sâagit pas dâĂȘtre de simples imitations de
pipe-bands
, mais dâemprunter des idĂ©es
pouvant servir Ă faire progresser les
bagadoĂč
. Polig Montjarret raconte quâaprĂšs avoir voulu
expĂ©rimenter par lui-mĂȘme ce que devait ĂȘtre un bagad (nombre de sonneurs, maniĂšre de dĂ©filer,
etc.), il sâest finalement « rendu-compte que ce nâĂ©tait pas la peine dâaller chercher des
formules, il nây avait copier ce qui existait. Les Ă©cossais avaient dĂ©jĂ trouvĂ© »
. Les bretons
veulent sâinspirer intelligemment de leur cousins Ă©cossais, sans en devenir de vulgaires copies.
Le mot dâordre devient alors
adapter
, et non pas
adopter
.
Les sonneurs de cornemuses voient ainsi en la méthode écossaise un moyen de
perfectionner leur propre technique. Selon Emile Allain, grand promoteur de la méthode
écossaise au sein de BAS, « emprunter aux sonneurs écossais certains de leurs moyens ou leur
méthode ce n'est cependant pas une trahison envers le biniou ni envers la Bretagne »
. Le mode
de jeu « Ă lâĂ©cossaise » se rĂ©pand chez les
bagadoĂč
au milieu des années 1950.
Les pupitres de cornemuses adaptent aux airs de bagad le trÚs élaboré systÚme
dâornementation Ă©cossais. AppelĂ©es initialement « notes de sĂ©paration » par les bretons, il sâagit
dâornements standardisĂ©s comportant une ou plusieurs notes, Ă placer Ă des endroits stratĂ©giques
dâun morceau. Ces ornementations portent des noms : le
birl
, le
grip
, etc. Elles sont notées sur
les partitions Ă la maniĂšre des ornements de la musique savante (groupes de doubles-croches,
taille rĂ©duite). Emile Allain propose dâutiliser la traduction bretonne pour dĂ©signer ces
ornements, mais lâusage consacre les termes en anglais.
Les partitions pour cornemuse sont ornementĂ©es Ă lâĂ©cossaise Ă partir du concours de
. Lâornementation devient par la suite une vĂ©ritable obsession pour les sonneurs de
209 Polig Montjarret, lors de la conférence
Le bagad, une formation militaire ?
, le 22/07/2002 à l'université d'été du
festival de Cornouaille, Quimper, enregistrĂ© par Pierre-Yves PĂ©tillon et dĂ©posĂ©e Ă
Dastum
.
210 Emile Allain, « Méthode et non répertoire »,
Ar Soner
n°47-48 (août-septembre 1953).
211 Partition imposée
Kleier Koad-Sercâho
, publiée dans
Ar Soner
n°36-37 (septembre-octobre 1952), p. 7.
89
cornemuse et pour les dirigeants qui écrivent les partitions. Maßtriser cette technique écossaise
permet de prouver son haut niveau technique ; les airs deviennent ornementĂ©s Ă lâextrĂȘme,
comme le raconte le sonneur Jean-Claude Léon
« A partir du moment oĂč certaines techniques d'ornementation ont Ă©tĂ© maĂźtrisĂ©es, possĂ©dĂ©e par
les sonneurs, ceux-ci étaient tout à la joie de l'avoir fait, comme un enfant qui va vous répéter le
gros mot qu'il vient d'apprendre Ă prononcer (âŠ). Il eĂ»t suffit de mettre un [
birl
], mais on en
mettait dix, parce qu'on maßtrisait la technique. »
Outre cette importance de lâornementation, les dirigeants de
bagadoĂč
se mettent à écrire
pour leurs groupes des compositions « dans le style Ă©cossais ». Ces morceaux, qui sâinspirent
des marches de
pipe-bands
, sont immédiatement reconnaissables par certaines caractéristiques :
â
métrique à 6/8
(au lieu des 2/4 ou 4/4 de la plupart dans précédents airs de bagad)
â
4 phrases
, voire plus
(au lieu de 2 dans la plupart des précédents airs de bagad)
â
omniprésence du rythme de « sicilienne »
â
et, bien sĂ»r, profusion dâ
ornementations
Les principaux compositeurs de ces marches Ă lâĂ©cossaise (dont on trouvera Ă la page suivante
deux exemples) sont Emile Allain, Herri Léon, et Donatien Laurent.
.
212 FrĂšre dâHerri LĂ©on.
213 Jean-Claude Léon, dans
Herri Leon et le Scolaich Beg an Treis
, Gilles Goyat,
et. alii
, Saint-Thonan, Diskawell
ar Big, 2003, p. 195.
90
Illustration 17:
Partition de
Adieu Ă la Baie de la Baule
(Emile Allain).
Source :
Traité Elémentaire destiné aux sonneurs de biniou
, Emile Allain, BAS, 1954, p. 68.
Illustration 18:
Partition de cornemuse de
An Enes C'hlas
, de Donatien Laurent
Reproduite dans
Herri Léon et le Scolaich Beg an Treis
,
Op. Cit.
, p. 168.
(les deux altérations Fa# et Do# sont ''sous-entendues'' ici)
An Enez C'hlas
, par la Kevrenn Brest-Saint-Marc
Disque 33t.
Bretagne Eternelle
,
Paris, Arion,
s.d.
Il est cependant frappant de constater que les
bagadoĂč
ne jouent jamais dâairs rĂ©ellement
écossais, mais seulement des airs composés « dans le style écossais » par leurs dirigeants.
On voit, sur la partition reproduite ci-dessus, que le morceau
Enez Câhlaz
nâest pas Ă©crite Ă
la hauteur Ă laquelle le jouent les
bagadoĂč
, mais un demi-ton plus bas (la premiĂšre note
Si
est en
fait jouée
Do
). Il sâagit lĂ dâune influence supplĂ©mentaire des Ă©cossais sur les bretons : la
notation Ă©cossaise. Cette notation qui diffĂšre dâun demi-ton par rapport aux hauteurs entendues
est hĂ©ritĂ©e dâun temps oĂč les cornemuses sonnaient en
La
et non en
Si
bémol. Depuis, la tonalité
des instruments a Ă©voluĂ© mais les Ă©cossais continuent Ă utiliser la mĂȘme notation.
BAS avait pris le parti dÚs sa création de noter au contraire ses airs en hauteur réelle (donc
en
Si
bĂ©mol). Mais Ă la fin des annĂ©es 1950, le courant de fidĂ©litĂ© Ă lâEcosse menĂ© par Herri
Léon, veut utiliser la notation écossaise pour les partitions de bagad. Cela provoque de grosses
discussions (notamment avec Dorig le Voyer, prĂ©sident de BAS) et, une fois nâest pas coutume,
le modÚle écossais ne triomphe pas : la notation en hauteur réelle est conservée.
Le pupitre des
bagadoĂč
le plus influencé par l'Ecosse est, aprÚs les cornemuses, celui des
batteurs. BAS encourage fortement cette influence ; les groupes sont invitĂ©s Ă sâinspirer du jeu
des écossais en « écout[ant] avec attention et fréquemment des disques de pipe-band »
214 Polig Montjarret, « Résultats du concours 1953 »
Ar Soner
n°45 (juin 1953).
