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La rencontre avec le dernier livre est une expérience de l’absolu. Qu’il s’agisse du dernier livre des hommes ou, de façon plus intime, du sien, plus rien, et pour cause, ne peut dire la suite. C’est un gouffre qui s’ouvre devant l’esprit, l’inconcevable silence des mots. 17 auteurs ont emprunté les chemins de Borgès, de Bradbury, de Raymond Jean, à travers bibliothèques, librairies et rues des villes, peuplées de personnages archétypiques : vieux sages, fous de lecture, instruments armés de pouvoirs par nature méfiants à l’égard de la chose écrite, auteurs prolixes ou asséchés… Le voyage commence dans l’Espagne arabe de l’an 1000, avec le troublant Autodafé de Bontempelli. Il se continue dans les divers mondes présents : noir et alcoolisé avec Dounovets, littéraire et peut-être allusif avec Fuentès, réflexif et narquois avec Oeuillet qui ne parvient pas à écrire… La parabole historique de Claude Amoz est terrible : à une soixantaine d’années d’intervalle, un livre n’est pas fini d’être lu, la première fois, c’est l’Odyssée qu’un père était en train de lire à sa fille avant que la police ne l’emmène. Il était juif. Mais le thème se prête aussi au fantastique, à la science-fiction, à l’allégorie avec de beaux textes de Denis Labbé, Gilbert Millet, Pierre Bordage ou encore celui de Michel Host qui clôt en Chine un recueil très réussi qu’avait su introduire avec sensibilité Régine Detambel, se demandant quelles ont été les dernières lectures dans les Twin Towers en septembre dernier. Le livre n’est pas un objet anodin. Il balise la vie.
Le printemps des loups, Sylvie Huguet ed. Fer de Chances 69 Ter rue Hoche 78390 Bois d’Arcy, 2002, 172p. 12,95 euros
S’il ne s’agissait d’un roman et s’il y était question de livre, ce récit d’anticipation aurait pu figurer dans l’anthologie précédente. Là aussi, le monde est arrivé à sa fin dernière, au silence d’une ville dévastée par un mystérieux virus, à l’oubli du savoir et des techniques qui en découle. Mais, après la fin, c’est bien connu, vient le début (et d’ailleurs, sinon, comment y aurait-il eu un livre, hein ?). Un homme, un zoologue, survit avec une meute de loups auxquels il doit d’abord réapprendre le quotidien de la liberté. Des pages documentées sont consacrées au comportement des fauves, à la lente et patiente reconquête de l’espace. Mais le roman dépasse la philosophie écologiste du retour à une nature débarrassée du savoir humain, plus néfaste que protecteur. L’irruption d’autres survivants bouscule un peu le cliché. Car le scientifique solitaire devra choisir avec qui revivre. Bien construit, le roman se lit d’abord avec un acquiescement un peu confortable puis déroute et enfin questionne, ce qui est la marque de la réussite.
Descentes dans le Maelström, anthologie de 15 nouvelles plus une d’Edgar Poe, ed. Images d’Ivoires 3, rue de Chevelipont 1490 Court-Saint-Etienne (Belgique), 2002, 233p. 16,00 euros
Quinze auteurs sont invités à écrire une nouvelle Descente dans le Maelström, 150 ans après Edgar Poe. Il s’agit une fois encore d’une expérience du gouffre mais interprétée ici à la lumière d’un siècle peu chiche en la matière : universel avec le lent tourbillon d’une dernière étreinte, aveugle et sans retour, dans un wagon en route pour Auschwitz (Denys-Louis Colaux, trou noir de la drogue (Otto Ganz, trou des enfermements (Laar U Kahn)… En réalité, tout est Maelström qui vous entraîne irrémédiablement vers l’absence et l’innommable : l’amour est un tourbillon, heureux (Werner Lambersy) ou cynique (M. Paluan), l’Autre qui se dérobe ou qui vous investit (C. Bucciarelli), qu’on craint (Van Ruyssel), qu’on fuit (Vaillancourt), ou qu’on attend (E. Baran). Mais bien sûr, le premier abîme, celui qu’on côtoie par nature et sans rémission, c’est soi-même avec ses regrets, ses désirs, ses peurs, son histoire, sa radicale étrangeté. Gaston Compère l’illustre d’un ensemble poétique où la fantaisie n’est que la politesse du désespoir. Et André Beem conclut : « Se peut-il qu’elles aient entendu parler de moi, ces pensées qui m’arrivent de je ne sais où (…) ? Je les soupçonne de se refiler mon nom comme on fait entre amis l’adresse d’un discret lieu de plaisir. Me voilà réduit à n’être que le tenancier de ma conscience. Après tout, je ne suis pas responsable de la moralité de mes hôtes. Toutefois, je serais bien avisé de leur réclamer d’avance le prix de leur séjour. »
Lettres de rupture et autres produits finis, récits - Ghislain Ripault, ed. Parc 14 rue Emile Desvaux 75019 Paris, 1998, 117 p., 80 F
Entrer dans un livre de Ripault, c’est aussitôt être emporté par un Maelström de mots, une syntaxe sans rien à quoi s’accrocher, un mouvement irrésistible qui vous recrache à la sortie, complètement démantibulé. Dans cette traversée où le lecteur n’est pas maître de la situation, il est éperonné par le pire et le meilleur, le trivial et le précieux, le rire des calembours et toute la douleur du monde, il voit RIPAULT, toujours majuscule, à chaque coin de rue, dans le poste de télé, sur une pub glacée, improbables apparitions d’un dieu angoissé. Les univers de ces 8 récits sont noirs, à l’instar des blousons de cuir qui torturent un vieil ivrogne dans son palais de fortune, hostiles comme les allées aseptisées d’un hypermarché où tout est factice, les sourires comme les produits jetés à la face de consommateurs eux-mêmes interchangeables, violents comme les cours de récré et les cantines d’un collège où la vie se joue à coups de lattes. Plus qu’au labyrinthe, complexe mais organisé, le monde et l’écriture de Ghislain Ripault ressemblent à un miroir brisé, kaléidoscope d’images et de paroles incertaines. Car la vie et l’écriture ne sont pas dissociées. Le style syncopé, la débâcle des adjectifs, les glissements de sens, les détournements de clichés, les emprunts et collages d’œuvres existantes « petite bombe anatomique à fragmentation textuelle », la ponctuation hallucinée ne sont évidemment pas gratuits. La figure de l’écrivain hante ces récits, avec son angoisse, sa colère, son impuissance à peser sur les événements, mais aussi ses doutes : « l’écrivain est victime de bien des malédictions, est-il dit dans le dialogue liminaire emprunté à une demi-douzaine d’auteurs, mais la pire de toutes, c’est de devoir être lu. Pis encore, d’être acheté. » . N’y a-t-il pas une insupportable indécence à écrire les malheurs privés ou collectifs, donc à les vendre pour en vivre ? Entre amertume et compassion, raillerie et colère, l’écrivain se tient toujours au point de rupture, au bord de l’indicible.
Quelque part loin, dans un pays qui n’existe pas, nouvelles Agnès Faure, ed. La Sterne Voyageuse, 7 Place Pinel 75013 Paris, 2002, 131p., 20 euros (l’ensemble des droits d’auteur d’A. F. est reversé à Amnesty International)
Les douze nouvelles de ce recueil témoignent d’une remarquable capacité d’empathie, d’attention au monde. Agnès Faure a l’œil juste, elle sait voir à travers le réseau entremêlé des relations humaines. Amour, préjugés, haine, angoisses adolescentes, injustices, histoire familiale, ce fardeau qu’on ne peut déposer, ou alors en y mettant le feu, définitivement, tout y est décortiqué, patiemment mis à nu, relaté, comme pour tenter de comprendre ce qui se passe. Mais la perméabilité exacerbée du corps et de l’esprit n’est pas sans danger. A trop souffrir avec le monde, la folie guette. C’est le sujet de ce recueil : quelle distance régler dans ses rapports à l’autre, au monde ? Du refus à la confusion, en passant par l’indifférence et l’incompréhension mais aussi, et heureusement, par l’acceptation des différences, toute l’échelle est dans la nature humaine.
Encyclopedia inutilis, Hervé Le Tellier ed. Le Castor Astral BP 11 – 33038 Bordeaux, 2002, 138 p. , 13 euros
Bien que l’auteur n’ait nulle utilité de la présente note, sa notoriété le dispensant de Décharge (pour ce qui est de vendre tout au moins), je ne résiste pas à la tentation d’attirer votre attention sur cet opuscule de savoureux savoir. Voici 11 pseudo-biographies de savants, de collectionneurs s’avançant en contrées contraires, fous cherchant à lier peinture et banque, mathématique et littérature, catalogue et poésie, en organisant le chaos. Partis sur des hypothèses fausses, leurs travaux érudits n’en débouchent pas moins sur des résultats dont la question de savoir s’ils sont vrais n’a pas d’importance. Un bruiteur enregistre des kilomètres de bandes de silences de diverses qualités, un cryptographe veut décoder le message secret d’une salle de bains, un ingénieur appliquant les lois de l’astrophysique à la langue française réécrit la Recherche du temps perdu, etc… Entre sourire et admiration, on se prend d’affection pour ces personnages dont la quête de sens, en complexifiant la trame des correspondances poétise le monde. La normalisation, ultime frontière du poème ?
Converso ou la fuite au Mexique, roman Michel Host, ed. Fayard, coll Alter ego, 2002, 282p., 18 euros
La collection Alter Ego propose aux auteurs d’écrire une autobiographie fictive, de s’inventer une autre vie, à l’époque qui leur convient. Michel Host, traducteur des sonnets de Gongora, a choisi l’itinéraire chaotique de Majencio Ausburgo fuyant l’Espagne pour le Mexique à la fin du 16è siècle afin d’échapper aux persécutions qui menacent les descendants de juifs convertis de force au catholicisme quelques décennies plus tôt. Le propos allie la précision documentaire pour la partie espagnole à l’imaginaire pour ce qui concerne la vie des Indiens, l’historique imprégnant habilement l’utopique de façon que celui-ci en devienne vraisemblable, car le livre est un plaidoyer vibrant en faveur de la tolérance, religieuse en particulier. Cependant, à le lire non comme un essai mais comme un roman, et en gardant à l’esprit l’idée d’autobiographie, d’autres lignes de forces se dégagent qui tamisent quelque peu la lumière sans pour autant la contredire. La construction en abîme est de nature à étourdir, avec la pointe d’inquiétude qui en découle pour le lecteur. Un écrivain (Michel Host) raconte la vie d’un écrivain arrivé au terme de sa vie qui se raconte à un père Franciscain, son ami, lequel a projet de faire un livre exemplaire de cette existence. Simultanément, les deux personnages vivent des événements inouïs en s’attachant rien moins qu’à créer un paradis sur terre avec l’aide d’une petite communauté indienne. Alternant l’action présente et le discours sur les actions passées, Michel Host aboutit à un résultat ambigu. Majencio relate d’abord le paradis de l’enfance, période dorée dans un univers féminin auquel participe le père, médecin humaniste. Mais ce paradis est tôt perdu, pour partie en raison des menaces extérieures mais aussi, dit Majencio, parce qu’il n’a pas su le faire perdurer. Choisissant la voie du cynisme, il se lance dans le jeu, l’affairisme, connaît la prison, la déchéance, dont ne le sauve en partie qu’un roman qu’il écrit et qui lui apportera une certaine notoriété. Celle-ci néanmoins, ne le garantissant pas contre les persécutions dont il est ou se croit victime, il finit par s’exiler au Mexique puis plus loin encore aux confins du monde hispanique où à nouveau l’espoir renaît. Mais si le premier âge d’or est venu en quelque sorte trop tôt, avant qu’il soit en âge d’en tirer profit, le second vient trop tard (il est vieux et malade, bientôt mourant). Et l’essentiel de son existence, donc du roman, s’est passée entre les deux, existence dont l’impression est dédoublée, d’abord par le miroir du roman qu’il a écrit et dont la teneur nous est rapportée, puis par ses entretiens avec le Padre Bartolomeo qui ressuscitent le passé. Si exaltante que soit la tâche d’apprendre à vivre en paix dans le respect des différences, force est de constater que pour Majencio (comme peut-être pour Bartolomeo, plus franciscain que prêtre en définitive), en matière littéraire « la peinture du vice (..) a plus d’attraits que celle de la vertu ». Il a bel et bien écrit un « livre de gueuseries et de galère » mais il n’écrira jamais celui du rachat, la suite qu’il a promise dans les dernières pages de son roman, tout comme Bartolomeo s’apprête à écrire la vie dissolue de Majencio et à vivre avec lui son rachat présent, comme si le vice était affaire d’écriture et la vertu, le bonheur, un art de vivre avant tout. Michel Host, en n’escamotant pas la peinture du paradis en train de se construire, supplée certes au silence de ses personnages mais peut-être cela lui est-il d’autant plus facile que la félicité restera inaccessible à Majencio qui meurt avant qu’elle ne fût édifiée, de sorte qu’une fois encore, c’est le manque, l’échec par la mort, le vide qui est dit plutôt que la plénitude de l’extase. Que la tolérance, le respect mutuel soit possible, Host le proclame mais à la manière de la chanson de Pierre Perret : « le bonheur, c’est toujours pour demain. »
Tout l’espoir n’est pas de trop, cent-un poèmes, douze voix francophones choisis et présentés par Bernard Ascal, ed. Le temps des cerises/écrits des forges, 2002, 227p., 12 euros
Aimé Césaire, Abdellatif Laâbi, Véronique Tadjo, Werner Lambersy … Belges, Canadiens, Africains du nord et d’ailleurs ou Suisses, ces écrivains venus d’horizons divers apportent à la langue dans laquelle ils s’expriment une sève, un souffle, une colère mais aussi un espoir revigorants. En les réunissant ici, dans un livre d’abord mais qui se prolongera bientôt à travers un spectacle musical, Bernard Ascal, dont nous avons déjà signalé l’infatigable engagement au service de la poésie francophone, a une idée derrière la tête : que le français, de langue du colonisateur, devienne celle de la contestation, de la résistance à l’uniformisation planifiée et peut-être aussi celle, tout simplement, du dialogue entre les cultures, une langue à écouter autant qu’à parler. Il n’est pas négligeable de souligner que nombre de textes qu’on pourra lire dans le recueil, en particulier ceux, pures harmoniques, de Werner Lambersy ou ceux, teintés d’amertume, du Canadien Paul Chamberland, sont inédits, voire écrits pour la circonstance, et que la quasi totalité de ceux qui ne le sont pas étaient depuis longtemps indisponibles. Bien sûr (et heureusement) chacun des auteurs a ses propres interrogations, pour certains l’époque de leur production donne à la voix une profondeur qu’on ne retrouve pas chez d’autres, ou alors c’est ce qu’on sait de l’auteur, des conditions dans lesquelles il a vécu et écrit qui influence la lecture, je pense à Abdellatif Laâbi et plus encore à Tahar Djaout assassiné à Alger en 1993. Mais ils partagent une foi inébranlable en l’homme, malgré tout, une volonté de peser par leurs mots sur la marche du monde. Un seul regret : la faiblesse (à mon sens) de la contribution de Bernard Noël qui leste un peu l’ensemble. Mais peut-être aimerez-vous.
