Un voyage en cache un autre. C'est au Portugal que je fais l'expérience de ma première rencontre sonore avec la Finlande. Quelques mots mélodieux prononcés pour me souhaiter hyvää yötä (bonne nuit)...
Mon cœur chavire, et je me retrouve un mois plus tard de l'autre côté du continent.
A la vitesse d'un éclair, des poussières de neige viennent me frotter les yeux et me glacent. Effet fraîcheur garanti grâce à ce train qui vient de me frôler à toute vitesse.
Fin janvier, il fait sombre sur le quai de la gare menant vers le centre du pays. D'abord, il est des ciels qu'on ne remarque pas. La Finlande me donne comme première impression celle d'une immensité homogène, un tout de couleur blanche sous assombrissement solaire. Quelques heures plus tard, Jyväskylä, ville universitaire au milieu des forêts et des lacs encore gelés. C'est ici que je décide de rester pendant plusieurs mois, fixée dans l'apprentissage de cette nouvelle culture.
Si le toucher n'est pas de mise dans la communication finlandaise, le silence, lui, a toute sa place. Cela m'aide. Je ne comprends ni ne parle finnois. Apprendre cette langue, c'est apprendre la vie, une nouvelle fois. Etre complètement perdu, tenter de se raccrocher à de nouvelles règles, à une musicalité très pensée. A l'oral, il est vite fait de confondre le vent tuuli et le feu tuli. Le double 'u' du vent lui permettrait-il de dominer le feu en ayant pouvoir de l'éteindre ou de le propager? Tuuli. Tuli. Tout en apprenant la langue, je découvre peu à peu le plus beau des personnages du Nord: la Nature au fil des saisons.
Mars. En dessous de l'apparente couche gelée des lacs, l'eau gargouille d'envie de se dévoiler. Des bulles sonores font craqueler la glace. La nuit, les arbres tentent d'atteindre la lune et rêvent en silence de leur lendemain coloré. La nature s'éveille. Si l'hiver, les yeux se crispent par le gel, au printemps, ils s'émerveillent.
Alors que certains voyageurs d'un jour m'ont prédit un peuple froid et fermé, je fais une rencontre extraordinaire qui m'amène au-delà des mots.
Timo. Un de ces prénoms du Nord à l'allure cosmique. Un sourire de vingt ans. Un jeune homme, désigné comme "autiste" dans la catégorisation établie par la société. D'une mère allemande et d'un père finlandais, Timo est bilingue. Sa forme d'expression la plus naturelle n'est pourtant pas le langage verbal mais celui du visuel, du toucher, des sons. Quand je le rencontre, c'est lui qui, le premier, me tend timidement la main pour me saluer. Le jour même, nous établissons une communication visuelle qui convient à tous deux. Compréhension. Certaines personnes dans la rue ont peur de sa façon de s'exprimer et s'éloignent avec peu de discrétion lorsqu'il s'en approche. Frustration. A force d'étiqueter les gens, on semble en oublier l'humain. Envie de solitude, d'échapper aux regards insistants qui questionnent. Envie d'être reconnu. Là où Timo se retrouve, c'est au milieu de cette nature fascinante qui, sans cesse en mouvement, le ramène dans cette course à la vie.
Sous une casquette, ses yeux bleus scrutent au loin l'horizon, à l'écoute. La fonte des neiges a laissé place à une étendue d'eau calme et immense. Regarder ce lac, c'est regarder l'infini dans toutes les directions. Des forêts de bouleaux et de pins semblent se prolonger tels des roseaux d'une autre espèce. Le coucher du soleil se reflète dans le miroir de l'eau alors bleue, rose et orangée. Une vision de toutes les couleurs.
Soudain, un petit vent souffle. L'eau frétille. Le visage de Timo tourne à l'inquiétude, regard concentré. L'eau n'est plus miroir. Une partie de l'existence s'efface. Une main sur l'oreille et le regard sur le sol, Timo crie à cœur vif pendant quelques secondes. Malicieuse cassure au milieu d'une tranquillité trop parfaite. Une brisure dans le miroir de la vie qui ramène à l'essence même du paysage, à l'existence même. Pourquoi la vie?
La question fige le moment…mais seulement pour un instant. Le mouvement le rappelle. Il court, avec entrain, effleure les arbres, cueille quelques petites branches au passage, aménage la nature pour la recréer. Un joyeux lutin, plein d'énergie. Chaque pas, chaque chemin qu'il prend, chaque instant d'arrêt participe à une chorégraphie de la nature mise en scène par l'humain. Dans le désir de créer son propre chemin, il semble y avoir une relation entre l'œuvre de ses promenades, son parcours de vie et le désir de s’exprimer. Libre. Libre d'exister. Sans avoir à se soucier du regard des autres, des interdits, des devoirs. Dans une nature où les possibilités semblent infinies, par les sons, le regard, le toucher, le mouvement, Timo crée une poésie du réel dessinant son monde, comme chacun dessine le sien. Face au lac, il s'assied et regarde fixement le paysage. Equilibre. Tranquillité au milieu de l'immensité. Son visage pétille de bonheur. Comme de nombreux Finlandais, Timo passe des journées entières dans la maison d'été familiale appelée Lepola (repos, calme). L'été, justement, pointe le bout du nez. La nuit raccourcit pour laisser davantage de place à la lumière du jour qui n'arrête pas de grandir.
Au fil des saisons, la nature finlandaise change très rapidement, entre neige, gel, et floraison. A ce rythme, chacun accorde sa vie, avec celle des autres. Lorsque l’eau sert de miroir, plusieurs réels semblent se croiser. Timo joue avec ces réels et en esquisse sa vie.
Le voyage est au cœur des rencontres que l'on fait. La nature et de l'humanité. Les deux se sont croisées lors de mon parcours finlandais à ciel ouvert. Les saisons m'ont traversée et Timo a éclairé cette envie : celle qu'on reconnaisse chacun en tant que personne à part entière. Je pars de la Finlande juste avant l'automne, sur une note d'espoir, avec confiance en la nature. La nature, comme un hommage à la vie, qui réunit les humains et qui permet aussi de se sentir exister.

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