91
Le modÚle écossais est perçu comme bénéfique par la fédération, pour contrer la trop forte
imitation des batteries de clique.
Les
bagadoĂč
se procurent petit à petit des caisses claires écossaises, et adoptent également
les autres percussions de
pipe-bands
: grosse caisse et « ténors » (toms peu sonores mais
important visuellement
Lâinfluence de lâEcosse atteint son paroxysme au cours des annĂ©es 1960. Les sonneurs de
cornemuse sont formĂ©s Ă la mĂ©thode Ă©cossaise, de façon parfois extrĂȘme. Bernard Lacroix se
souvient utiliser comme beaucoup dâautres le fameux
Tutor
pour former ses élÚves, et avoue
quâils ont « subi une sacrĂ©e influence Ă©cossaise, mĂȘme un peu excessive »
. Patrick Molard
raconte mĂȘme que ses premiĂšres annĂ©es dâapprentissage « se caractĂ©risent par une
méconnaissance de la musique bretonne »
Un Ă©vĂšnement va provoquer un vĂ©ritable taulĂ© au sein de BAS. Il sâagit de la crĂ©ation en
1965 du groupe
An Ere
Ă Rennes. FondĂ© par le sonneur de cornemuse Jakez Pincet, câest un
véritable
pipe-band
(sans bombarde, donc), une premiÚre en Bretagne. La création de ce groupe
provoque une « grande bagarre »
au sein de la fĂ©dĂ©ration, qui considĂšre que lâinfluence de
lâĂ©cosse a atteint un tel degrĂ© quâelle menace mĂȘme lâexistence des
bagadoĂč
au profit de
pipe-
bands
. Patrick Molard, qui a joué dans ce groupe, raconte :
« On a été trÚs critiqués à l'époque en Bretagne, désignés comme des traßtres. On était de
véritable « écossomanes », on portait le kilt. »
BAS sâaperçoit que, la fascination de lâEcosse Ă©tant tellement grande, les meilleurs sonneurs de
cornemuse quittent leur bagad pour rejoindre ce premier
pipe-band
breton :
« An Ere a fait mal. Il a piquĂ© tous les meilleurs sonneurs des bagadoĂč ; il nây avait plus de
penn-soner nulle part ! Cela aurait pu ĂȘtre bien s'ils Ă©taient restĂ©s parallĂšlement dans leur bagad.
On a mis des années à se remettre de ça. »
Cette querelle entre partisans et opposants au modÚle écossais, si elle atteint son plus fort
degrĂ© en 1965, nâest pas rĂ©cente. DĂšs le dĂ©but des annĂ©es 1950, des voix sâĂ©lĂšvent au sein de
215 Les batteurs de « ténors » font des moulinets avec leurs mailloches.
216 Méthode de cornemuse éditée par le
College of Piping
de Glasgow.
217 Entretien avec Bernard Lacroix, le 12/03/2010.
218 Jean Blanchard, « Créer une bulle sonore, entretien avec Patrick Molard, joueur de
Pibroch
»,
Cornemuses,
souffles infinis, souffles continus
, éds. Jean Blanchard et Eric Montbel, Gestes, coll. « Modal », 1991, p. 104.
219 Expression d'Alain le Buhé, entretien du 29/03/2010.
220 « Créer une bulle sonore, entretien avec Patrick Molard, joueur de
Pibroch
»,
Op. Cit.
, p. 104.
221 Entretien avec Martial Pézennec, le 30/03/2010.
92
BAS pour mettre en garde contre une influence trop importante de lâEcosse sur les
bagadoĂč
,
phĂ©nomĂšne quâon appelle alors « Ă©cossomanie ».
La tension étant grandissante entre les écossomanes et les autres, la Commission
Technique décide de débattre officiellement du problÚme en 1954 :
« Un malaise se faisait sentir depuis quelques mois au sein du ComitĂ©-Directeur et mĂȘme au sein
des bagadoĂč de la BAS. Malaise indĂ©finissable mais dont on pouvait situer l'origine dans
l'opposition de deux techniques » :
1 : « technique écossaise adaptée chez nous » (représentée par E.Allain, C.Hudin, J.Malard)
2: « partisans d'une adaptation prudemment limitée à quelques parties de cette méthode écossaise
(D.Le Voyer, P.Montjarret) »
Lors de la réunion de décembre 1954, le premier camp expose ses arguments au second. Il
explique que les ornements écossais ne dénaturent pas les mélodies, que la bombarde reste
lâinstrument principal du bagad, si bien que « les craintes de Dorig Le Voyer et de Polig
Monjarret de voir la musique bretonne perdre son caractĂšre, et la bombarde son jeu traditionnel
et ses possibilités, s'estomp[ent] peu à peu »
. A lâissue de cette Commission Technique de
1954, BAS approuve officiellement lâinfluence Ă©cossaise.
Mais malgré cette décision officielle, le débat va continuer à faire rage tout au long des
décennies 1950 et 1960, certains se montrant toujours aussi réticents face aux écossomanes.
La menace qui pĂšse sur les pupitres bombardes inquiĂšte. Plusieurs groupes ont en effet la
tentation de supprimer les bombardes pour devenir des
pipe-bands
. Emile Allain écrit dÚs 1952
un article intitulé « La bombarde survivra-t-elle ? »
, et avoue en 1954 que les principales
difficultés sont de faire cohabiter « cette bombarde que nous ne voulons pas abandonner »
avec le dĂ©sir de jouer de la musique Ă©cossaise. MĂȘme lorsquâils conservent leurs bombardes,
beaucoup de
bagadoĂč
les font passer au second plan, donnant le premier rĂŽle aux cornemuses.
Certains fustigent cet Ă©tat de fait, considĂ©rant quâau contraire ce sont les bombardes qui doivent
prédominer, comme c'était le cas dans les couples traditionnels biniou/bombarde.
Le plus virulent contre lâĂ©cossomanie est Dorig le Voyer. PrĂ©sident mais aussi luthier de
BAS, les rĂ©actions personnelles et professionnelles se mĂȘlent dans son discours. Il voit dâun trĂšs
mauvais Ćil le fait que les
bagadoĂč
achÚtent des cornemuses écossaises et non ses
binioĂč-braz
,
mais considÚre aussi que les écossomanes brisent les objectifs premiers de BAS en dénaturant la
musique bretonne :
« La BAS qui s'est donné pour tùche de maintenir la tradition et de sauver la musique bretonne,
fera-t-elle en quelques années tout le mal que les siÚcle passés n'ont pu faire ? »
222 Compte-Rendu de la Commission technique des
bagadoĂč
,
Ar Soner
n°63 (janvier 1955), p. 1.
223
Ibid
.
224 Emile Allain, « La bombarde survivra-t-elle ? »,
Ar Soner
n°36-37 (septembre-octobre 1952), p. 5.