Guadalupe Nettel Les jours fossiles Editions L’éclose, 128 rue Vieille-du-Temple 75003 Paris – 2002 ; 12 €
Ce recueil d’une jeune nouvelliste mexicaine marque la naissance d’une maison d’édition très originale dont on devrait reparler avant peu. Quatre textes ciselés avec une sûreté d’effet diabolique le composent, donnant un aperçu, frustrant dans sa brièveté, d’un art, d’une technique, mais surtout d’un imaginaire particulièrement féconds et troublants. Dès le premier récit, on se trouve plaqué au plus près du corps féminin avec son odeur, ses humeurs secrètes : un homme poursuit une femme, devinée d’après les traces qu’elle y laisse, à travers les toilettes des bars d’une ville. Peu à peu, se construit une identité, une histoire que la chute biffe d’un trait tragique. La même thématique est à l’œuvre dans les autres textes, scènes de corps en très gros plan mais fuyants malgré tout, presque abstraits à force de présence, que les sentiments ne parviennent pas à circonscrire : une femme suit, par suçons interposés, l’évolution de la liaison adultère de son mari, une adolescente éprise de solitude en découvre l’amertume véritable, un homme attend dans la cuisine que son amante de la nuit veuille bien se lever. Toujours le corps échappe, manque, dépasse l’entendement. Traité avec délicatesse et impertinence, cruauté et compassion, humour ou tristesse piquante, l’ensemble séduit, amuse, piège, bouleverse, à l’image de la photographie de couverture : un bord de piscine de grand hôtel à Acapulco, avec parasol et palmier naïfs, mais si désert que le sourire se fige en angoisse. Une grande nouvelliste à découvrir toutes affaires cessantes. Et un éditeur à suivre de près. Un roman traduit de l’hindi est également paru, un autre est annoncé d’un auteur sud-africain.
Jean-Pierre Siméon Stabat mater furiosa, suivi de soliloques Les solitaires intempestifs, 14 rue de la république 25000 Besançon – 2000 ; 7,62 €
Voix de femme, encore, et question de corps ici aussi, mais de corps suppliciés, violentés, traités comme valeur négligeable par les sociétés qui se disent modernes, qu’il s’agisse de la chair à canon des guerres dans le premier texte, ou plus hypocritement de celui des laissés-pour-compte dans les quatre soliloques. Et les voix sont emplies de colère, de haine, d’un cri rageur, tantôt lyrique, tantôt froid et clinique. Il s’agit en fait de textes de scène, de monologues que l’absence de réponse possible rend poignant. Cette mère qui crache sa haine à la face des hommes de guerre, des faiseurs de morts, manœuvres ou architectes démoniaques de l’enfer, hurle en réalité dans le vide, c’est-à-dire nous, et le spectateur, le lecteur du livre, se retrouvent dans l’inconfortable position de l’accusé, qu’il sont en effet, pour ne rien faire, ne rien tenter, pour comprendre le contexte socio-politique, socio-économique, et déjà se rendre complices de l’intolérable. De même, ces SDF qui vitupèrent et récriminent contre le mauvais temps, qui parlent dans le vide parce qu’il n’y a personne à qui parler, — nous sommes là, bien sûr, mais tellement spectateurs, tellement lecteurs, à l’abri derrière nos regards compatissants, et muets derrière nos concepts — ces miséreux qui crient le scandale de leur condition nous nient. Ils savent d’expérience que nous n’y sommes pour personne, qu’aucune réponse, aucun geste ne viendra de la salle, qu’ils resteront là avec leur logorrhée inutile ou dérisoire, seuls sur la scène trop grande pour eux. Mais même inutiles, même simulacre de communication, les narrateurs refusent de se taire. Les mots sont la seule arme dont ils disposent, le seul bien dont ils revendiquent avec hargne de pouvoir user encore. Tous ces textes sont empreints d’une noire désillusion, d’un désespoir qui les rend encore plus dérangeants. Du livre comme de la salle de spectacle, on sort l’oreille basse, pas fier de soi.
collectif, Résister, textes lauréats du concours la Soie des vers/Gros Textes, Fontfourane 05380 Chateauroux-les Alpes – 2002 ; 5 €
Au printemps 2003 se tiendront à Auxerre les 3èmes Rencontres de poésie sous l’égide de l’association La Soie des vers. A l’occasion de l’édition précédente, un concours de poésie a été lancé sur le thème Résister dont ce recueil donne à lire les textes primés parmi les quelque 150 candidatures issues de France, du Canada, de Belgique et du Maghreb. On ne peut que constater à leur lecture que poésie et résistance sont sœurs, qu’écrire de la poésie est toujours une façon de résister : aux évidences de la prose, aux vérités hâtives, au bon sens commun. Par sa construction, syntaxe, symbolique, occupation de la page, tout poème révèle une face cachée de la langue et un désordre du monde. Ironie du sort : les résultats de ce concours ont été proclamés un certain 21 avril de sinistre mémoire.
Pierre Autin-Grenier L’éternité est inutile, récits, Gallimard, coll. L’Arpenteur – 2002 ; 12,50 €
Pierre Autin-Grenier nous avait déjà convaincu que son existence terrestre ne valait pas tripette dans Toute une vie bien ratée (cf Décharge 95). Il en remet une couche en extrapolant sur l’après qui ne vaudrait guère mieux à l’entendre. Méfions-nous cependant de ce livre à l’écriture moins coulante qu’il y parait. On y retrouve certes le joyeux pessimisme, le désespoir goguenard que les lecteurs de Décharge connaissent bien. Ça flingue à tour de pages. Politiciens, économistes (ah ! le râle du CAC 40 se tortillant au petit matin sur le carrelage de la cuisine), cuistres et ruffians de tous bords entendent siffler le bois vert à leurs oreilles. Autin-Grenier n’oublie pas de fustiger ses propres défauts, travers, ridicules au diapason de ceux de ses contemporains, de Carpentras et d’ailleurs. Mais si l’inutilité de l’éternité revient comme un leitmotiv à travers l’ensemble, force est de reconnaître qu’elle obsède notre homme. Moins l’éternité des anges que ce retour perpétuel de l’histoire dont l’humanité ne tire jamais les leçons. Et Autin-Grenier (ou son narrateur) de reprendre les armes aux côtés des républicains espagnols, des canuts lyonnais, des travailleurs opposés aux lois de Vichy, désespéré de n’en pas voir le bout. Car si la lutte est exaltante, tonitruante, grisante, à quoi bon quand tout est à refaire le lendemain ? C’est un homme plein de contrastes, à rire et à pleurer, qui se dessine dans ces pages : provincial nostalgique de la ville, bon vivant vivant si mal, écrivain en proie au doute, corps inquiet de l’inéluctable qui approche (le cri inutile de la crevette est à cet égard l’un des plus beaux textes du recueil)… On notera comme un baume, l’hommage rendu au CNL.
Katherine Mansfield La maison de poupées (Citadel Road Editions, 2002) 12 euros
Voilà un fabuleux recueil par une jeune et talentueuse nouvelliste néo-zélandaise… Stop. Si Décharge parle de Katherine Mansfield, c’est à cause de sa traductrice, Emmanuelle Le Cam, dont nous avons souvent salué le travail de poète. Il y a un paradoxe certain à vouloir parler du traducteur d’une œuvre, puisque son idéal est de rester invisible, de faire oublier au lecteur que le texte qu’il est en train de lire n’est pas celui qui fut composé. Emmanuelle Le Cam s’approche d’assez près, me semble-t-il, de ce résultat. A lire ces trois récits forts connus, pas une fois je ne me suis surpris, accroché par un mot, une tournure insolites, à vouloir aller vérifier l’original. La phrase coule, sensible et tragique, avec juste ce qu’il faut de désuet pour porter les destins de vieilles dames solitaires, ce qu’il faut de cruel pour dire le mur de l’argent qui sépare deux enfants de leurs camarades d’école.
Sarah Bouyain Métisse façon ( la Chambre d’échos, 2002) 15 euros
A l’heure où la Côte d’Ivoire et son voisin le Burkina Faso nous envoient des échos embrouillés, ce recueil vient nous rappeler que la France a largement contribué au casse-tête. Les héros de ces nouvelles sont des femmes, enfants, jeunes adultes ou déjà vieilles, dont la route a croisé celle d’un Français, époux erratique et père, souvent à son insu. Noires parmi les blancs, trop claires pour l’Afrique, leurs histoires sont des quêtes impossibles de paternité et d’identité. Leur rejet, tout au moins la méfiance qu’elles inspirent aux uns et aux autres du seul fait qu’elles expriment par leur existence même toute la mauvaise conscience enfouie, est emblématique d’une situation collective de l’Afrique post-coloniale mais surtout devient l’argument de tragédies intimes (au sens cornélien du mot), lesquelles ne sont pas sans ménager quelques sourires ici et là, la gouaille d’une Joséphine qu’envahissent les détritus, la salutaire arrogance d’une famille dans les travées d’un supermarché parisien revigorent avec bonheur la langue et l’esprit, mais le goût reste amer au bout du compte, à l’image des essais maladroits de Rachel pour s’inscrire dans la moitié africaine de son identité.
Annick Delacroix Madame Bonbon (HB éditions, 2002) 13 euros
Ces nouvelles acidulées concernent toutes, de près ou de loin, le boire ou le manger, nous prévient la 4ème de couverture. Les bonbons, confiseries, pâtisseries, chocolateries, se taillent la part du lion. Leur saveur renvoie aux expériences premières et dernières : l’enfance, l’amour, la mort. D’ailleurs le Malabar devient une aide technique essentielle pour parler de tout ça à son psychanalyste. Manger (ou boire) engage l’être tout entier, révélant des failles ici, comblant des abîmes là. Un garçon est redevable aux caramels de son premier baiser « avec la langue ». Une femme ne conserve de son amant d’un soir que le goût du thé anglais, une autre épuise son amour avec une boite de chocolat. Le regard est cruel, implacable mais profondément humain en même temps. Un verre d’eau, de lait, retrouvent tout à coup leur valeur, font vivre ou tuent, de même que ce mystérieux café que Blandine, cuisinière de Mme de Langlois vers 1670, est chargée de préparer avec interdiction d’y goûter, deviendra le germe de la future Révolution. Quoi que les puissants veuillent faire croire, le goût appartient à tous. Le plaisir vaincra. Il se moque des commérages et des barrières de classes.
Michel Host Heureux mortels (Fayard, 2003) 18 euros
Michel Host revient avec son regard dévastateur, son ironie. Mais il y a aussi une grande tendresse pour cet autre auquel on prête attention. A l’image de la nouvelle « vie de château » dont le narrateur est un chien que sa laisse condamne à l’observation du monde qui l’entoure, on se surprend à voir sous un autre angle, peut-être avec d’autres yeux, ces situations ordinaires de la vie. On les observe d’autant plus qu’elles dévient de leur cours attendu. Une femme inconnue vient s’asseoir à votre table et annonce tout de go : je veux parler, et elle parlera, en effet, de son cholestérol et de son mal de vivre ; ailleurs, l’identification un peu ridicule des amateurs de sports devant leur poste de télévision (« on a gagné ! ») est vécue dans le décor d’un asile psychiatrique. Alors pourquoi, dans un lieu de villégiature plutôt ringard, où une entraîneuse s’invite à votre table, ne pourrait-on tout à coup ébaucher une vraie conversation, une relation non frelatée ? Le regard que porte Michel Host sur le monde est baroque au sens technique du terme : anamorphoses, jeux de miroirs qui affolent les proportions, point de vue surprenant, sens du détail, de la miniature. Mais il implique un retrait du monde. La maladie, les revers amoureux, l’âge, créent cette distance qui amène à considérer autrement le monde. Alors un professeur « rayé des cadres » peut tomber dans un puits boueux et revoir sa vie de cette position fatale. Une femme qui vous quitte peut vous laisser une lettre qui dévoile le dérisoire étouffant des jours passés. En retour, un tel regard a de fortes chances de n’être pas compris, de rester un simple constat, inutile. La conscience n’y change rien, tout au moins pour ce qui concerne celle des personnages.
Jean-Marie Perret Grande liberté de l’air au-dessus du fleuve (Obsidiane, 2002) 11 euros
On croit d’abord l’auteur peintre. Les titres des poèmes évoquent des tableaux : Femme sous un figuier, lisant ou encore Train passant à la limite d’un champs de colza bordant la ville. Plusieurs ne cachent pas les affinités à la peinture : couleur au matin dans une gare, autoportrait à la brosse à dents. Toujours une attention extrême portée à l’expression de la lumière, des perspectives, de la couleur : du colza, dire « …ce jaune acide et franc que vantent les ciels d’orages, en réalité plus vert et plus mat aux boutons oblongs, plus brillant aux quatre pétales, plus or-passé aux étamines… ». A mesure qu’on lit, on se dit que non, l’auteur est musicien. La phrase, longue en restant souple, souvent une seule par poème, ajoute une trille ici, syncope son effet là, repart scherzando ou plus souvent allegretto : « jamais sans le dos frissonnant ne s’être enfoncé dans ces tranchées forestières jusques clairières aux souches rejetant et flaques lumineuses, dans ces ornières énormes de débardage », ailleurs « fou ce chardonneret piquant du bec sur le goudron trois graminées sèches devant l’auto :puis à pied le chemin entre les merisiers ». Puis non, encore, l’homme est nez, c’est évident : toutes ces notations circonstanciées et attentives des odeurs, ce frisson de brise dans les narines… Au sortir de ce recueil de poèmes en prose absolument somptueux reste la certitude d’une sérénité, d’un temps, d’une respiration, comme seuls peuvent en donner des sens en éveil, des yeux qui ne choisissent pas d’abord, aussi curieux du sillage d’un avion dans le ciel que d’un chevreuil furtif à la lisière des orges, regard de poète qui ensemence le monde, le fait advenir. La sérénité nous vient aussi de l’objet que nous tenons entre les mains. Sur de grandes pages au toucher doux, aux marges généreuses, le texte respire, se dénoue, s’exalte, invite au silence complice. Et l’on referme le livre en songeant à l’adresse qui l’a ouvert : « regarder un paysage jusqu’à ce qu’il ne dise rien ».