225 Emile Allain, « Commentaires sur le concours de Toulfouen »,
Ar Soner
n°57 (juin 1954), p. 6.
226 Dorig le Voyer, « Tradition, que de crimes on commet en ton nom »,
Ar Soner
n°100 (mars-avril 1957), p. 5.
93
Le débat prend parfois des allures de querelles entre Anciens et Modernes, opposant les
pionniers fondateurs de BAS (Polig Montjarret, Dorig le Voyer, etc.) aux jeunes sonneurs
influents. Polig Montjarret sâexprime ainsi en 1960 :
« Ces ''
croûlants
'' fondateurs de BAS qui ont eu le privilÚge de fréquenter la derniÚre génération
de vieux sonneurs et d'en ĂȘtre les lĂ©gataires, sont convaincus (moi du moins) que cela leur
confĂšre, sur les ''
écossomanes
'' de la nouvelle vague, une SUPERIORITE
INCONTESTABLE. »
Quoi quâil en soit, ce nâest pas uniquement une question de gĂ©nĂ©ration. Jean lâHelgouach,
jeune responsable de la Kevrenn de Rennes, est lui aussi farouchement opposĂ© Ă lâinfluence de
lâEcosse. Il Ă©crit Ă plusieurs reprises les craintes quâil a de cette « manie dangereuse : celle de
vouloir modifier la musique bretonne à l'écossaise »
. Sâenfonçant dans lâextrĂȘme inverse,
LâHelgouach nâhĂ©site pas Ă dĂ©nigrer violemment la musique des Ă©cossais, pour mieux glorifier
la musique bretonne :
« Toute notre musique [bretonne] est faite de sentiments, ce qui lui donne une finesse
remarquable. La musique de
pipe
(celles dont s'inspirent nos nouveaux "maĂźtres") est d'une
monotonie et d'une platitude dĂ©solantes (âŠ). La masse des
pipers
spectacle que de musique (entendue dans le sens d'expression humaine et non comme "bruit",
plus ou moins harmonieux). »
Polig Montjarret, dont lâavis est sans doute celui qui importe le plus pour lâensemble des
sonneurs, a toujours oscillĂ© entre confiance et mĂ©fiance Ă lâĂ©gard du modĂšle Ă©cossais. Il dit sâen
ĂȘtre inspirĂ© pour lancer lâidĂ©e du bagad, sâen est mĂ©fiĂ© quand lâinfluence est devenue trop
grande, sâest laissĂ© convaincre par les Ă©cossomanes en 1954, puis les a fustigĂ© ensuite. En 1960,
une fois de plus, il affirme une position intermédiaire : adopter les instruments et les
ornementations écossaises, mais sans dépasser une limite qui conduirait à la perte de la musique
bretonne :
« Je m'étais rendu compte à mes dépens que le Bagad, inspiré du pipe-Band écossais, ne pouvait
se satisfaire des biniou bras bretons, ceux ci ayant perdu les caractéristiques essentielles des Bag-
Pipes (puissance, dimension d'outres, anches dures...).
Mais alors, allez-vous dire, je suis moi-mĂȘme l'un des Ă©cossomanes que je fustige ? Entendons-
nous bien. Je suis pour l'adaptation chez nous de tout ce qui peut ĂȘtre utile, Ă condition que cela
n'aille pas contre ces principes de base de notre tradition, et je suis contre les abus
d'ornementation et les ornementations eux-mĂȘmes (qui conviennent certainement aux strathpey,
reels, jigues, etc.) lorsqu'ils sont placés n'importe comment dans nos airs de gwerzes [sic], de
sÎnes ou de marches. »
227 Polig Montjarret, « Traditions... anciennes et récentes »,
Ar Soner
n°117 (juin 1960), p. 2.
228 Jean lâHelgouach, « Lâinvasion Ă©cossaise »,
Ar Soner
n°84 (mars 1956), p. 3.
229 Cornemuse.
230 Joueurs de cornemuse.
231 Jean lâHelgouach, « Lâinvasion Ă©cossaise »,
Ar Soner
n°84 (mars 1956), p. 3.
232 Polig Montjarret, « Traditions⊠anciennes et récente »,
Ar Soner
n°117 (juin 1960).
94
B) Le modĂšle des couples de sonneurs
Le couple de sonneurs biniou/bombarde
pipe-band
écossais, le modÚle
musical le plus rĂ©guliĂšrement citĂ© par les premiers sonneurs de BAS. Ce duo dâinstrumentistes
reprĂ©sente pour les musiciens dâaprĂšs-guerre lâarchĂ©type de la vĂ©ritable musique traditionnelle
bretonne, celle quâil faut sauver, et celle dont il faut sâinspirer pour jouer en bagad. Les
membres de BAS, peu importe le degrĂ© de connaissance quâils ont des anciens sonneurs,
manifestent donc toujours pour la musique de couple un certain respect.
Mais différentes raisons font que ce modÚle est ùprement discuté voire renié : souhait de
tourner la page à une pratique jugée ancienne, méconnaissance de cette tradition, inadéquation
entre une musique de couple et un jeu dâensemble.
BAS a toujours souhaité promouvoir la pratique en couple chez les jeunes générations,
parallĂšlement au jeu en bagad. Il ne faut pas oublier quâavant dâĂȘtre la structure ayant permis le
développement des
bagadoĂč
, la fédération avait pour but de sauvegarder la pratique de la
musique de couple. Lâobjectif des toutes premiĂšres annĂ©es est de relancer cette pratique qui,
selon Polig Montjarret, avait presque disparu pendant lâentre-deux guerres : « L'objectif initial
est de former un couple de sonneurs par canton et, si possible, un par commune. TrĂšs vite les
volontaires abondent et il faut imaginer une nouvelle formule »
. Malgré le succÚs de cette
nouvelle formule (le bagad), BAS continuera parallĂšlement - non sans dissensions internes - de
chercher des moyens pour faire perdurer la musique de couple.
Câest ainsi quâen octobre 1954 est créée la « Commission Couple » de BAS, notamment
chargĂ©e dâorganiser depuis 1956 un championnat annuel des sonneurs de couple, se dĂ©roulant
depuis sa création sur la commune de Gourin (56).
Pendant plusieurs décennies, certains membres de BAS ont une double pratique, en couple
et en bagad. Souvent, ils commencent par sonner en bagad, puis découvrent la pratique en
couple par la suite. Plus rarement, le cheminement est inverse, des sonneurs de couple sont
amenĂ©s Ă jouer en bagad. Câest le cas de la Kevrenn de Rostrenen (22), bagad Ă©phĂ©mĂšre
consistant en un rassemblement de couples de sonneurs des environs. Georges Cadoudal,
233 Pour plus d'informations sur cette tradition musicale bretonne, voir
le trĂšs bel ouvrage
Musique Bretonne,
Histoire des Sonneurs de Tradition
, ouvrage collectif, Quimper, Le Chasse-Marée/Armen, 1996.
234 Yves Defrance, Bagad invention bretonne féconde,
Op. Cit.
, p. 127.
95
responsable du bagad de Bourbriac (22), sâest pour sa part illustrĂ© en tant que sonneur de couple
avant, pendant et aprÚs son engagement au bagad. Martial Pézennec, président de BAS pendant
plusieurs années, explique pour sa part :
« Je nâai pas Ă©tĂ© ce quâon appelle un sonneur de bagad, bien que jâai jouĂ© en bagad. JâĂ©tais avant
tout un sonneur de couple. JâĂ©tais cependant bien obligĂ© de mây intĂ©resser quand jâĂ©tais prĂ©sident
de BAS. Le renouveau de la musique de couple lancé par BAS ne fait pas de distinction entre les
couples associant la bombarde et le
binioĂč-kozh
et ceux utilisant la cornemuse. Pour la BAS des
dĂ©buts, cela importe peu, pourvu quâil soit dit que la pratique de couple perdure. En ce qui
concerne le championnat, ce nâest quâen 1964 que deux catĂ©gories sont créées :
bombarde/biniou, et bombarde/cornemuse.
Outre la relance de la pratique en couple, le modĂšle des anciens sonneurs influe sur la
musique des
bagadoĂč
. Il y a déjà , pour commencer, deux aspects empruntés à cette tradition :
les instruments (utilisation de la bombarde, association de bombardes et de
Mais au-delĂ de ces deux aspects constitutifs des
bagadoĂč
, BAS et chacun des groupes se
positionnent : faut-il que les
bagadoĂč
soient continuateurs ou au contraire en rupture avec cette
tradition ? Les avis divergent considĂ©rablement sur cette question. Comme pour lâinfluence
Ă©cossaise, deux camps sâaffrontent.
Le premier est partisan dâadapter au maximum le jeu des sonneurs de couple au bagad.
Câest lâavis premier des pionniers de BAS (Dorig le Voyer, Polig Montjarret). Cela permet selon
eux de donneur un aspect vraiment « breton » aux
bagadoĂč
, et de limiter ainsi lâinfluence
grandissante de la musique écossaise :
« Seul le jeu que nous ont légué les Anciens est un jeu breton, et les uns et les autres ont
constamment besoin de revenir aux sources de la vĂ©ritĂ© aux heures d'indĂ©cision (âŠ). On ne peut
évidemment pas traiter le bagad exactement comme le couple. Mais je crois sincÚrement que
nous parviendrons un jour Ă adapter au bagad l'essentiel de ce qui peut l'ĂȘtre en provenance du
jeu de couple. Ce jour là nous aurons gagné la partie et nos groupes ne seront plus de pùles
inspirations de ce qui se fait chez nos cousins écossais. 235 Entretien avec Martial Pézennec, le 30/03/2010.
236 BAS tentera également de justifier que le pupitre batterie est inspiré du tambour qui accompagnait parfois les
anciens couples de sonneurs.
237 Dorig le Voyer, « Le jeu traditionnel des sonneurs a sa place au bagad »,
Ar Soner
n°106 (septembre 1958), p. 1
96
Cette adaptation du jeu des sonneurs de couple doit se caractériser selon eux par plusieurs
choses : maintenir la supĂ©rioritĂ© du pupitre bombarde (puisque la bombarde Ă©tait lâinstrument
meneur du couple), conserver certains principes de jeu (principe de questions/réponses entre
bombardes et cornemuses), ou encore ne pas se laisser envahir par lâornementation Ă©cossaise.
Au dĂ©but des annĂ©es 1950, les dirigeants de BAS sont Ă peu prĂšs tous dâaccord pour
sâinspirer du jeu des sonneurs de couple. Les anciens sonneurs sont prĂ©sentĂ©s comme des
modÚles à suivre, BAS « entend marcher sur les traces des anciens », comme l'illustre ce cliché :
Illustration 19:
"BAS entend marcher sur les traces des anciens",
cliché paru dans « Petra eo BAS », numéro spécial
Ar Soner
n°30 (février 1952)
97
La fédération des
bagadoĂč
érige le couple de sonneurs en modÚle, mais paradoxalement
« une rupture sembl[e] sâĂȘtre opĂ©rĂ©e entre les Anciens et les Modernes. Les couples [biniou]
-
koz
/bombardes symbolis[ent] lâancienne Bretagne, respectĂ©s mais appelĂ©s Ă disparaĂźtre »
BAS clame fort son respect pour les anciens, mais a du mal Ă conjuguer leur style avec son
besoin de standardisation. En 1961, Gus SalaĂŒn (64 ans) se prĂ©sente au concours de meilleurs
sonneurs organisés par BAS. Voilà ce que dit le compte-rendu de jury :
« La notation de ce couple en fonction du barÚme commun est pratiquement impossible. Déjà ,
lâan dernier Ă Gourin, le jury sâĂ©tait trouvĂ© dans lâobligation de la mettre hors concours parce
quâaucune des normes appliquĂ©es aux autres concurrents ne sâappliquait Ă lui. Il est probable que
la plupart des sonneurs de la vieille Ă©cole nous poserait le mĂȘme problĂšme (âŠ). »
En effet, difficile dâapprĂ©hender le jeu des anciens sonneurs selon les nouveaux canons de
justesse et de style prÎnés par BAS.
BAS aurait aimĂ© pouvoir sâinspirer des couples traditionnels pour forger la musique des
bagadoĂč
. Mais la difficultĂ© est grande pour adapter un jeu de couple aux exigences dâun jeu
dâensemble. La standardisation du doigtĂ©, de lâornementation, du jeu rythmique sont nĂ©cessaires
pour pouvoir sonner à plusieurs. Alors, au cours des années 1950, un nouveau courant de pensée
devient majoritaire au sein de BAS. Pour eux, tenter dâadapter le jeu du couple au bagad est
irrĂ©alisable, tant il y a de diffĂ©rence entre la libertĂ© dâexĂ©cution que pouvait avoir un duo, et
lâuniformitĂ© indispensable dâun orchestre. Polig Montjarret se laisse convaincre par les
arguments de ce camp :
« Cinq ans d'expérience de bagad permettent de classer les difficultés dans l'ordre : nous avons
lancé quelque chose de non traditionnel et nous avons voulu dans le détail respecter la tradition.
Les faits sont lĂ et nous prouvent aujourdâhui que nous avons eu tort et que le problĂšme doit ĂȘtre
reconsidéré entiÚrement. L'expérience de couple que peuvent avoir des chefs ou des sonneurs de
bagad ne vaut rien ! »
Il rĂ©dige alors un article important oĂč il liste point par point toutes les diffĂ©rences qui existent
selon lui entre la pratique de couple et celle de bagad
Plusieurs dirigeants de
bagadoĂč
sont partisans de se positionner en rupture avec la
tradition des sonneurs de couple. Ils continuent bien sûr à leur emprunter du répertoire, mais
veulent exploiter les possibilitĂ©s orchestrales que prĂ©sente un bagad, et ne pas ĂȘtre seulement un
« couple multiplié »
. Le respect des principes de jeu du couple sont remis en question : ce sont
238 Jean-Christophe Maillard,
Talabarderien mod koz
, le jeu et la technique de la bombarde chez les sonneurs
bretons de tradition »,
Les hautbois populaires : anches doubles, enjeux multiples,
éd. Luc-Charles Dominique,
Courlay, Modal, 2002, p. 153.