Horacio Salas, Poésie argentine du 20ème siècle, ed Patillo 1996
Rendre compte d’un siècle de poésie d’un pays, quel qu’il soit, n’est pas chose aisée. La musique y subit des distorsions curieuses, les mêmes sans doute qu’en faisant cohabiter en quelques pages Charles Péguy et Jean L’Anselme, par exemple. Le lecteur traverse donc le livre comme un touriste pressé prenant en photo à travers la vitre de l’autocar les sites pittoresques où il n’aura pas le temps de s’arrêter. Des lignes de forces se dégagent, des thèmes récurrents, quelques noms et des poèmes qu’on relira à tête reposée. Dans le murmure de l’intimité retrouvée, les meilleurs d’entre eux parleront alors des rêves et des désillusions d’un peuple plein de contradictions, tournant le dos aux grands espaces qui l’entourent et qui le terrifient, se faisant urbain, plus européen, «plus nordique que le plus pur des Norvégiens» mais trahi par le quadrillage de ses cités où ne lui reste que la nostalgie de tangos dont il sait les mensonges.
Cesar Fernandez Moreno, Argentin jusqu‘à la mort, PJ Oswald 1969
Évidemment épuisé, ce livre rassemble trois recueils de l’auteur, fils de poète (le cas est assez rare pour être souligné). A la limite du journalisme, les vers libres de Femandez Moreno, sont comme le bréviaire existentiel de l’Argentin. On est surtout sensible à l’ironie d’un qui se moque autant de lui-même et des défauts de ses concitoyens que des clichés accolés à l’Argentine, clichés qu’il reprend à son compte, par jeu, en les outrant. Mais derrière ces coups de gueule, ces raccourcis saisissants et iconoclastes de 1’ «argentitude » se devine une amère tendresse, un désespoir grimé qui sonne étonnamment juste.
Roberto Juarroz, Quinzième poésie verticale, José Corti 2002
La poésie de Juarroz est sans contexte. Explorant une à une les antithèses existentielles, elle occupe l’espace infinitésimal qui sépare du silence, butant sur l’aporie fondamentale de toute poésie : dire l’indicible. « le suprême égarement de parler quand tout se tait ». Cette langue sans ornementation est comme l’évidence intime qu’on s’acharnait à ne pas entendre. Elle a la beauté froide et la pureté de l’angoisse: «la nuit tombe parfois / comme un bloc de pierre / et nous laisse sans espace ».
José Carlos Becerra, Récit des événements, Belin 2002
Seul livre publié de son vivant par l’auteur mexicain, mort à 34 ans dans un accident de voiture au cours d’un voyage en Europe, on sent dans cette suite de longs vers un souffle presque claudélien, à moins qu’il n’évoque le Saint-John Perse de ses lectures. Mais le trouble vient plutôt du Tabasco, haut lieu de la civilisation olmèque, dont les paysages et plus encore les parfums hantent la phrase. Comme sa terre natale, la poésie de Becerra est luxuriante, on s’enfonce dans un humus ancien où chaque pas ravive une histoire, une douleur, où chaque mot éveille dix échos qui s’appellent, se répondent dans un foisonnement bientôt inextricable jusqu’à ce mot dissimulé qui cède sous notre poids et nous piège.
Autre sud n°18, septembre 2002
L’invité de ce numéro est Luis Mizon. On y lira d’autres extraits du recueil Poèmes d’eau et de lumière présenté ici-même ainsi qu’un ensemble intitulé La rumeur des îles blanches, composé selon la même facture: absence de titres, textes courts, écrits dans une langue d’une déconcertante simplicité. La poésie de Mizon use de mots quotidiens, de tournures familières, d’une syntaxe directement intelligible. Dans ces textes inédits comme dans les précédents, (Terre brûlée, Le Temps qu’il fait/Obsidiane, L ‘éclipse ou Chronique du blanc, Unes . .etc), la poésie se déploie dans les objets, les décors, les gestes: pierres, mer, pièces de la maison, toujours un peu vides, un peu immobiles, vibrant d’une musique qui confine au silence. Mais dans ce presque rien, ce presque pas poétique, pour tout dire, se célèbrent des noces humbles et vertigineuses quand un mot en rencontre un autre au détour d’un vers: « Il n ‘y a pas un ange / dans notre recoin de ciel vide. / Seulement des chardons ailés / et la terre brûlée jusqu‘aux os. » (Chronique du blanc). Frédéric-Jacques Temple, Jacques Lacarrière et Jean-Louis Chrétien apportent chacun leur éclairage sur cette oeuvre, tandis que Mizon lui-même a répondu par écrit à Patrick Kéchichian sur la poésie, ses deux langues, ou sur le rapport à la prose. Plus loin dans le numéro, la rubrique Partage des voix donne à lire des poèmes de Michel Dugué, Jean Joubert ou... Marie-Claire Bancquart. Bien d’autres choses, encore, des poèmes toujours, une tribune libre, des notes de lecture et une intéressante chronique de Daniel Leuwers autour de Jean Rousselot et de Jean-Claude Pirotte, entre autres, opposés au jeunisme en vogue dans certain numéro du Magazine Littéraire, ici qualifié de «clanique ».
Yves Humann, Pas perdus, sous le ciel qui n’existe pas, Gros Textes,2003 – 5 €
Ponctué de photographies solaires de Marie-Cécile Merlio-Humann, ce recueil prend le ciel à témoin des hommes, de la condition humaine, avec un lyrisme pudique qui n’exclue pas la ferveur. C’est d’abord l’idée du temps qui s’écoule, immuable, dans les petits miracles ordinaires d’ « une grande et belle journée de printemps / comme en vécurent à travers les âges / tous ces os enfouis sous la terre ». La mort est partout dans le poème comme elle charpente la vie, entre nostalgie et acceptation. Certes, « le passé / qui persiste / un jour / s’absente » mais « la promenade est notre condition / avec nos tourments et quelquefois / nos sourires / (…) / on s’accorde à la fugacité ». La détresse du finir s’adoucit à mesure qu’on avance dans la lecture, et trouve un sens dans l’espace qui se déploie malgré tout sous ce ciel. Chacun fait ce qu’il peut, mensonges et hypocrisies ici « on se raconte des histoires / pour dormir », mais aussi amour, parcours du corps de l’autre, écriture, poème et même un discret humour « pas perdus / pour tout le monde » afin d’habiter au mieux le présent : « promenade quand même / (…) / les jours vaudraient-ils mieux que rien ? ». Si « Dieu manque terriblement », si le ciel n’existe plus, les mots, malaisés, maladroits, impropres, restent nos seules armes pour donner du sens à l’existence : « c’est à nous de chercher / au-delà des mots / pour l’écrire avec des mots / encore / ce qui nous porte »
Georges Rose, Les événements (récits), ed. Henry, 2003 – 12 €
C’est une chronique de destins qui se croisent, se séparent, se réalisent entre ruptures et fidélités, de la période de l’Occupation à presque aujourd’hui, constituant une sorte de roman par nouvelles, avec pour fil rouge le parcours d’une femme, Simone. Parce qu’elle fuit Paris avec ses enfants pour la Bretagne, en 1940 et que son mari choisit de rester, une graine de liberté, d’indépendance autant matérielle que spirituelle va pouvoir germer et fleurir sa vie. Car elle va vivre, amoureuse, courageuse, singulière, traverser les grands bouleversements de l’histoire, la Guerre, la Libération, d’autres guerres qu’elle vivra par enfants interposés, l’Indochine, l’Algérie, les événements de mai 68, sans chercher à se forger un destin héroïque mais non plus les subir. D’autres personnages, familiaux, voisins, apparaissent, disparaissent, occupent l’espace d’une nouvelle, mais c’est encore Simone, la vieille Dame de mai, qui montrera la voie à une jeune étudiante prise dans la bourrasque des temps. Un livre au ton mineur, presque souriant, sans mièvrerie, sans rien taire des horreurs et des enjeux, mais que l’amour illumine.
Hervé Lesage, Trente et un Degré(s) à l’ombre, ed. Rétroviseur, 2003 – 14 €
Après Quelques messieurs parmi tant d’autres, dont j’avais dit tout le bien que j’en pensais (cf Décharge 114), Hervé Lesage nous livre 31 chroniques d’un autre homme ordinaire, à ceci près qu’il exerce la profession… d’inspecteur de police, ce qui leur vaut le sous-titre de « nouvelles policières ». Une dédicace en forme d’introduction donne tout de suite le ton : le lecteur ne lira pas de véritables enquêtes criminelles, n’aura à exercer sa sagacité sur aucun casse-tête, ni ne visitera les bas-fonds du quotidien avec ce mélange d’horreur et de ravissement que permet la vitre blindée de la page. L’inspecteur Degré est un piètre policier, rechignant à arrêter les malfaiteurs, doutant des culpabilités les plus avouées. Derrière ses piles de dossiers, il philosophe et mène ses enquêtes jusqu’au fond de l’âme de ses semblables. En cela, le présent recueil continue bien le précédent. Le regard ne juge pas, ne condamne pas, cherche l’épaisseur des choses et des êtres, servi par une écriture ronde, pleine d’élégance et de nuances. Bien qu’il me coûte de le reconnaître, la fonction du héros se prête au jeu. D’où vient, alors que le recueil m’ait un peu laissé sur ma faim ? D’abord, et malgré l’avertissement, du décalage entre mon attente de nouvelles policières et le ton de ces histoires où la répétition des intentions généreuses, un certain angélisme revendiqué (nul n’est foncièrement mauvais…), finissent par lasser. Mais surtout, je n’ai pas retrouvé l’humour, la fantaisie, le grain de sel qui donnait au précédent recueil son subtil équilibre. Le livre se lit sans déplaisir, mais…
Ludovic Bablon, Tandis qu’Il serait sans parfum, ed. l’Amourier 2002, 5 €
Jésus revient et annonce, juché sur une voiture, dans un avion pour Jérusalem, et ailleurs que les hommes n’ont rien compris à sa précédente révélation. Cela donne un texte bizarre, moitié évangile à rebours, moitié procès-verbal de dissolution d’une société divine, car Jésus est venu nous dire qu’il s’en va. Cessation d’activité. Voilà pour « l’évangile final : la colère ». Des suivants, malgré leurs très beaux titres, « écrit du monde flottant », « huit proses tristes », « apaisante et consolatrice », j’avoue n’avoir pas tout compris. L’auteur ne manque pas de mots, c’est sûr, qui sourdent comme l’eau dans les fondrières partout où l’on pose le pied. On pourra penser à Burroughs ou à certaines expérimentations du Nouveau Roman, Sarraute par exemple, mais encore une fois, n’ayant pas tout compris il ne faut pas croire tout ce que je dis.
Jean-Pierre Lesieur, Manuel de survie pour un adulte inadapté, Gros textes, 2003 – 5 €
Jean-Pierre Lesieur joue à son tour la partition du vieux con de poète s’adressant aux jeunes cons qui veulent poétiser. Cela donne un ensemble de textes organisés en manuel pratique, souvent amers, décapants, autocritiques, désespérés, drôles aussi par moments, dont il ressort (comme d’ailleurs on était entré dans le recueil) que le poète, trompé par sa muse, ses mains, son papier, son éditeur, son public, son époque est par essence l’Inadapté. Vouloir écrire de la poésie aujourd’hui, comme hier, serait une sorte d’aberration à laquelle, bien sûr, Lesieur comme ses lecteurs, continueront de sacrifier leurs jours. Reste la question fondamentale : la poésie a-t-elle un sens, à défaut d’utilité, quand l’âge s’accumule. Peut-être « Témoigner, mec dans les poches du vide et jongleur de femmes, dit-il, que la ville couperosées (…) a encore des poètes marcheurs qui lui perforent les tripes » ?