239 Cité dans
Musique bretonne, histoire des sonneurs de tradition
,
Op. Cit
, p. 439.
240 Polig Montjarret, « Un breton émigré traduit-il la pensée de toute la BAS ? »,
Ar Soner
n°44 (mai 1953), p. 10.
241
Ibid. Cf.
en Annexe III la reproduction de cet article.
242 Expression employée par Bob Haslé et Gilles Goyat, entretiens les 02/02/2010 et 12/04/2010.
98
par exemple les premiers essais de polyphonie en bagad au début des années 1960, ou encore
une prédominance du pupitre des cornemuses sur celui des bombardes
Les deux camps coexisteront toujours au sein de BAS. Dans les années 1960, certains
bagadoĂč
comme
Bleimor
ou Bourbriac revendiquent un respect au jeu des sonneurs de couple,
se prĂ©occupant de questions stylistiques et jouant une musique peu harmonisĂ©e. A lâopposĂ©, des
groupes comme Brest-Saint-Marc ou la Kevrenn de Rennes poursuivent leurs recherches
polyphoniques, avec une « volontĂ© de jouer des choses nouvelles, ne pas se contenter dâimiter
les anciens »
On voit que les pionniers de BAS se positionnent sur le rapport entre bagad et couple de
sonneurs. Mais quelles connaissances ont-ils réellement de cette tradition sonnée bretonne ?
Lorsque le mouvement BAS est lancé, la plupart des derniers sonneurs de tradition ont
alors disparu. Le déclin des couples biniou/bombardes a en fait démarré quelques dizaines
dâannĂ©es plus tĂŽt : « comme la plupart des musiques de tradition populaire en Europe, la
musique bretonne a été gravement menacée dÚs la premiÚre guerre mondiale »
. AprĂšs 1920, le
dĂ©but dâune « uniformisation nationale »
accélÚre le déclin des sonneurs bretons, qui sont en
concurrence avec lâaccordĂ©on, la radio, le jazz ou lâopĂ©rette. A la fin des annĂ©es 1940, Ă la
création de BAS, le nombre de couples encore en activité est donc trÚs réduit. Toutefois la
pratique de la musique de couple perdure, notamment dans les milieux bretons de Paris.
Les premiers membres de BAS nâont en fait quâune connaissance assez approximative de
la musique des anciens sonneurs. « [Polig Montjarret], comme beaucoup de danseurs et de
musiciens de folklore, connaßt assez mal le monde des campagnes »
. Il a certes réalisé des
collectages dÚs 1942, mais avouera avoir rencontré principalement des accordéonistes et des
chanteurs. La fédération érige en modÚle le couple de sonneurs, mais en ayant de cette tradition
une vision quelque peu idéalisée.
Durant les décennies 1950 et 1960, la fracture perdure entre nouvelle pratique du bagad et
ancienne musique de couple. Les anciens continuent Ă ĂȘtre prĂ©sentĂ©s comme un modĂšle quâon
admire ou quâon renie, mais en fait les sonneurs de bagad connaissent peu leur musique, bien
243 Certains
bagadoĂč
allant mĂȘme jusquâĂ envisager de supprimer leur pupitre bombarde.
244 Entretien avec Gilles Goyat, le 12/04/2010.
245 Jean-Christophe Maillard, «
Talabarderien mod koz
, le jeu et la technique de la bombarde chez les sonneurs
bretons de tradition »,
Les hautbois populaires : anches doubles, enjeux multiples,
éd. Luc-Charles Dominique,
Courlay, Modal, 2002, p. 151.
246
Ibid.
247
Musique Bretonne, histoire des sonneurs de tradition,
ouvrage coll.,
Op. Cit.
, p. 411.
99
que quelques sonneurs
mod koz
se présentent parfois aux concours organisés par BAS.
Bernard Lacroix parle des rapports des musiciens de son bagad (
Brest-ar-Flamm
) avec la
tradition des sonneurs de couple :
« A vrai dire, on avait pratiquement pas de rapports avec les anciens sonneurs. Il nây en avait pas
par ici, et on ne se dĂ©plaçait pas oĂč il y en avait encore. On apprenait tous les airs traditionnels
sur des revues, sur des cahiers. Quelques-uns sâintĂ©ressaient Ă cette question de la tradition, mais
la majorité, non. Ils étaient contents de jouer en groupe, ils sonnaient ce qui était au programme,
câĂ©tait tout. Ils nâĂ©taient pas des ''mordus de tradition''. »
La distance est grande entre le discours de BAS, qui incite les jeunes à aller écouter les anciens,
et la rĂ©alitĂ©. Alain le BuhĂ© estime quâĂ cette Ă©poque « il y avait deux mondes. Celui du bagad, et
celui du couple »
. Dâailleurs, la mĂ©connaissance, voire la mĂ©fiance, est rĂ©ciproque : « les
anciens sonneurs se sentaient mis de cÎté par le mouvement
bagad
. Ils nâapprouvent pas
vraiment lâimportation de la cornemuse Ă©cossaise quâils nomment « biniou Ă Ă©tages » ou
« triniou » (pour ses trois bourdons).
Il faut attendre les années 1960 pour que le monde des
bagadoĂč
sâintĂ©resse de maniĂšre
poussée et sérieuse à la tradition de la musique de couple, sans plus se contenter de les présenter
comme un modĂšle idĂ©alisĂ©. Plusieurs groupes sâattachent Ă jouer des airs (surtout des danses)
dans un style quâils veulent proche de celui des anciens sonneurs de couple. Alors quâauparavant
« la subtilité du jeu des sonneurs de couple échappait à la plupart des musiciens de bagad »
, ils
sont maintenant prĂȘts - par leur technique instrumentale et par lâĂ©tat dâesprit - Ă attaquer une
recherche dâauthenticitĂ© :
« A partir des années 60, on a commencé à redécouvrir la musique de couple, qui jusque là était
jugĂ©e trop compliquĂ©e pour les sonneurs de bagad. Comme nos bagadoĂč avaient acquis
suffisamment de technique, on pouvait se risquer Ă jouer les airs des anciens sonneurs de couple.
La kevrenn de Rennes a Ă©tĂ© la premiĂšre Ă jouer une suite de lâAven
, nettement plus difficile
que ce quâon jouait jusquâalors, avec notamment des montĂ©es sur la deuxiĂšme octave de la
bombarde. »
La mode est lancĂ©e, et se poursuivra aux cours des annĂ©es 1970, oĂč les derniers « anciens » (Gus
SalaĂŒn, Lanig GuĂ©guen, etc.) bĂ©nĂ©ficieront dâun regain dâintĂ©rĂȘt de la part de jeunes sonneurs.
BAS a donc toujours considéré le couple de sonneurs comme un modÚle, mais
successivement selon différentes approches : modÚle idÎlatré mais paradoxalement méconnu,
modĂšle dĂ©savouĂ©, puis modĂšle que lâon cherche Ă mieux connaĂźtre pour sâen inspirer.
248 [Ancien style].
249 Entretien avec Bernard Lacroix, le 12/03/2010.
250 Entretien avec Alain le Buhé, le 29/03/2010.
251
Ibid
.
252 Entretien avec Alain le Buhé.
253 Suite de gavottes traditionnellement jouées dans le
Pays Aven
(sud-est du FinistĂšre).
254 Entretien avec Gilles Goyat, le 12/04/2010.
100
C) Influence des cliques
Dans les toutes premiÚres années de BAS, avant que le terme « bagad » ne se généralise,
la BAS et les sonneurs utilisent le mot « clique » pour parler de leurs groupes. Ce nâest pas
hasard ; les ensembles de cuivres et percussions ont en effet été une influence importante pour
les sonneurs de bagad, influence dâailleurs largement dĂ©savouĂ©e par BAS.
Au cours de la premiÚre moitié du XX
e
siÚcle, les batteries-fanfares et les orphéons se sont
fortement implantés en Basse-Bretagne. Ces cliques participent à la vie locale, aux défilés, aux
fĂȘtes et pardons. Bien avant le dĂ©veloppement des
bagadoĂč
, les sonneurs bretons cĂŽtoient les
fanfares. Parfois mĂȘme, sonneurs et cuivres jouent ensemble ; en 1931 par exemple, on aperçoit
à Bourbriac une cornemuse défilant au beau milieu de la fanfare :
Lorsque les
bagadoĂč
naissent et se développent, ils sont donc eux-aussi réguliÚrement en
contact avec des cliques. Nombreuses sont d'ailleurs les occasions oĂč un bagad et une clique
participent au mĂȘme dĂ©filĂ©. En 1948 par exemple le bagad de Carhaix (29), nouvellement créé,
dĂ©file en alternance avec la clique de la mĂȘme ville
. En 1951, c'est le bagad de Lorient (56)
qui défile avec les cuivres, évÚnement que ne manque pas de relater
Ar Soner
:
« Pour la premiÚre fois un bagad participait à la procession [du pardon de Moëlan-sur-Mer,
(56)]. Clique de cuivres et binioĂč/bombardes alternĂšrent, marches militaires et cantiques. Ce fut
une surprise agréable pour les gens du pays. »
255
Musique Bretonne, histoire des sonneurs de tradition
, ouvrage coll.,
Op. Cit.
, p. 412.
256 « La vie des groupes »,
Ar Soner
n°25 (octobre 1951), p. 5.
101
Illustration 20:
Sonneur de Cornemuse défilant avec la fanfare de Bourbriac, 1931
.
Source : Collection Georges Cadoudal, dépÎt Dastum.
Mais entre ces deux groupes populaires locaux que sont le bagad et la clique, ce n'est pas
toujours la parfaite entente ; souvent un bagad est créé pour concurrencer la clique locale, jugée
âmoins bretonneâ. En 1952, le sous-prĂ©fet du FinistĂšre fĂ©licite par exemple la municipalitĂ© de
Chùteaulin (29) pour la création de son nouveau bagad
, qu'il trouve « bien plus caractéristique
de notre région qu'un quelconque orphéon »
. La mĂȘme annĂ©e, Polig Montjarret exprime
clairement sa rivalitĂ© face aux « cuivres », qu'il considĂšre, au mĂȘme titre que les autres
instruments ''modernes'', comme des ennemis des instruments bretons :
« Je prĂ©tends quâĂ chaque occasion qui nous est donnĂ©e de marcher sur les brisĂ©s du ''cuivre'',
nous manquerions Ă notre devoir en refusant de le faire (âŠ). Le cuivre, lâaccordĂ©on, le piano
mécanique ont pris la place du biniou ; le biniou doit la reconquérir »
Néanmoins, bien que les cliques soient présentées comme leurs concurrentes, les
bagadoĂč
s'en inspirent. A leurs débuts les
bagadoĂč
sont, Ă l'image des fanfares, des groupes avant tout
destinés aux défilés. BAS prÎne un temps l'adoption pour le défilé de la disposition des
batteries-fanfares (tambours menant le groupe).
Le pupitre de bagad le plus influencé par les cliques est sans consteste la batterie. Les
joueurs de caisse claire de bagad (qui parfois jouent parallĂšlement dans une clique), reprennent
des techniques de jeu des tambours de fanfare. Dans les années 1950, ils utilisent également les
mĂȘmes instruments (caisses claires type « jazz » ou « roulante »). BAS n'aura cesse de fustiger
le jeu de batterie inspiré des cliques. Elle parviendra à sa fin dans les années 1960, avec
l'adoption massive des caisses écossaises (au timbre plus aigu et plus claquant) et des techniques
de jeu écossaises, qui marque la fin de l'influence des cliques sur les
bagadoĂč
.
D) Le modĂšle militaire
A nouveau Ă lâimage des
pipe-bands
écossais et des cliques françaises, BAS
adopte
certains principes de fonctionnement militaire pour ses groupes. A la différence des modÚles
prĂ©cĂ©demment citĂ©s, le modĂšle militaire nâa que peu dâincidence sur la musique jouĂ©e, mais
influence le fonctionnement de la fédération.
Les
bagadoĂč
réellement militaires sont peu nombreux (bagad du 71.BI à Dinan en 1946-
47, bagad de la Lande d'Ouée, bagad de Saint-Mandrier, et bien sûr le célÚbre bagad de Lann-
257 Le bagad de Chùteaulin est d'ailleurs l'un des rares cas de « bagad municipal ».
258 « La vie des groupes »,
Ar Soner
n°28-29 (janvier-février 1952).
259 « Ar Foater Hent »
alias
Polig Montjarret, « Mi-CarĂȘme et Mascarade »,
Ar Soner
n°28-29 (janvier-février
1952).
102
Bihoué) et ne sont pas affiliés à BAS. Mais pour tous les autres groupes civils, BAS donne des
directives apparentées à la discipline militaire, notamment en ce qui concerne les défilés :
« En bagad il est indispensable de pratiquer '' l'Ecole de Soldat''. Un bagad, comme toute
musique qui se respecte, doit avoir un minimum de pratique militaire. La marche au pas,
l'Ă©volution sur le terrain, et mĂȘme les Ă©volutions sur plateau, sont INDISPENSABLES si nous
voulons donner à nos groupes une ALLURE, une dignité forçant le respect et l'admiration. »
Dâailleurs les sonneurs ayant effectuĂ© leur service sont jugĂ©s plus compĂ©tents pour dĂ©filer.
Au début des années 1950, tout un systÚme de commandements en breton est mis au point
pour diriger les
bagadoĂč
, « pas par un esprit adjudantiste punitif, mais par le souci de l'ordre et
la dignité que mérite la Bretagne, ses instruments, sa musique et ses musiciens »
. Le
penn-
soner
dispose dâune liste de plusieurs commandements en breton pour diriger son bagad
. On
trouve de rares exemples enregistrĂ©s de lâutilisation de ces commandements :
Introduction de la marche
Bale Quic-en-Groigne
par le bagad
de Saint-Malo
(utilisation des commandements par le
penn-soner
).