La femelle du requin n°21 – été 2003 (88, rue Alexandre Dumas 75020 Paris)
La revue a incontestablement des atouts à faire valoir, en premier lieu desquels l’élégance et l’originalité de sa mise en page. Le format, le papier, la typographie, la signalétique, tout concourt au confort de lecture. Bien sûr, l’écrin ne vaudrait guère s’il n’avait rien à contenir. Et là encore, ce numéro consacré à la mémoire (Mémoires, exactement) séduit. L’édito d’abord, raccroche intelligemment le thème à l’actualité économique et culturelle de l’été. Suivent des fictions de belle qualité de Laurent Roux, Gilles Questiaux, Christian Casaubon ou Sylvain Nicolino notamment. L’essentiel du numéro est occupé par la rencontre avec l’écrivain espagnol Antonio Muñoz Molina qui, « s’il se tourne souvent vers le passé, celui-ci s’inscrit toujours dans le présent. Jamais nostalgique, il [Molina] propose une récupération critique de l’histoire (…) et revendique la position d’un écrivain citoyen ». Une longue interview permet de mieux connaître l’auteur, en particulier son rapport à l’autobiographie et à la mémoire (l’intervieweur ne perd pas de vue le nord du thème !). Suit un texte inédit de Molina, en espagnol et en français. Puis, ceux-là même dont on avait pu lire les fictions au début font œuvre critique en s’attachant chacun à l’un de ses livres, toujours du point de vue de la mémoire, of course. Le numéro se termine par un entretien découverte avec la cubaine Ena Lucia Portela. J’ai souvent raillé ces revues (d’autant que la tendance est lourde et traduit une rupture entre vieilles dames pleines d’éthique et jeunes louves au culot insondable) dont l’objet essentiel paraît être la promotion du comité de rédaction. La Femelle du requin est de celles-là. Je trouve un peu dommage ce fonctionnement en vase clos où les mêmes noms reviennent d’un bout à l’autre du numéro et d’un numéro au suivant. Cependant, force m’est de reconnaître la qualité d’écriture de cette équipe tant critique que littéraire. Alors, faut-il s’en tenir, comme Décharge (et d’autres !), au distinguo pur et dur afin de promouvoir à tout prix des voix nouvelles ce que nous faisons très bien depuis plus de 20 ans ou accepter, voire applaudir l’irruption de ces nouveaux titres ? La question tient à la nature et à la fonction même de ce que doit être une revue : moulin ou phare. Je m’interroge et La Femelle du requin me perturbe.
la revue animée avec passion et enthousiasme par Brigitte Aubonnet et Serge Cabrol depuis dix ans, annonce dans son numéro d’été la cessation de ses activités début 2004. Au-delà des raisons personnelles qui motivent cette décision, sur lesquelles il ne nous appartient pas de nous étendre, la nouvelle attristera les nombreux amateurs de littérature que la revue de Rueil-Malmaison avait su fédérer. Comme auteur, j’y ai publié plusieurs poèmes et une nouvelle mais c’est surtout en tant que lecteur que j’étais attaché à la maison. Encres Vagabondes n’était pas tout à fait une revue comme les autres. Leur stand, dans les différents salons, foires et fêtes du livre était un lieu de passage animé, un lieu de rencontre éclectique et chaleureux. Poètes, nouvellistes, hommes et femmes de théâtre ou de chansons venaient y discuter le bout de gras avec le permanent de service, c’était souvent Brigitte ou Serge eux-mêmes, mais on y voyait aussi bien Didier Goupil, Régine Detambel ou encore les Grondein. La curiosité, la convivialité, l’ouverture d’esprit étaient comme la marque de fabrique de l’équipe, le tout rehaussé d’un grain de sel et d’humour, à preuve les chroniques pleines de fantaisie et d’érudition de Régine Detambel. Certes, les textes publiés n’étaient pas toujours, au dire des spécialistes, des chefs d’œuvre mais c’est que précisément l’objet de la revue n’était pas la consécration d’auteurs accomplis, le plaisir un peu aristocratique qu’on éprouve devant la perfection, mais plutôt les écritures naissantes, balbutiantes, en devenir. Les thèmes des dossiers traités depuis dix ans témoignent aussi de cette volonté de se situer non pas au cœur des cathédrales mais dans des espaces moins fervents où l’admiration n’étouffe pas l’échange, le dialogue, la plaisanterie, la rencontre. A vagabonder ainsi avec les Encres, le lecteur fidèle aura découvert des horizons insoupçonnés, noué des contact, remis en question ses certitudes : Ecrire et danser, littérature et parfums, écrire à Haïti, écrire en prison, littérature et bistrots, et ponts. Toujours cette attirance pour l’ailleurs, pour ce qui dévie, pour ce qui bouge, pour ce qui déraille : écriture et précarité. Le numéro 27 de l’hiver dernier explorait un thème révélateur de cette démarche : Moby Dick ou comment l’âme est entraînée par plus fort qu’elle, comment elle accepte d’entrer à ses risques et périls vers l’inconnu, l’indéchiffré, l’incertain. Ni revue de poésie, ni revue de nouvelles, ni revue de quoi que ce soit de particulier, Encres Vagabondes aura voyagé pendant dix ans au gré des humeurs et de la curiosité presque désuète de ce que l’on appelait autrefois l’humanisme, constituant en 30 numéros une sorte de bibliothèque de l’honnête homme. On en oubliait presque que le propre de la revue est sa propre précarité, qu’on ne revient pas de toutes les dérives même si le raffiot est beau et solide (meilleure revue de création en 1999, mention vite disparue de la 4ème de couverture, par modestie ou lucidité ?). Pour toutes ces pages qui témoigneront de l’aventure, merci.
Pierre Fourny La langue coupée en 2 (La Sterne voyageuse, 7 Place Pinel 75013 Paris, 2003 - 20 €)
Loufoque, tel est le qualificatif qui vient à l’esprit à la lecture de cette transcription (didascalies comprises) d’une « conférence » écrite et jouée par Pierre Fourny. Farfelue, mais aussi habile, surprenante, séduisante et pour tout dire, poétique. Le propos est simple, de la meilleure veine oulipienne : qu’ont à nous révéler les mots si on les coupe en deux dans le sens horizontal ? Quelles correspondances étonnamment justes s’établissent entre termes rendus équivalents par la troncature ? Inversement, quels sens nouveaux naissent de l’hybridation de bas et de hauts étrangers ? On pense à ces livres pour enfants qui allient le pantalon du clown avec le jabot du président de la république. C’est simple mais efficace. Le plaisir de lecture naît de la forme du discours, des gestes du conférencier, qu’on imagine, de son sérieux inébranlable aux effets rhétoriques très pince-sans-rire, excellemment rendus par la maquette de l’ouvrage, sa typographie, pour nous démontrer qu’un mot en cache toujours d’autres et que le monde est plus foisonnant de significations qu’il n’y paraît. Le livre se complète d’un CDRom pour poursuivre ses propres expériences lexicales.
Dominique Kermène glanage / Christian Viguié Le Vieux Maître (Le bruit des autres, 2003 – 15 €)
Ca commence par un herbier, feuilles, tiges et fleurs séchées, photographies de Dominique Kermène, détourées, plaquées sur la blancheur presque cruelle de la page. Et puis non, ce ne sont pas que des végétaux. Il y a des bouts de tissus, des papiers, de vieux métaux et pour finir, ce qui pourrait avoir été un livre. Ce qui fait sens, c’est la concrétion, le monde réduit aux deux dimensions d’un tableau, objet d’un regard tardif car tout cela est vieux, sec, hors d’usage. Suit le roman de Christian Viguié, poète subtil dont on n’a pas oublié le livre des transparences et des petites insoumissions. Et c’est encore de regard qu’il est question. Celui d’un peintre anonyme du 17ème siècle qui a signé ses rares toiles avérées des initiales VM. Paysages de neige, éléments disparates d’un décor ordinaire à peine entrevu le temps d’une halte imposée par les intempéries. Mais regard aussi et surtout du narrateur que le hasard pousse quatre cent ans plus tard à venir à Limoges où il espère retrouver la trace du Vieux Maître. L’objet de la quête importe moins que son idée. Car, de rendez-vous remis en errances alcoolisées, le narrateur pose sur le monde, lui-aussi très ordinaire, d’une ville et de ces habitants – un aubergiste, un ivrogne, une femme – un regard distancié mais pas désabusé. Ce qu’il voit s’anime au fur et à mesure, prend vie, épaisseur, chaleur, à l’instar des frottements magiques du chaman sur une brindille. L’œil réveille les histoires, débusque les ombres. Mais tout ne dure que le temps d’une halte forcée, d’un malentendu, comme la torche promenée sur une vieille toile dans un couloir obscur a suscité de sa flamme un décor, des gestes, des désirs enfouis.
Nora Okja Keller Fox girl (l’éclose, 128 rue Vieille-du-Temple 75003 Paris, 2003 - 20 €)
Voilà un roman fort, brutal, brûlant. Le cadre est de ceux que l’inconscient collectif a tôt fait d’oublier : la prostitution en Corée juste après la guerre du même nom. Nora Okja Keller nous jette à la figure tous les fantasmes égrillards qui, pour troubler, veulent rester dans le clair-obscur. Elle en fait le moteur de son récit. Dans sa société de putes et de maquereaux, fils ou filles de putes et de GI’s retournés au pays, le salut, le seul espoir d’échapper à la misère, à la faim, aux maladies vénériennes, est d’accrocher le cœur d’un de ces Américains, dont personne ne peut croire qu’au pays ils ne soient, pour cause de couleur de peau, aussi riches et dominateurs qu’ils se montrent ici. Chacun rêve de boites de conserves, de jus de fruits, de chewing gum, de cigarettes, entre deux passes et un séjour à l’hôpital, appelé « la maison des singes ». Pour la plupart, l’espoir est déçu : les corps s’abîment vite et disparaissent. Le destin de Hyun Jin, la narratrice, que l’on suit presque depuis le berceau, ne différera (on vous laisse découvrir la fin) que parce qu’elle a trois atouts paradoxaux dans son jeu : elle est laide, elle a été élevée un temps par un père qui lui a raconté les histoires, les légendes de son pays, elle veut un enfant. Ainsi armée, elle traverse cette America Town, plantée comme un chancre dans son pays, en débusquant l’humour atroce de la situation, les quiproquos cocasses nés du choc des langues et des cultures, une tendresse rugueuse, l’universel besoin d’amour qui meut hommes et femmes malgré la mascarade du sexe à vendre. Mais attention, il ne s’agit pas ici d’une bluette à l’américaine. La violence, la haine, les rivalités, l’argent sont partout et le petit miracle qu’incarne Hyun Jin, vaille que vaille, ne constitue en rien une rédemption. Il n’y a ni bons ni méchants, pas d’autre cause que de survivre. La Corée, celle des légendes millénaires, meurt bel et bien dans l’affaire. Un récit dont la lumière s’imprime durablement dans l’esprit du lecteur.
Grecia Caceres, Violeta (L’éclose, même adresse, 2003 - 16 €)
Tout bon roman peut se lire à plusieurs niveaux. Violetta est une histoire d’une grande subtilité sous son apparente candeur, parcourue de pistes multiples que le talent d’écriture de l’auteur esquisse sans jamais les imposer. Pas de démonstration, pas de dénonciation, pas de discours péremptoire. Le lecteur est libre d’aller où il veut, soit qu’il musarde et s’attarde à l’intrigue pittoresque d’un amour naissant dans la Lima des années 60, doublement dépaysante donc, entre des personnages hauts en couleurs dont la littérature sud-américaine est riche ; soit qu’il s’insinue entre les lignes pour y lire le constat d’une société inégalitaire sous ses dehors policés ; soit encore qu’il appréhende l’universalité des sentiments qui se heurtent, s’affrontent et se cherchent en un jeu toujours recommencé. Chacune de ces lectures lui découvrira un paysage tout en nuances. Pour ce qui me concerne et m’engage, j’y vois avant tout une interrogation en mode mineur, une parabole sur l’écriture. Violetta, secrétaire modèle, observe la rue à travers sa fenêtre. En particulier, elle s’attache aux intrigues qui se nouent autour du café qui vient d’ouvrir juste en face. Ce qui lui plait, ce qu’elle veut profondément, c’est regarder, rendre compte éventuellement dans son petit cahier. Ce n’est pas du voyeurisme mais de la complicité, comme la lectrice qu’elle est aussi de magazines sentimentaux sympathise avec les destins symboliques des célébrités. Mais la qualité de ce regard, cette complicité lui vaut d’être entraînée dans la mêlée, de devoir jouer un rôle dans l’histoire. Elle qui n’aspire qu’à une bienséance professionnelle, une invisibilité modeste, on l’aime, on la prend à partie, on lui demande conseil et intercession. Petit à petit, sa neutralité devient intenable. Elle s’engage au risque de raviver des plaies anciennes que le maquillage, les conventions, le désir d’être impeccable, avaient su recouvrir. De même, l’auteur voudrait laisser vivre ses personnages, juste raconter, être « objectif » mais on lui demande sans arrêt son avis. Le donner c’est s’impliquer tout entier sans garantie d’en sortir indemne. La fenêtre, pas plus que la page, ne sont des écrans étanches. Pas moyen de rester en-dehors. Violetta est dans le monde, même si cela doit la faire souffrir, lui rappeler ses propres échecs passés, l’obliger à voir l’injustice fondamentale que constitue le fait d’avoir ou non de l’argent, une situation, d’être homme ou femme, mariée ou mère-célibataire dans ce pays. Dans un précédent numéro de Décharge, Grecia Caceres nous avait entraîné à la découverte de la poésie péruvienne du 20ème siècle. Déjà le témoin était acteur, poète. Il se révèle ici romancier accompli.
Méta volume 46, n°2 (Presses de l’université de Montréal, 2910 boul. Edouard-Montpetit, 3ème étage, bur. 17 (sic !) Montréal, Québec Canada H3T 1J7 ? – 2001)
Le journal des traducteurs (translators’ journal, pour Nelson Montfort) nous livre ici un numéro passionnant consacré à l’évaluation de la traduction. Certains articles sont cotons (surtout s’ils sont écrits en allemand ou en anglais, mais les traducteurs, n’est-ce pas, ne s’en rendront même pas compte) mais l’introduction (en français, elle) vaut l’effort. En gros, qu’est-ce qu’une « bonne » traduction ? En quoi est-elle meilleure qu’une autre ? A priori, ça paraît idiot, la meilleure doit être la plus exacte, la plus proche de l’original, mais justement. De quoi la traduction littéraire doit-elle se rapprocher ? Du mot ? de l’esprit ? Du rythme ? L’introduction examine tour à tour ces options avec une perspective historique car il y a des modes, des écoles, des idéologies de traductions : telle qui semblait parfaite au 19ème siècle nous paraît aujourd’hui traîtresse. Et puis, comment expliquer, si l’étalon est l’original, que certaines traductions, ce que chacun ressent confusément, notamment pour ce qui concerne la poésie, soient supérieures à l’original ? La thèse (la pirouette ?) avancée par les spécialistes de Meta, est que l’on s’est longtemps attaché à traduire le nez dans le guidon ou la tête ailleurs (ce qui, les cyclistes le savent, est dangereux) au lieu de traduire, non un mot, non un rythme, non une idée de ce qu’a voulu dire l’étranger, mais un texte, de créer un original-second plutôt qu’une copie fidèle. Dans l’original, c’est vachement mieux expliqué et argumenté, of course.
La noisette n’a pas son pareil pour ouvrir l’esprit, Jean-Michel Bongiraud, l’épi de seigle, 60 rue Auguste Delecourt 59130 Lambersart
Pour 6 euros, la poésie se fait philosophie de poche, vade-mecum de l’ordinaire. Bongiraud use beaucoup du « on » indéfini que chacun peut s’approprier pour décrypter le monde, les paysages, les êtres. Ce n’est pas exempt de quelques clichés parfois (difficile de faire du neuf avec la nature), mais il y a aussi des raccourcis fulgurants comme un rayon de soleil cru troue un ciel d’orage (et ça, c’est pas un cliché p’têt’ ?).
Douze mètres cubes de littérature, Roland Fuentès, (éditions du Rocher - 28, rue Comte-Félix-Gastaldi, Monaco- 17 €)
La grande majorité des nouvelles qu’il nous arrive de lire, qu’elles soient imprimées ou aspirent à l’être, décortique avec complaisance (ce qui ne veut pas dire sans talent, souvent) les drames de la condition humaine, les labyrinthes de la relation à l’autre, la fin tragique des amours. Bref, on n’y rit guère. Encore qu’on y sourie plus qu’on ne s’y esclaffe, il convient de saluer la fantaisie du recueil de Roland Fuentès, prix Prométhée de la nouvelle 2003. L’auteur n’est pas un inconnu, rédacteur en chef de la revue Salmigondis, son nom est apparu au sommaire de nombreuses revues et anthologies. Plusieurs nouvelles du présent recueil sont d’ailleurs parues précédemment et l’on pourrait regretter que l’auteur n’ait pas jugé utile de le mentionner, se contentant d’une affectueuse indulgence à l’égard de la petite édition qui s’adresse, à son sens, à la famille proche et aux voisins. Mais baste !, ces Douze mètres cubes de littérature valent leur pesant d’étonnements et de plaisir de lecture. Entre absurde et fantastique, un peu Jérôme Bosch, un peu Dali, on se laisse emporter au gré des prairies qui volent, sur des terrains glissants où patiner à la recherche de nourriture, on observe avec intérêt les expériences de croisements hommes-singes, on s’amarre un temps à la flèche de la cathédrale de Strasbourg seule émergée d’un cataclysme, et l’on se donne avec les personnages le frisson de la promiscuité des arbres dans un univers bétonné. Ce qui fait l’originalité de l’univers de Fuentès est précisément son sourire, sa légèreté. Rien n’est vraiment grave, pas même la mort qui n’est qu’une date à la fin du livre. Les morts continuent, cadavres ou bouillie éclatée, de participer à la ronde perpétuelle du monde. On s’en accommode sans horreur. Ici et là, on se posera la question de la nécessité, qu’aussitôt on balaiera d’un revers de la main en entrant dans l’histoire suivante (la plupart des récits sont brefs, voire très brefs). Après tout, la littérature se suffit à elle-même, elle n’a que faire de métaphysique. Et celle-ci est des plus séduisantes, servie par une écriture fluide et élégante. Si l’on osait, et encore que les projets soient sensiblement autres, on parlerait de sourire voltairien.
Caillou, Jean-Christophe Belleveaux, Gros Textes, Fontfourane 05380 Chateauroux-les-Alpes 6 €
On retrouve chaque fois avec plaisir l’écriture pudique, le regard attentif de Jean-Christophe Belleveaux. Livre après livre, l’auteur tente de dire ce monde, ordinaire certes, mais débordant d’émotion, qui l’entoure. Vraiment ? D’où vient-elle, cette émotion ? La mer est sans intention. Alors, c’est qu’elle est dans l’œil qui regarde. Non plus. Le poète est un homme bien ordinaire : père, vacancier, jardinier. Il ne prétend à aucune faveur divine, n’a pas de révélation. Toute la gageure du poème consiste à vouloir dire cette rencontre de l’œil et du monde, natures mortes de tables et fruits ou désordres de jardins souvent, dont naît quelque chose de fugace, d’insaisissable qui est, cette fois, de l’ordre de l’émotion. Nommer les aloès (…)/ traduire le réel on peut s’en approcher, consentir/ mais c’est se sentir au dehors encore (…) / nommer nous éloigne de ce qu’on croyait toucher (…)/ définitivement rester coi/ et hagard / et frustré. C’est en leitmotiv l’inquiétude qui court dans ce livre. Comment dire, comment faire partager ce que soi-même on serait en peine d’exprimer. Ramené à l’aune des mots, tout paraît bien futile, banal. Mais même si l’exercice est vain, voué à l’échec considéré dans l’absolu, on y revient sans cesse car C’est un vertige que nommer / au plus près du noyau.
En queue de poisson, Nathalie Potain, ed Gros Textes(ib), 6€Ça démarre en trombe. Nous sommes harangués par une espèce de baleine, invités à nous serrer contre ses ouies pour un voyage, le récit, qui s’annonce ébouriffant. Dès l’introït on reconnaîtra le style inimitable de Nathalie Potain, fait de fureur et d’outrances. Il se montre ici moins flamboyant que dans ses précédents récits, plus âpre mais c’est bien le même. La narratrice, une enfant ?, est jetée dans le cloaque des toilettes par une nourrice et l’aventure commence. Univers d’excréments et de débris, bassin de décantation et survie au milieu des rats, des hommes, enfants eux-mêmes, perdus, sauvages, seulement aimantés par l’idée de manger. Des hiérarchies se dessinent, une noblesse de cour des miracles, le chasseur, le pêcheur, la tueuse de rats. Et par-dessus, loin, écho brouillé, la ville. Plus tard, de cette ville, des hommes viendront pour un chantier qui embauche les gamins devenus adolescents. Nathalie Potain excelle à dire les reptations, le corps à corps avec la terre, l’eau, la fange, les creusements et ce goût d’enfer qui serre les entrailles. Car le dehors et le dedans sont inextricables, le sordide et le sublime investissent les mêmes mots. La puberté, les règles, l’amour, l’enfantement, tout cela broyé, réduit en miettes, trésors et lumières éparpillées dans la boue grise du quotidien. Encore une fois, Potain nous livre une fable allégorique, noire mais émouvante par ces bribes de tendresse qu’elle nous jette à la figure.
La gare levantine, Philippe Veyrunes, Le castor astral, 12 €
Ce recueil de poèmes en prose, forme éminemment difficile à manier, a obtenu le Prix Max-Pol Fouchet cet automne. Dès le titre s’annonçant, presque se réclamant des proses du voyage (de Cendrars à Larbaud) et malgré le passage en effet à travers les pages de véhicules de toutes sortes (trains, dirigeable, autos, vélos…) c’est d’autres transports qu’il me semble évocateur. Car l’autre thème qui revient sans cesse, encore que jamais nommé, est celui du Carnaval. Ce Carnaval serait de Venise au début, un peu précieux, un peu capiteux, enivré de parfums exotiques, de senteurs florales relevées d’une pointe de pourriture. L’eau bien sûr en serait la cause, eau dormante des souvenirs, dont on craindrait vaguement les affleurements. Sur le balcon à fleur d’étang, il rallume des lampions verts (..) puis un phono grésillant de valses. Alors, (…) cheminant sur l’eau, le fantôme de l’ancêtre accourt vers le bal. Mais on n’aurait guère le temps de s’y attarder, pris dans le tourbillon des farandoles, des joueurs de cartes, des musiques aux sonorités étranges, étrangères. Au fait ! mille langues y auraient cours, y tourneraient des compliments, un peu pour rire, mais sait-on vraiment ? Car chacun s’avancerait masqué. On y userait du « nous » qui dérobe, du « vous » qui met à distance avec élégance. On ne saurait pas, en fin de compte, qui parle, qui reçoit, qui souffre derrière le sourire. Il y aurait des parcs, des palais aux ors décatis, des châteaux aux murs lépreux. On devinerait des histoires, conflit d’opérettes mais ce ne seraient que bribes que la fête emporterait, ses bruits, ses lumières, sa gaieté de rigueur. A mesure que l’on avance dans le recueil, les fêtes deviendraient plus criardes, cavalcades de clowns, fêtes foraines, fanfares, mais toujours aussi ambiguës. Aux fenêtres se pressant, des silhouettes assistent au théâtre de la place ; le monde aperçu à travers les vitres du compartiment serait un décor, les scènes qui s’y déroulent auraient le mystère d’un ballet cruel. D’ailleurs certaines façades se révèlent d’explicites trompe-l’œil. Certaines histoires sont films de cinéma. Et il y aurait perpétuellement en nous surprise et inquiétude, mélancolie et désirs, vie et mort diaboliquement tissés serrés par la langue de Veyrunes. Originale.
4 à 4, ed Nykta, Le Prainet 71240 JUGY, 18 €Un escalier, c’est un trait d’union entre les gens mais ça peut aussi les séparer ; ça sert à monter mais aussi bien à descendre ; ça s’enfonce dans le fleuve ou ça s’élève dans les airs ; par l’escalier on s’évade ou l’on se retrouve. On y vit, on y meurt aussi, on y cultive la dérision et les poireaux. C’est en bois, en fer, en pierre et souvent en rêve. Voilà le motif, riche s’il en est, que la DRAC de Bourgogne a proposé à l’imagination de dix nouvellistes et d’un photographe. Les escaliers étant réels, situés dans la région, humbles ou prestigieux, publics ou dérobés aux regards, chacun a pu laisser libre cours à son écriture : ironique, onirique, historique, rhétorique, il y en a pour tous les goûts. On dévale ces nouvelles 4 à 4, à califourchon sur la rampe, et puis on les relit marche par marche en posant bien le pied, attentif aux échos suscités dans la page (d’escalier) ; mais toujours l’esprit nous sème dans les tours et les détours, il s’échappe loin du décor. On a lâché la rampe. Le livre est somptueux dans sa maquette, les photographies en noir et blanc de Jean-Claude Couval sont autant de nouvelles au milieu de celles de : Jacques Fulgence, Claude-Jean Poignant, Lucette Desvignes, Pierre Bastide, Michel Lagrange, Gérard Calmettes, Michel rederon, Yves-Jacques Bouin, Jean Libis… et votre serviteur.
Brèves 70, Atelier du Gué 11300 Villelongue d’Aude, 10 € le numéro
Parce qu’elle fait partie du paysage depuis si longtemps qu’on en oublie qu’elle n’a pas toujours existé, parce qu’elle parait avec une régularité de métronome quatre fois l’an, parce qu’elle a cette apparence élégante de l’objet fabriqué avec conscience et sérieux, – couverture couleur cartonnée, peu ou pas de coquilles, mise en page sobre au service de la lisibilité – , parce qu’elle s’honore de collaborateurs fidèles bien que bénévoles, dont la diversité de styles, de sensibilités, de cultures, font la richesse du tout, – œil attentif, curieux, bienveillant a priori, aiguisé et intransigeant là où il le faut –, parce que ses invités sont prestigieux (Abdelkader Djemaï pour ce numéro), parmi les meilleurs du genre en France ou ailleurs et que leurs interlocuteurs savent les interroger avec intelligence, parce que, enfin, les textes de fiction qu’elle propose méritent toujours le détour, qu’ils soient œuvres de néophytes ou de vieux briscards, intimement mêlés au sommaire, on ne l’imaginait pas sujette au doute, à l’inquiétude, aux aléas économiques, à la lassitude. Fous que nous sommes ! Une revue reste une entreprise précaire, un pari qu’il faut chaque fois gagner contre l’indifférence, la paresse, les modes, les jalousies, la distance à la capitale, les coûts de fabrication, les circuits de diffusion et de distribution. La nouvelle peine à gagner son statut de genre à part entière chez le public professionnel (bibliothécaires, libraires, enseignants) et lettré. Qu’espérer alors de l’autre, du réputé grand, inondé de mauvais romans, d’autobiographies plus ou moins sulfureuses, de témoignages chocs à chaque rentrée littéraire, lesquelles se multiplient jusqu’à l’absurde : rentrée de printemps, d’été, d’automne, beaux-livres de Noël, pavés pour la plage ou velours pour le Salon ? Ainsi donc, la plus ancienne, la plus désintéressée, la plus ouverte des revues consacrées à la nouvelle, monument du paysage littéraire qu’on salue chaque matin en passant devant sans plus vraiment la regarder, tant on croit la connaître, Brèves, confesse un coup de spleen existentiel et en appelle à notre soutien avec pudeur. Achetez Brèves, abonnez-vous, abonnez-vos amis, vos établissements scolaires. Chroniqueurs, critiques, parlez de Brèves, dites et redites les évidences qu’on oublie ; auteurs et simples lecteurs, écrivez à Brèves, dites leur qu’ils existent, que vous les appréciez, dites leur aussi quand vous n’êtes pas conquis. Rien n’est plus décourageant, à la longue, que le silence, brouillard sans doute bienveillant qui guette les entreprises qui semblent aller de soi. Rien ne va de soi, tout va par l’autre.