Disque 45t.
s.n,
Quimper, Mouez Breiz 4505
, s.d.
[195?]
Outre la discipline de dĂ©filĂ© et les commandements, lâinfluence militaire se fait sentir dans
lâimportance accordĂ©e au visuel. En 1953 sont mis au point le drapeau BAS et lâuniforme BAS,
obligatoires lors du concours estival. La fédération établit également tout un systÚme de rubans
de différentes couleurs : à la maniÚre des décorations militaires, les sonneurs arborent une
couleur correspondant à leur niveau technique. Mais comme les commandements, ces éléments
visuels nâont pas eu une longue durĂ©e.
Polig Montjarret expliquera plus tard
que câest surtout lâinfluence des
pipe-bands
qui a
amené BAS à prÎner une discipline militaire
. Il raconte que, dans le contexte de lâaprĂšs-
guerre, « certains [leur] ont reproché de faire ressembler le bagad à une formation militaire, mais
pas tant que lâon croit »
. Les quelques exemples dâinfluence militaire citĂ©s ici datent du dĂ©but
des années 1950, et ne perdurent guÚre plus de quelques années.
260 Polig Montjarret, « Un breton traduit-il la pensée de BAS ? »,
Ar Soner
n°44 (Mai 1953), p. 10.
261
Petra eo BAS
, numéro spécial
Ar Soner
n°30 (février 1952), p. 30.
262 Voir en Annexe VIII la liste des commandements.
263 Polig Montjarret, Conférence à l'université d'été du festival de Cornouaille, Quimper, enregistrée par Pierre-
Yves Pétillon, 22/07/2002, dépÎt Dastum.
264 Les
pipe-bands
ont une origine militaire datant du XIXĂšme siĂšcle, oĂč ils accompagnaient les rĂ©giments
écossais. Devenus civils au cours du XXÚme siÚcle, ils conservent néanmoins une discipline militaire.
265 Polig Montjarret, Conférence à l'université d'été du Festival de Cornouaille, 2002,
Op. Cit.
103
E) La musique savante occidentale
Lâinfluence du milieu musical « savant »
bagadoĂč
nâest que peu
revendiquĂ©e explicitement par les tĂȘtes pensantes de BAS. Cependant cette influence est
fortement perceptible dans le monde des sonneurs des années 1950 et 1960 ; le modÚle des
Conservatoires et des orchestres ''classiques'' se reflĂštent dans les mĂ©thodes dâenseignement et
dans la musique des
bagadoĂč
.
Tout d'abord, BAS a pour souhait de dispenser des cours de théories musicales, fortement
inspirés de la théorie savante. En 1953-54 par exemple, les sonneurs découvrent, publiés dans
leur
Ar Soner
mensuel, des cours de théorie musicale rédigés par Polig Montjarret. Le fondateur
de BAS distille aux musiciens de bagad des éléments techniques poussés, sautant
indiffĂ©remment de Guy dâArrezo aux
commas
et
limmas
, des gammes exaphones à la Clé d'Ut.
De tels enseignements ont parfois lieu directement au sein des
bagadoĂč
. Alain le Buhé se
souvient de « cours théoriques sur les gammes, donnés par Georges Cochevelou »
Bleimor, tandis que Michel Richard conserve encore les cours de « musicologie » copiés au
Scolaich Beg an Treis
.
La principale acculturation à la technique savante consiste à utiliser la notation solfégique
sur portée pour transmettre et enseigner la musique aux sonneurs.
Un autre exemple frappant est la publication par BAS de deux méthodes instrumentales,
l'une pour cornemuse, lâautre pour bombarde. Elles sont Ă©crites par deux membres influents de
la fĂ©dĂ©ration, Emile Allain et Jean lâHelgouach, et Ă©ditĂ©es en 1954 et 1955 :
âą
Traité élémentaire destiné aux sonneurs de biniou
(Emile Allain), 1954.
âą
Ecole de bombarde
(Jean lâHelgouach)
La parentĂ© avec les mĂ©thodes dâenseignement des instruments classiques y est avouĂ©e et
revendiquĂ©e. Il sâagit pour BAS de se hisser au niveau dâun enseignement acadĂ©mique,
considĂ©rant quâauparavant les jeunes sonneurs « novices Ă©taient dĂ©savantagĂ©s par rapport Ă leurs
camarades qui avaient choisi un autre instrument »
266 Lâadjectif « savant », qualifiera ici la musique occidentale de tradition Ă©crite, que lâon nomme couramment
« musique classique ».
267 Entretien avec Alain le Buhé, le 29/03/2010.
268 Emile Allain,
Traité Elémentaire destiné aux sonneurs de biniou
, éd. BAS, 1954, rév. 1965.
269 Jean l'Helgouach,
Ecole de Bombarde
, éd. BAS, 1955.
Cf.
en Annexe VI et VII les couvertures de ces deux
méthodes.
270 Jef le Penven, préface de la méthode
Ecole de Bombarde
de Jean lâHelgouach, BAS, 1955.
104
Ce sont toutes deux de vĂ©ritables mĂ©thodes dâĂ©tude instrumentale utilisant tous les partis-
pris et les techniques dâenseignement de la musique savante occidentale : dichotomie
exercices techniques/morceaux, enseignement des gammes, apprentissage inscrit dans une
longue durée, recours à tous les ressources écrites du solfÚge (phrasés, etc.).
Les deux ouvrages prĂ©viennent dâabord les sonneurs que lâapprentissage va ĂȘtre long, et
que la patience doit ĂȘtre de mise :
« Modérez votre impatience, votre désir de jouer tout de suite du biniou. Il y a une étape, un peu
longue, un peu dure, Ă franchir. Ce traitĂ© doit vous y aider, c'est sa raison d'ĂȘtre. »
« Il ne sert de Ă rien de brĂ»ler les Ă©tapes (âŠ), il faut savoir ĂȘtre patient et sâhabituer Ă
recommencer mesure par mesure si cela est nécessaire, et plutÎt cent fois qu'une. »
Les auteurs font tous deux une trĂšs stricte distinction entre les exercices techniques,
indispensables pour la progression, et les morceaux, secondaires :
« [Les morceaux] peuvent ĂȘtre un excellent dĂ©lassement de fin de cours, mais en aucun cas [ils]
ne doivent déborder sur le temps imparti aux exercices théoriques. »
Dâailleurs chacun explique bien que sa mĂ©thode nâa pas pour but de donner un rĂ©pertoire aux
sonneurs, mais seulement de « donner une base technique solide, par le maximum
dâexercices »
. Les aspects stylistiques et musicaux viendraient aprĂšs lâacquisition de cette
technique minimale.