Michel Baglin L’alcool des vents (le Cherche-midi, 23 rue du Cherche-Midi 75006 Paris, 2004 –11€)
On reconnaît le ton de Michel Baglin, qu’il écrive en prose ou en vers comme ici. Et quels vers ! Longs, amples, lyriques, d’une musicalité parfois déconcertante, pas de rythmique simple malgré la litanie, pas de cadence qui vous berce jusqu’au sommeil, non, des phrases qui s’effilochent et se ramifient comme un thème de Coltrane avec des syncopes, des ruptures à La Chet Baker. En même temps, ce long poème en quatre partie est une action de grâce, qui prend par moment des accents, sinon liturgiques du moins gidiens (celui des Nourritures). A quoi l’auteur rend-il grâce avec cette ferveur, cet amour de la vie, ce désir permanent de nommer ce qui va dans un monde qui ne va pas si bien et qui constitue un peu sa marque de fabrique ? Il rend grâce à son enfance, à ses rencontres, à ses amours, aux décors et aux hommes qui le font être, non heureux ou malheureux, mais en progrès, en mutation perpétuelle, en refus de ce qui est immobile. C’est pourquoi il énumère et remercie jusqu’aux épreuves qui l’ont forgé, modelé plutôt, en glaise non cuite et recuite, avec le souci perpétuel de saisir les choses les plus ordinaires, les expériences les plus ténues. Ça commence par un hymne aux ivresses, aux bouts de jours ou de nuits où les mots redeviennent possibles ; ça continue par une remembrance des paysages originels ; ça caresse les hommes et les femmes, amis ou anonymes, qui donnent la force d’espérer, le courage de se dresser et ça se termine, peu ou prou, par où ça avait commencé : la poésie, l’écriture, les mots un peu saouls qui en disent plus que les autres, et recréent le monde :« Hors contexte, rien sans doute n’aurait eu de prix. Aussi je rends grâce à ce qui entourait (…) et par quoi le sens advint »
Michel Host Zone blanche (Fayard, 2004 – 20 €)
De l’avoir connu ces dernières années si habile dans les genres courts (nouvelles, proses ou poésie), on en aurait presque oublié que l’auteur de Valet de nuit et avant cela de L’ombre, le fleuve, l’été est un romancier au souffle puissant. Ambiguïté définitivement levée avec cette Zone blanche dont la réussite tient à la conjonction heureuse des projets d’écriture. Car qu’est-ce qu’un bon livre ? Il me semble qu’on peut qualifier tel celui qui parvient à réunir dans le même espace, les mêmes mots, une histoire que le lecteur peut prendre à son compte, faire sienne avec ses fantasmes, ses craintes, ses anecdotes, mais dans laquelle avant lui l’auteur aura jeté sans trier le plus intime de lui-même, et qui est en même temps un projet, une réflexion sur l’écriture, le fait littéraire. Quand de surcroît ce cocktail sait se rendre léger, ironique, se moquer de lui-même et du monde, sans aucun sarcasme, sans méchanceté, on pourra dire, je crois, que le livre est bon, voire essentiel. Quels sont donc les ingrédients de cette Zone Blanche ? Un homme, vieux, malade, a chargé un détective de retrouver la trace de son fils disparu sans nouvelles depuis des années. Mais le détective lui-même fait faux-bond pour ne réapparaître que sous forme d’envois postaux de son journal de recherche que le vieil homme lit au fur et à mesure. C’est à une histoire de lecture qu’on assiste, avec ses pauses, ses épuisements, ses échappées, belles ou misérables, et son attente de la fin. Oui mais voilà : plus le livre (et la lecture du livre) avance, moins on est sûr de vouloir savoir la fin, plus, d’ailleurs celle-ci se dérobe, dit ouvertement que l’essentiel n’est pas le but mais le voyage. Et ce qui est vrai des carnets du détective dont la quête se perd dans des contrées lointaines, ignorées des cartes, l’est aussi de la fiction première, celle du lecteur malade dont les journées se remplissent, s’historient de la présence de deux femmes, l’une sans doute âgée, en tout cas les pieds bien sur terre, qui lui prépare ses repas, aère sa chambre et le chapitre sur sa déplorable habitude de lire tard au lit, l’autre très jeune et naïve qui vient lui faire la lecture dans l’après-midi. On aura compris sans qu’il faille tout raconter que les récits s’imbriquent, se répondent, se contredisent ou se renforcent l’un l’autre ; que tout cela est d’une extraordinaire subtilité que l’abus d’alcools divers et variés à tous les étages fait pétiller ; que Zone Blanche obéit à une logique de fiction plus qu’à celle d’un roman ; qu’en effet la fin en pirouette pourra déconcerter sans décevoir puisqu’au vrai, l’important n’était plus là depuis longtemps ; que les fins en général, de livres, de bouteilles ou de vies, importent moins que la fiction qui y mène. Si elle y mène…
Philippe Catinat Il est inhumain d’être une truite, ed. Soc et Foc La Bujaudière 85700 La Meilleraie-Tillay, 2003
Ce livre au format original et joliment illustré par Gyom nous propose les premières nouvelles publiées de Philippe Catinat. L’auteur se réclame de Richard Brautigan, de Hubert Selby et plus généralement de cette Amérique désenchantée qui fournit d’ailleurs le cadre géographique et mythologique de plusieurs récits du recueil : on y emprunte des autoroutes rectilignes, on y descend dans des motels, on y pêche au bord des lacs du Montana, etc… Mais si l’influence américaine n’est pas contestable, j’y ajouterai celle, non revendiquée de Jacques Sternberg. Car tous ces récits sont brefs, parfois réduits à deux ou trois phrases. Le ton est noir, glaçant, les chutes brutales, entre fantastique et humour noir. Quelques thèmes de prédilection se dégagent, au point de friser (friser seulement) la recette. L’attention est portée aux animaux, aux objets, le plus souvent sans importance, sans éclat ni noblesse. L’auteur s’introduit dans ces êtres tel un Bernard-l'hermite et vit les drames inhérents à leur animale ou minérale condition : un caillou voudrait voler comme un oiseau et doit se contenter du seul compliment mille fois entendu sur son caractère poli ; un poisson est pêché et souffre de la déchirure de l’hameçon, des grenouilles sont massacrées dans le cadre d’une répétition générale d’un assassinat politique, une larme glisse sur le siège d’une automobile de luxe et va se perdre dans la moquette épaisse. L’idée, bien sûr, et qui fonctionne à merveille, est que les petites choses révèlent les grandes, par dérision, par antithèse, par métaphore, par anticipation. Les petites horreurs permettent de dire les autres qui restent indicibles. Quelques bonheurs de formules, souvent à l’occasion des chutes marquent l’esprit du lecteur. Et le dernier texte du recueil constitue en lui-même une chute au livre : « saisir ces futilités fugitives, c’est devenir le spectateur de miracles microscopiques. En soi, cela ne constitue pas un but mais ça allège l’existence ».
Jean-Louis Jacquier-Roux Peau de banane ed. La passe du vent, "la callonne" 01 090 Genouilleux, 2004 – 10 euros
Le titre énigmatique du recueil semble en appeler aux glissements, aux dérapages, à la perte des repères et des équilibres, aux défaites si l’on pousse un peu la métaphore. Or, plus que des nouvelles, on se trouve en présence de tableaux, très statiques donc, et contredisant les gadins attendus. Un promeneur explore une gare déserte ; des dîneurs observent au loin deux nageurs ; un homme vient s’accouder au parapet d’un pont détruit et regarde l’autre rive : très peu de mouvement, de déplacements, d’action au sens théâtral du terme. Le rythme de la phrase lui-même est lent, d’une élégance un peu surannée, tout en retenue. On songe alors à Henry James, Katherine Mansfield et quelques autres. A l’évidence, les glissades existent. On perd pied dans l’indicible, les drames se nouent ou, plus souvent, se sont déjà noués, dans les consciences, les non-dits, les silences. Cette gare en voie de désaffection a été le théâtre de désirs, de rêves de partance qui ne se sont jamais réalisés. Ces nageurs, il suffit de détourner le regard pour ne plus les voir, mais comment oublier la chute d’autrefois. Dans un autre texte, un couple parcourt un paysage marin en quête du passé de l’homme, apparemment frappé d’amnésie. Des noms, des sensations, un rire affleurent : presque rien, une vie en ellipse. Ou encore, un voyage en train, la promiscuité de fortune dans un compartiment et les stratégies d’évitement mises en œuvre pour contrer les regards. Très souvent, ce recueil est en porte-à-faux par rapport aux canons de la nouvelle. On s’attache à dire l’après-chute, le trop tard, l’à-côté. Et la peau de banane, loin de la promesse burlesque, témoigne de quelque chose qu’on a manqué et qu’on ne peut que tenter de reconstituer à partir de son maigre indice.« la distance physique qui nous sépare de ceux qui souffrent est trop grande. Nous avons toujours sur eux l’œil du geôlier, la vision rasante et quelques siècles de retard. »
Hans Anthon Lynge Juste avant l’arrivée du bateau, ed. L’éclose, 128 rue Vieille-du-Temple 75003 Paris, 2003 –16 euros
Exercice fallacieux, comment s’empêcher, devant un roman issu d’une littérature, disons – exotique – de le mesurer à l’aune du peu qu’on en connaît par ailleurs ? S’agissant du Groenland, l’ombre de Jorn Riel et de ses « racontars » plane dans un firmament quasi désert, pour ce qui me concerne. Donc, lisant Lynge, j’établis des passerelles, je tire des plans, je corrobore, non pas pour déterminer une quelconque supériorité d’un auteur sur l’autre, mais pour tenter de discerner ce qui appartient en propre à chacun et ce qu’il convient de mettre au compte d’une culture, voire d’une géographie. Il va sans dire que les projets d’écriture sont fort différents. Ici, nulle trace de la gouaille baroque, du sourire ironique du chantre de la vie des chasseurs du Grand Nord, dont personne n’imagine qu’elle possède une once de vérité sociologique. Juste avant l’arrivée du bateau se présente au rebours comme un procès-verbal minutieux, une chronique, presque minute par minute, de la vie d’une petite ville du Groenland un matin d’été, et d’un enchaînement de faits et gestes jusqu’à l’instant fatal. Il y a du drame antique dans cette histoire de meurtre annoncé. Une inéluctabilité en tout cas théâtrale. L’espace comme le temps sont limités, les personnages ont un côté archétypal : l’artiste philosophe, la mère, le représentant de la loi, l’adolescent, la jeune fille qui cristallise des sentiments premiers : amour et haine. Comme pour les autres livres publiés par L’éclose, éditeur exigeant, l’écriture est ici parfaitement maîtrisée. La traduction, pour ce qu’on peut en juger, se rend presque invisible, ne suscitant jamais cette perplexité soudaine qui oblige à penser qu’on a dû manquer une marche quelque part. Le choix du présent et de phrases courtes, presque sèches, accentue l’intensité dramatique. Après le dénouement, une lecture rétrospective (exercice classique de qui ne veut pas s’être fait avoir) confirme que tout était dit, que chaque mot était irremplaçable. Bref, une histoire de toujours et de partout dans un décor très particulier. Justement. Le lieu imprime sa marque. D’abord, l’éloignement, l’isolement. La ville attend le bateau du Danemark dont ses habitants dépendent. Leurs sentiments à l’égard de la lointaine métropole sont ambivalents : on l’aime et on la raille, on y envoie des enfants pour s’instruire qui n’en reviennent pas toujours. Elle vous nourrit et vous dévore en même temps. Ensuite le désœuvrement. Chacun vaque certes à ses occupations mais le temps ne compte guère. Beaucoup s’ennuient, bricolent, attendent du bateau un sentiment d’urgence qui leur fait défaut. Surtout on parle, on commente, on ressasse en buvant du café. Et là, on en revient aux racontars de Riel. La parole meuble cet univers, fait passer le temps. Comme Riel, Lynge aime les périphrases, les répétitions, les digressions, comme s’il importait de ne pas gaspiller un événement, et même d’élever au rang d’événement la moindre anecdote. L’intrigue progresse en boucles comme on noircit méthodiquement une page avec son stylo bille. Les journées sont si longues, les personnages si peu nombreux. Il y aurait beaucoup à dire de ce très beau roman, des pistes à explorer (la pauvreté, le rapport à l’art, à la tradition, à l’étranger…) mais je ne vais pas vous la jouer groenlandaise. La place dans Décharge m’est comptée. Pour de plus amples informations, lisez le livre.
Hervé Lesage Frontières, ed. Gros Textes Fontfourane 05380 Chateauroux-les-Alpes, 2004 – 6 euros
Après le polar, avec ce recueil de huit nouvelles de science-fiction, Hervé Lesage saute à pieds joints dans les soucoupes de nos grands-mères (mondes parallèles, voyages dans le temps, robots, mutants, explorations galactiques…) parvenant à en tirer un éclat très personnel, marqué par une douceur, une rondeur, une mollesse ainsi que l’annonce le titre d’un des textes La Molle ) qui contrastent, non sans bonheur, avec la dureté machiniste que serait un traitement plus orthodoxe des thèmes. Une petite commune rurale se bat pour conserver son robot jardinier, obsolète sans doute, mais sensible aux oiseaux. La porte d’un autre monde s’ouvre dans un cellier et donne sur un jardin d’Eden où l’on perd son temps avec délices. Avec un grain de poésie, Lesage fait de la SF souriante, apaisée, mais sans mièvrerie.
Puisqu’on parle de Gros Textes, signalons en bref la parution du recueil des textes lauréats et finalistes des concours 2004 de la Soie des Vers dont le thème était l’Alphabet. Rassemblés sous le titre Alphabet-Tease, les lettres mises à nu, une vingtaine d’auteurs, souvent inédits, ont défloré le sujet avec humour et fraîcheur. Ça coûte 5 euros et ça ce vend à l’adresse sus-mentionnée.
Frédérique Martin, L’écharde du silence (ed du Rocher, 2004)
Le Prix Prométhée, remis chaque année à Lourdes par l’Atelier Imaginaire*, a été décerné en 2004 à Frédérique Martin. Le jury a été sensible à l’énergie qui anime les 13 nouvelles de ce recueil. Qu’il s’agisse de la soudaine rébellion d’une femme engluée dans ses tâches familiales ou de la terrible réaction d’une mère que sa fille va quitter pour fonder un foyer, Frédérique Martin maîtrise l’art de la chute implacable. Mais la cruauté est surtout celle du monde « méchanceté crasseuse (…) reste rance de petite conscience acide » selon les mots d’Olympia Alberti qui signe la préface du recueil. Cette petitesse qui s’arrange de toutes les exclusions, misère, handicap, injustice, Frédérique Martin la débusque, la montre à l’œuvre et la dénonce avec une colère brillante et salutaire. Pourtant, à l’image de la nouvelle Le cri du guerrier, qui raconte les circonstances d’une adoption, ce moment où une femme pénètre dans un orphelinat d’Afrique et doit choisir un enfant en éliminant tous les autres, c’est avant tout un farouche cri d’amour de l’humanité qui illumine le recueil. Qu’il nous soit permis de cocoriquer, à Décharge : Frédérique Martin a inauguré notre rubrique l’inouie avec une Petite lettre au matin fort remarquée. Elle a ensuite signé Comme si je t ‘avais faite (nouvelle reprise dans le recueil) toujours dans l’inouie et aussi dans notre anthologie coéditée avec Gros Textes, Les belles palissades. Comme quoi nous avions vu juste : ce n’est pas de cette année que Frédérique Martin est une nouvelliste de talent. * l’Atelier Imaginaire BP2 65290 Juillan
Paco Ignacio Taibo II, Deux histoires de l’araignée (éditions de la mauvaise graine, 2000) 18 route de Genas 69003 Lyon – 7 €
D’abord un mot sur le livre du point de vue technique. Il s’agit d’un accordéon imprimé recto-verso (une nouvelle par face) le tout pris dans une couverture cartonnée vert olive clair. Un bel objet, qui trahit l’amour de façonnier des animateurs de la maison, dont le catalogue, très porté sur l’Amérique Latine, a de quoi séduire, lui-aussi : Allende, « Che » Guevara, sous-commandant Marcos, mais aussi Boris Vian, Antonin Artaud, ou Rezvani. Quant à Paco Ignacio Taibo II, écrivain mexicain, son œuvre est connue des amateurs de romans noirs (ed. Rivages, Métailié, Actes Sud) et pour sa biographie du Che. Les deux nouvelles inédites que publie La mauvaise graine constituent donc un joli coup éditorial. Surtout qu’il ne s’agit en rien de fonds de tiroirs, comme parfois en concèdent les auteurs installés à un micro-éditeur qu’ils croient ainsi servir. Nous sommes en présence de deux textes très originaux mettant en scène le mystérieux personnage de l’Araignée, sorte de Zorro du syndicalisme, qui va d’usine en usine semer de petits bouts de cartons, des phrases revendicatives écrites sur les faïences des toilettes, les chaînes de montage, les caisses d’expéditions, afin d’éveiller les consciences. Ce pourrait être un brin didactique mais pas du tout. Le message social est porté par une intrigue qu’on situera entre Ponson du Terrail et le Ken Loach de Bread and roses, traitée avec la patte quasi-borgésienne d’un témoin extra-lucide, ce fameux réalisme magique qui élève la moindre anecdote, la réalité la plus dure au rang de mythe.
Codex Atlanticus volume 15 (ed La clé d’argent, 2004) 22 avenue Georges Pompidou 39100 Dole – 15 €
Ce 15ème volume de l’anthologie fantastique annuelle s’ouvre avec Les trois livreurs, une très belle nouvelle, souvent reprise en recueil, de Marcel Béalu, l’un des maîtres du genre. Suivent des textes de Anne Morin, Michel Rozenberg, Franck Denet, Denis Moiriat, entre autres, tous relevant de l’étrange ainsi qu’une étonnante chronique littéraire de Philippe Gindre, le directeur de publication, à propos d’un hypothétique roman inédit de Lovecraft, dont on ne sait, tant c’est habilement fait, s’il s’agit d’une chronique véritable ou d’une nouvelle, ma foi, fort Lovecraftienne ! On apprend, en lisant l’ours, que le volume contient exactement 36222 mots (soit 36214 sans cette information capitale, si toutefois « 36222 » compte pour un seul mot). Les illustrations de Maud Besson, Fernando Gonçalves-Félix et Sébastien Hayez ont un air de fanzine mâtiné Détective du meilleur aloi (on en frissonne de connotations). De la belle ouvrage.
Jacques Josse Café Rousseau (ed. La Digitale, 2000) 238, rue J.-M. Carer 29300 Bourg de Baye – Quimperlé – 6,82 €
Ancien de la Marchande , écumeur des bars à putes de la planète, Rousseau est passé de l’autre côté du zinc pour ses vieux jours quelque part sur la côte nord de Bretagne et s’apprête à passer du dernier côté de son parcours. Face à lui, Inizan, le curé arpenteur des grèves, des landes et des âmes tourmentées. Entre ces deux-là s’échangent des mots âpres qui tiennent au corps et des rêves de femmes qui… aussi. Le curé se dit livreur-délivreur d’extrême-onction à domicile mais aussi et surtout renoueur de fils entre les vivants et les morts. Or Rousseau et son bar sont au cœur de toutes les histoires du village et Inizan va avoir des bouts de destins en pagaille à méditer. La langue de Jacques Josse est belle comme un ciel de Bretagne, tour à tour lumineuse et noire, douce et violente, et le récit navigue à vue entre Eros et Thanatos pour un portrait fragmenté d’une humanité au bord de l’océan et de ses vagues furieuses où tout s’abolit.
Jean-Claude Pirotte, Dame et dentiste (ed Inventaire/invention, 2004)
Rien de pire qu’une rage de dents pour vous empêcher de poétiser en rond. Quand le poète a mal aux dents, c’est toute sa vie, ses espoirs d’écriture, son frigo vide, sa femme qu’il ne sait plus comment aimer, son âme qui vont mal. Rien n’y fait, pas même la dérision dont il abuse comme d’une aspirine, méthode Coué pour se convaincre que ça passera. Ça ne passe pas. Etre poète, c’est avoir mal aux dents, au-dedans, et chercher toujours les mots exacts pour le dire.
Albane Gellé, Un bruit de verre en elle (éd Inventaire/invention, 2004)
« Un homme il ne dit rien il est perdu de toute façon on n’entend pas quand il parle » Il y a quelque chose de lancinant, de fervent, dans le balancement de ces poèmes qui commencent alternativement par « Un homme » et « une femme ». L’imprécision permet d’atteindre en même temps à l’universel et à l’expérience la plus intime. On pense à la litanie des « quelque part, quelqu’un » du Michaux d’ A distance. Même noirceur mais aussi même compassion, capacité à souffrir avec, en lieu et place de l’autre. Et c’est bien le propos de toute poésie que de vous sortir de vous-même, de pouvoir vivre la fêlure, l’instant d’émotion presque indicible de l’autre, quand ça remue, quand ça casse. Compassion mais pas apitoiement. Au contraire. On sent une paix fragile envahir la phrase, la sérénité des choses nommées, des douleurs reconnues.
Jean l’Anselme, Ca ne casse pas trois pattes à un canard, et après ? (ed Rougerie, 2005)
Jean l’Anselme nous refait le coup du livre bilan. Et on en redemande ! Comme dans les Pensées et proverbes de Maxime Dicton dont ce livre est le prolongement, les aphorismes côtoient les notes recueillies au jour le jour (elles sont datées de juin 1990 à décembre 2003) d’une existence vouée à l’émerveillement et à la « rouspétance ». Les familiers du personnage ne s’étonneront pas : tout n’est pas du meilleur tonneau. Ici et là, on se croirait dans une cour de récré avec ses blagues Carambar, ailleurs, c’est à la hauteur du comptoir d’un bistrot que se commente le PAF, le sport ou l’actualité internationale. Mais ces mêmes familiers savent que le charme gît précisément dans cette piquette des pauvres, des sans-grades, des gens simples : les têtes de veaux aussi sont garnies de lauriers. On retrouve ici tout ce qui charpentait les précédents recueils : calembours et contrepèteries, mise en exergue des bêtises verbales de notre époque (commentaires journalistiques), propos rapportés dont on se demande parfois s’ils n’ont pas été composés exprès, refonte de vers anciens, parfait exemple de recyclage poétique. Mais également une note plus grave par moment, d’un homme qui vieillit, raille son opération de la prostate, enterre ses amis, se souvient de Dubuffet et du Quai d’Orsay. L’humour rend ces propos légers, pudiques, mais on n’en est pas moins au cœur du processus de création artistique ici, des aléas de l’existence ailleurs : les journées d’hôpital sont si chères parce qu’elles sont très longues. Enfin, on ne passera pas sous silence la préface, d’une extrême précision et sagacité, en contrepoint parfait du côté joyeusement brouillon du reste, comme si l’Anselme tout à coup était pris d’un doute : qu’à jouer ainsi au con depuis des années, certains ne finissent par le prendre pour un rigolo. Mais cet homme est un admirable bretteur. Il sait comme personne prêter le flanc à la critique, il en rajoute, vous attire, vous aspire et juste quand vous pensiez pouvoir atteindre son point faible, d’une prompte parade-riposte, c’est lui qui nous touche. Au cœur.
Paul Bergèse, Mots d’arbres(Gros Textes, 2004)
L’auteur a dû être arbre dans une vie antérieure (mais lequel ?). On sent une connivence, presque de l’identification, à la lecture de ces courts poèmes qui traitent chacun d’un arbre différent en jouant surtout sur les sonorités plaisantes, la personnification bonhomme (les trembles y tremblent et les saules y pleurent… de rire). Certains effets pourront paraître faciles, voire forcés, mais il est vrai que nous avons perdu l’âge du public auquel est destiné le livre. C’est d’autant plus anecdotique qu’en maints autres endroits une émotion authentique affleure, non dénuée d’une discrète inquiétude.
Collectif Chez le coiffeur (Delphine Montalant, 2002)
Neuf nouvelles, souvent parues ailleurs, sont ici rassemblées pour célébrer les coiffeurs et tenter de cerner les subtils enjeux d’une cérémonie qui est tout sauf anodine. Chacun des auteurs nous livre sa version des faits, souvenir d’enfance ou d’adolescence, instants croqués ou dérapage fantaisiste. On n’échappe pas toujours aux clichés langagiers ou sociologiques (ah ! la « danse des ciseaux qui virevoltent » ou, plus gênant, les coiffeurs homosexuels). L’humour est moins présent qu’on ne pouvait s’y attendre : ironie discrète chez Delerm, plus franche avec Christiane Baroche, farce noire avec Eric Dardill. Preuve que le sujet est d’importance.
Eric Holder Les sentiers délicats (Le Dilettante, 2004)
Lire Eric Holder est un plaisir subtil, délicat qu’on savoure en égoïste. Si sa phrase a la complexité d’un arôme de pure malt, comme lui, elle coule avec douceur et n’en finit pas d’éveiller des échos au plus secret de notre histoire. Ici, les nouvelles sont autobiographiques et voyageuses. De la fugue originelle de l’enfant qui veut « monter » à Paris pour, peut-être devenir écrivain (après un détour avorté par l’Afghanistan), aux pérégrinations ferroviaires de l’auteur accompli, on est porté, vaguement mélancolique, de visage en visage, autant de rencontres qui sont en réalité l’unique objet de la quête. Peu importe d’arriver, seule compte l’itinérance. Holder habite son texte comme nul autre, il nous fait visiter sa vie avec une ironie tendre, jamais d’aigreur, sachant s’attarder sur les détails, rendre palpables les ambiances. Il est ce compagnon de voyage qui, qu’on soit à moto, en train ou dans son camping-car, sait nous faire voir les choses non comme un décor anonyme ou pittoresque, mais comme un espace où il a fait et ferait encore bon s’émouvoir.
Le livre que je suis en train de lire…
Werner Lambersy, L’éternité est un battement de cils, Anthologie personnelle (Actes Sud, 2004)
Avoir son anthologie chez Actes Sud, c’est un peu comme jadis se retrouver dans la collection des Poètes d’aujourd’hui chez Seghers, une sorte de consécration, en tout cas l’occasion de tirer un premier bilan. On retrouve dans cet ouvrage de près de 200 pages des extraits d’une production abondante, depuis Silenciaire en 1971 jusqu’aux inédits de 2004 que l’auteur a choisi de ne pas proposer selon un strict ordre chronologique. La poésie de Werner Lambersy est multiforme, elle embrasse une grande diversité de thèmes. Parfois cosmogonique, flirtant avec la philosophie, la bible, les traités de sagesse orientale, elle peut aussi concentrer son regard sur le détail d’un ameublement, le grain d’une peau, une émotion amoureuse. Elle se réduit parfois à l’aphorisme incisif, au haikai elliptique, mais peut tout aussi bien se développer sur plusieurs pages, en vers ou en prose ; privilégier l’allégorie, la personnification des éléments, ou jouer une note plus intimiste. Ce qui la caractérise, à mon sens (partiel, puisque je n’ai pas fini de lire), c’est l’intensité du regard…, Le moindre Avec plus d’exigences Le peu Avec plus de rigueur (géographies et mobiliers, 1985) …le constat, non pas froid mais lucide, l’inventaire du réel à travers « le miroir impitoyable du poème » (extrait de la préface).
Jamais le poème n’aJamais il ne s’est
Eloigné de la vie
Ni égaré en soi
(la nuit du basilic, 1998)
Michel Dehoux & Jean-Pierre Jacquemin, La cuisine molle pour édentés (éd les Carnets du Dessert de lune, 2005)
Il y a les livres qui vous séduisent, vous font passer un bon moment, vous troublent, sont bons ou mauvais (la question n’est pas là encore que, mauvais, ils soient à peine livres, plutôt objets qu’on mesure au temps perdu à les feuilleter, et l’on remarquera que les très mauvais livres qui tombent des mains au bout de deux minutes sont, à cette aune, moins irritants que les livres un peu mauvais qu’on aura lu jusqu’au bout, mais passons, la question n’est pas là, disais-je) ; leur facture, leur projet, les font immédiatement identifier comme œuvres littéraires (bonnes ou mau.., Ta gueule). Ce sont romans, nouvelles, recueils de poèmes, essais… Et puis il y a des livres hors normes, hors gabarit, à la facture anti-format dont on se demande ce qu’ils sont, longtemps après les avoir lus. Ainsi de cette Cuisine molle pour édentés. Il semble s’agir de 42 recettes spécialement pensées pour l’âge canonique. Pourquoi pas ? On précisera que tous ces bouillons, crèmes, terrines, mousses, sont parfaitement réalisables et, à vue de nez, succulents. Michel Dehoux est l’heureux cuistot propriétaire du Tournant à Ixelles. Mais le livre est truffé de calembours, farcis de notes de bas de page farfelues ou poétiques, entrelardé de digressions et considérations sur les voyages, la littérature, l’agriculture ou l’odontostomatologie. Quant aux recettes, il en est en vers, d’autres sont des nouvelles, à certaines il manque une voyelle, à d’autres l’ingrédient annoncé dans le titre, une autre servira d’exercice de diction pour les orthophonistes ayant des clients bègues, une autre, dite du Dessert de Lune, est donnée pour quelques millions de convives… Bref, une très joyeuse ratatouille verbale dans laquelle on pédale bientôt comme un fou (si vous n’aimez pas la ratatouille, mettez de la choucroute ou de la semoule, ça dérape aussi). Un régal.