Ainsi la mĂ©thode de Jean lâHelgouach commence par apprendre aux sonneurs Ă monter et
descendre des gammes, des arpĂšges, et celle dâEmile Allain Ă effectuer correctement toutes les
ornementations. Les airs sont remisés dans les derniers chapitres, et « ce serait une grave erreur
de [leur] attribuer une durĂ©e [dâĂ©tude] supĂ©rieure Ă celle des exercices »
On trouvera Ă la page suivante des exemples de ces exercices techniques (extraits de la
méthode
Ecole de Bombarde
) :
271 Emile Allain,
Traité Elémentaire
,
Op. Cit.
, p. 10.
272 Jean l'Helgouach,
Ecole de Bombarde
,
Op. Cit
., p. 8.
273
Ibid.
274 Jean l'Helgouach,
Ecole de Bombarde
,
Op. Cit
., p. 7.
275 Emile Allain,
Traité Elémentaire
,
Op. Cit.
, p. 45.
105
106
Illustration 21:
Extrait de la méthode
Ecole de Bombarde
de Jean l'Helgouach, BAS, 1955, p. 27.
Globalement, on peut dire que ces deux méthodes de bombarde et cornemuse ont un
aspect sĂ©vĂšre, ne privilĂ©giant pas vraiment la notion de plaisir du jeu. « Astreignez vous Ă
Ă©tudier [ces airs] mĂȘme s'ils ne vous plaisent pas. Il ne s'agit pas de constituer votre rĂ©pertoire
mais de faire, encore, des exercices »
écrit Emile Allain pour présenter le dernier chapitre. Les
valeurs de travail mĂ©thodique, de progrĂšs, de technique pure sont Ă©voquĂ©es. Il sâagit de
convaincre les jeunes dĂ©butants dâavoir le courage de suivre cette dure route, de goĂ»ter Ă cette
technique qui nâest pas le privilĂšge de tous :
« Comparez votre situation à celle des sonneurs qui ont erré, cherché, et qui n'ont pas fait ou ne
feront pas de grands sonneurs parce qu'ils n'ont pas eu de base solide sérieuse. Ils ont eu le plaisir
de faire du bruit, tout de suite, de se montrer en public, d'ĂȘtre applaudis (il y a toujours des
fanatiques qui applaudissent, plus ils applaudissent et mieux c'est : ainsi le biniou s'entend
moins...). »
La grande majorité des sonneurs de bagad des années 1950 et 1960 ont accÚs à ces deux
mĂ©thodes instrumentales. Elles constituent la base de lâenseignement donnĂ© aux jeunes
musiciens.
Mais il semble que tous ne soient pas astreints Ă une discipline aussi stricte que lâauraient
voulu les auteurs. En 1965, dans la nouvelle édition de son Traité, Emile Allain écrit d'ailleurs
quâil « nâignore pas que quâil nây [a] eu que trĂšs peu de sonneurs Ă lire entiĂšrement le texte de la
premiÚre édition »
Outre ces mĂ©thodes instrumentales, lâinfluence savante se fait sentir dans la musique elle-
mĂȘme. Cela s'explique probablement par le fait qu'au cours des annĂ©es 1950, des musiciens de
formation classique prennent des responsabilités au sein des
bagadoĂč
(Armel Morgant parle des
décennies 1950 et 1960 comme la période des « classiques »
). On peut citer Jean lâHelgouach,
penn-soner
de la kevrenn de Rennes et premier prix dâalto du Conservatoire de Rennes, Bernard
Pichard, son successeur au bagad, également bassoniste, ou encore à Brest le compositeur
Pierre-Yves Moign, diplÎmé en contrepoint du CNSM de Paris, sollicité par la Kevrenn Brest-
Saint-Marc pour écrire ses arrangements.
276
Ibid.
277
Ibid.
,
p. 54.
278
Ibid.,
« Avertissement de la seconde édition » [1965].
279 Entretien avec Armel Morgant, le 18/01/2010. Il met ces années en relative opposition avec les décennies
suivantes (1970-1980) qui seront celles des « jazz » (Roland Becker, bagad de Kemperle, âŠ).
107
Les
bagadoĂč
dirigés par ces musiciens élaborent un nouveau style de musique de bagad
inspiré par la musique savante. Les groupes expérimentent la polyphonie et harmonisent des
anciens airs :
Kevrenn de Rennes, harmonisation de la marche
Cadoudal
Disque 33t.
Bretagne Vol.II
,
Paris, Barclay, 1964
De nouveaux airs sont écrits avec des voix instrumentales de plus en plus indépendantes.
Bombardes et cornemuses ne jouent plus nécessairement à l'unisson. Et, bien que l'alternance
questions/réponses héritée des sonneurs de couple soit toujours de mise, les cornemuses ne
répondent plus forcément la phrase énoncée par les bombardes :
Kevrenn de Rennes,
Lanig et Monica
(Chaque pupitre joue une partie, les cornemuses ne répondent pas la phrase
des bombardes)
Disque 33t.
Le bagad Kadoudal sonne pour Herri Léon
,
Paris,
Barclay-Bel Air 311046S, 1964
On peut constater plus généralement au cours des années 1950 un certain fantasme
orchestral, un souhait de voir le bagad fonctionner musicalement et matériellement comme un
orchestre. BAS se plaĂźt Ă rĂȘver de
bagadoĂč
composés de sonneurs-lecteurs de partitions,
recherchant une justesse parfaite et une sonoritĂ© dâensemble, en Ă©tant Ă©ventuellement dirigĂ©s par
un chef dâorchestre.
Jean lâHelgouach imagine un pupitre bombarde qui musicalement se rapprocherait dâun
pupitre dâorchestre. Selon lui, « l'homogĂ©nĂ©itĂ© du groupe bombarde d'un bagad doit ĂȘtre le
premier but Ă atteindre (âŠ). A ce groupe, il faut nĂ©cessairement un chef d'attaque, comme il en
existe Ă la tĂȘte de chaque pupitre d'un orchestre symphonique ».
application au sein du pupitre bombarde de la Kevrenn de Rennes.
Emile Allain aimerait pour sa part que les sonneurs, censés connaßtre le solfÚge, aient la
« volonté de suivre un texte [une partition] »
, Ă lâimage des « meilleurs orchestres qui font des
répétitions alors que chacun a déjà travaillé sa partition »
. Cela permettrait ainsi de gagner un
280 Jean lâHelgouach, « Bombarde et bagad »,
Ar Soner
n°61 (décembre 1954), p. 6.
281 Emile Allain, « Une méthode ne suffit pas »,
Ar Soner
n°51 (décembre 1953), p. 8.
282
Ibid.
108
temps précieux en réduisant la durée du laborieux déchiffrage des morceaux. Mais ce projet de
bagad-orchestre ne se concrétise jamais vraiment. Les sonneurs sont certes formés au solfÚge
mais la majorité d'entre-eux ne devient jamais réellement lecteurs de partitions. Ces derniÚres
sont utilisĂ©es comme aide-mĂ©moire lors de lâapprentissage des airs, elles sont abandonnĂ©es
ensuite ; aucun sonneur ne se sert dâune partition lors dâune prestation.
Par contre le recours Ă un chef dâorchestre (le
penn-soner
) qui bat la mesure et indique les
changements d'airs se généralise progressivement chez les