Werner Lambersy, Echangerais nuits blanches contre soleil même timide (L’Amourier, 2004)
Autre Belge, dont il a été question ici-même il y a peu, Werner Lambersy nous propose un carnet de courts poèmes ou aphorismes en trois lignes (qui ne respectent pas les règles classiques et thématiques du haiku, c’est pourquoi je n’en parle même pas. Ah ben si… Tant pis), le tout très joliment présenté dans un petit livre de format carré sur fond noir blanc et gris, entre nuages et déchirure. On aurait tort de croire que le bref s’écrit et se lit plus rapidement qu’un roman de Tolstoï. Pour l’écriture, c’est une conviction, pour la lecture, une expérience. Chaque tercet lu ouvre aussitôt un ciel de songeries, un abîme de méditations vaguement philosophiques. On est dans la leçon de sagesse d’un poète qui en a vu d’autres et peut, de ce fait, non pas nous asséner des réponses qui supposent un questionnement préalable mais des postulats de départ à questionner ensuite, à mâcher longuement pour en extraire le suc de vérité fugitive. Une sorte de bréviaire, de petit livre du grand tout, de Yi King, à garder sur soi pour l’ouvrir au hasard en toute circonstance.
On ne transmet jamais
Que notre part
D’ignorance
Jean-Luc Aribaud, passages (ed Pleine page & Zorba, 2005)
Jean-Luc Aribaud fait cheminer et dialoguer ensemble dans ce livre ses deux voies d’expression : page de droite, la photo ; page de gauche le poème. Parfait ambidextre, personne ne prend le dessus, n’impose à l’autre d’être l’illustration de son propos, non plus qu’il y aurait redondance ou commentaire. Mais accord subtil, communauté de sentiment, oui. Il est question d’espaces, de lumière ; plus que de couleurs du blanc aux multiples nuances : lait, brouillard, oubli, et de sa lutte perpétuelle avec le noir, la nuit, l’ombre, la mort. Le ton est fervent, intime, chaleureux, celui d’un chuchotement tout contre l’oreille. De même, les photographies en noir et blanc traité sépia (c’est mon vocabulaire de néophyte, qui mériterait précision), ont-elles un grain très épais. Peinture, on verrait les traces de pâte appliquée au couteau. Pas de personnages sur ces clichés. Le livre est d’ailleurs au format paysage : arbres, ciels, bords de mer, constructions religieuses (églises, croix…) ou éléments de passages (passerelles, poteaux télégraphiques, quais). Tout tend vers le ciel, l’horizon, l’autre, l’ailleurs. Le livre est une quête de cet ailleurs mais aussi bien de soi. En même temps qu’on s’élance, qu’on est porté, à l’autre bout vous tiennent des racines.Les mots sont des lianes d’abordage A ne saisir que par l’extrémité de leur racine.
Eric Barbier Dans la brève terre (Hélices, 2003)
Qu’est-ce qui danse dans le sang ? demande avec insistance le premier poème de ce recueil. Et l’auteur d’examiner avec une sérénité emprunte de tristesse les années écoulées et les paysages familiers. Comment vivre, comment accepter, comment dire la mort du père, que faire de ces souvenirs de rencontres, d’étés, d’idéaux qui reviennent vous hanter ? Comment être cet adulte qu’on ne voulait pas être ? Les réponses sont à chercher dans l’exemple des arbres, des oiseaux, des champs.S’accepter sans s’accepter savoir continuer de se tromper Andrée Marik jardins suspendus (Multiples, 2004) De l’automne à l’été, Andrée Marik observe et cultive ses jardins suspendus, plantes en pots des balcons, géraniums et bégonias, mais aussi arbres et fleurs d’ornement ou de plein champs, suspendus quelque part dans sa mémoire. La musique est simple, naïve d’une certaine manière, sincère à coup sûr : Terre-à-terre Je suis Lorsque je parle aux fleurs Il coule une paix profonde, un diapason des sentiments avec l’année végétale : les espoirs de février, la sensualité des étés de lavande, la gaieté criarde des marchés, les frissons de novembre, le dépouillement de l’hiver : Décembre à travers la vitre Sa nudité Me déshabille Au point que l’auteur peut réclamer des arbres-femmes pour son jardin, s’adresser à sa laurière, sa cerisière, sa buissonne ardente
Michel Host Poème d’Hiroshima (Rhubarbe, 2005)
Quand on est né en 1942, la guerre n’est pas objet de conversation, ni d’études à l’école, au collège. Trop de mémoires meurtries souhaitent tourner la page. Ce n’est donc qu’à l’âge de vingt ans que Michel Host « apprend » le bombardement américain sur Hiroshima. La révélation lui fait composer, d’un seul jet, ce long poème, cet oratorio où les voix (les hommes morts, mères et épouses, les témoins, les ombres…) se mêlent et se répondent, cherchent à comprendre, à dire la soudaineté de l’horreur qui s’abat. Ce poème, resté inédit, est aujourd’hui reproduit tel quel, dans sa « déconstruction » première, seule à même d’exprimer la violence, comme le Butô fut inventé par les Japonais pour la danser. En regard, les encres de Danièle Blanchelande témoignent avec élégance et gravité du temps suspendu.
Marie-Claire Bancquart, Anamorphoses, Ecrits des Forges (Canada) & Autres Temps, 97 avenue de la Gouffone 13009 Marseille, 2003
Le titre fait signe, induit : il conviendra de lire autrement, autre chose que ce qui paraît. Soupçon que renforce la construction du recueil (trois parties, la première elle-même subdivisée en trois). Et, à la manière des énigmes posées à l’entame des parcours initiatiques, un texte liminaire sera par la suite redonné en fragments pour ouvrir chacune des parties.Le premier ensemble, D’ailleurs, est constitué de croquis de voyages, impressions de villes traversées, visages croisés. Domine un sentiment de vacuité, d’immobilité fragile, de temps suspendu qui pourrait n’être que photographique s’il ne se teintait d’inquiétude. Au voyage dans l’espace se superpose un parcours du temps, du passé dont les résurgences pèsent, tel cet écart de la guide faisant visiter Saint-Pétersbourg et qui retrouve un instant les accents triomphants de Leningrad ; ou ces pyramides aztèques lavées du sang offert des prisonniers mais qu’on retrouve dans « l’eau roussâtre du canal » où « boivent les merles en rang ». Avec l’Italie, la superposition des plans confine à la confusion, ce n’est plus une ville qu’on voit, mais dix, cent, où le sang du Christ se mêle à celui d’un lapin écorché à la fenêtre.Dans les deux dernières parties, l’horizon, le regard, se resserrent. Le monde est à Paris tout autant, dans l’environnement quotidien, et le sens, l’énigme, se dérobe dans les détails d’un tableau d’Uccello ou du Titien. Peu à peu se révèle la véritable quête, celle qui ne fait que rebondir sur les images du dehors pour mieux explorer l’espace et le temps intérieurs.
Si je me fais une coupure au doigt, me voici tout entière portée dans ce point de mon corps, devenu le seul. C’est voyage aussi.
Le recueil est saturé de reflets, de réalités à double fond, barbouillé de rouges tantôt clairs et triomphants, tantôt brique et comme épaissis qui étalent sur les murs des villes l’histoire invisible des humeurs et des flux vitaux.
Femme,/ dans la vitre d’un compartiment de métro, / sous un tunnel, / tu aperçois ton visage / pas bien précis / à la semblance / d’une photo tremblée, / qu’on ne retiendra pas.
L’anamorphose est là, dans l’angle particulier qui nous renvoie notre propre reflet, notre mort en marche devant le spectacle du monde. Le corps, hérissé d’élans et de désirs, se heurte à l’évidence de sa transformation inéluctable.
Jacques-François Piquet, Elégie à la mémoire de trois étrangères, Editions Isabelle Sauvage, 46 route de la Ruchère, 91820 Vayres-sur-Essonne, 2005 – 10 euros
Les lecteurs de Décharge ont découvert dans le numéro 126, le début du journal de Jacques-François Piquet, éphéméride d’une année 2004 particulièrement bouleversante. Cette élégie est un tiré à part de trois autres journées. La grande originalité de l’auteur tient à son positionnement par rapport aux événements, à sa compassion au sens fort. Car, évoquant ici l’accident d’avion de Charm El Cheikh, l’attentat de Madrid ou, après Aragon, l’Olga de l’Affiche Rouge, Jacques-François Piquet entre dans le drame, devient personnage, sinon acteur du moins un témoin intime du destin des trois femmes dont il anime les derniers instants. Loin des Choses vues de Hugo, ce journal, qu’on espère découvrir bientôt dans son intégralité, est une alchimie d’une émouvante beauté. Comment moi, homme ordinaire du 21ème siècle, puis-je accueillir ces morts lointaines, me nouer à elles, en faire une part de ma propre histoire, compatir, oui, et exprimer cette souffrance qui d’étrangère devient mienne. Un mot encore, pour souligner le travail remarquable de la composition d’Isabelle Sauvage, d’une élégance discrète, faisant de ce « livre » plié comme une lettre avec son enveloppe et rehaussé d’une photographie de Jean-Yves Cousseau, une invite supplémentaire, au lecteur cette fois, à recevoir.
Paul Gadenne Baleine, Actes Sud, 2005 – 7 euros
Pour marquer le 150ème numéro de la collection « un endroit où aller », Actes Sud a eu l’excellente idée de rééditer ce texte, initialement paru dans la revue Empédocle que dirigeait Albert Camus, de celui qu’on considère souvent comme l’orfèvre de la nouvelle. En quelques pages d’une densité d’écriture parfaite, Paul Gadenne parvient à mettre en perspective rien moins que l’histoire du monde et la condition de l’homme moderne, à la fois fasciné et horrifié par le spectacle de la destruction. Une baleine échouée sur une plage attire les curieux, un couple en particulier dont l’homme est le narrateur. La gigantesque masse de chair pourrissante est évidemment un symbole saisissant d’une mort qui se donne en spectacle, dont on peut approcher en se bouchant le nez mais qui reste à jamais inconcevable. Ce rêve de grandeur, de puissance mise en échec, qu’on songe à Moby Dick de Melville, est celui de l’homme lui-même : « Cette baleine nous paraissait être la dernière ; comme chaque homme dont la vie s’éteint nous semble être le dernier homme. (…) Nous avions cru ne voir qu’une bête ensablée : nous contemplions une planète morte .»
Pascale Gautier Moribondes, ed. Joëlle Losfeld, 2005 – 6,90 euros
Très étrange et étonnant recueil que celui-ci. Sept femmes donnent leurs prénoms aux sept nouvelles qui le constituent. Et chacune va à la mort avec une indifférence, un détachement, une évidence telles que l’on serait bien en peine de parler de chute quand le texte finit. Pascale Gautier excelle à dire l’ennui, les vies vides, la mort à peine événement, plutôt anecdote pour meubler le temps. Mais quelle justesse d’analyse, quelle finesse d’observation dans ces destins d’étudiantes, de filles de famille, d’employées, quelle ironie discrète et triste à la fois pour dire le manque d’amour, d’attention, la rigidité des convenances qui s’accommode de tous les malheurs pourvu qu’ils ne crient point. On pourra chercher les trucs techniques, le présent de narration sec, le détail quotidien qui tue (sic !), il restera une part de mystère dans la réussite de ces nouvelles, un art impalpable dont on pressent qu’il doit sa perfection froide à la sympathie inconditionnelle qu’éprouve l’auteur envers ses personnages.
La Barbacane, n°81-84 mars 2005, BP 47 47500 FUMEL – 30 euros
Un spécial nouvelles pour ce 42ème opus de la revue créée en 1963 par Max Pons et cent fois saluée depuis par tout le monde des lettres comme l’une des plus belles et des plus passionnantes. Il est vrai que le premier plaisir est tactile : la caresse du papier Arches, la douceur de laine de la tranche après la violence faite aux pages qu’il a fallu couper. Visuel aussi : typographie sobre et élégante, mise en page pleine de sérénité, illustrations de Fleur Nabert qui creusent le regard. Mais l’essentiel bien sûr est dans les textes, la qualité littéraire de ce florilège de la nouvelle contemporaine auquel ont participé Jean-Luc Moreau, Jean-Claude Bologne, Annie Saumont, Alain Absire, Ghislain Ripault, Michel Host ou Georges-Olivier Chateaureynaud pour ne citer que les plus illustres. Autant de styles, de tons, de rythmes singuliers, allant de l’humour noir à l’ironie, de la perversité tragique au souffle fugace du merveilleux. L’homme s’y affirme comme l’animal le plus doué pour le malheur et, depuis Edgar Poe, il faut bien admettre que la littérature n’a pas trouvé meilleure corde pour bander son arc et nous toucher au cœur. Un régal.
Le livre que je suis en train de lire…
Jacques Réda, Cléona et autres contes de voyageurs solitaires, Climats, 2005
On retrouve l’arpenteur infatigable des chemins et des rues qui depuis Amen nous enchante de ses pérégrinations. Qu’il s’agisse ici de contes ou de nouvelles n’importe pas, ce qui ressort, c’est la douceur de la phrase, ses délicieux détours, et l’ironie du propos, l’autodérision sans amertume qui nous emporte à la suite du bonhomme, soit qu’il sillonne la campagne à vélo et découvre un verger improbable où dansent nues de jeunes filles roses et dorées soit qu’il se laisse aller aux délices moins communes des rayons bricolage des grandes surfaces. Toujours, on est séduit par le ton, la capacité proprement miraculeuse qu’a l’auteur d’animer un décor, de le faire sourire (et de nous faire rire par contrecoup). Quand je rapporte une de mes randonnées, et que j’en encombre le récit de réflexions propres à fatiguer un lecteur désireux d’assister à des événements, des intrigues, je suis parfois tenté de me transformer en narrateur d’une histoire dont je ne serais qu’un des personnages. Mais (…) je crois qu’on ne croira pas à ce que j’invente, quand ce que j’invente n’aurait été que la stricte réalité. C’est bien le charme de ce recueil que je suis en train de lire. Tout est inventé mais vrai.
Alain Helissen La narration vous change la vie, ed. Comp’Act, 157 carré Curial 73000 Chambéry, 2005 – 143 p - 21 euros)
En une quarantaine de textes, tantôt narratifs, tantôt dialogués, tantôt encore avec des airs de poèmes, Alain Hélissen tourne autour d’une étrange question : comment écrire ? L’ensemble n’a rien d’un essai rébarbatif ou pire, auto-célébrant. En témoignent d’abord les titres : vie d’un livre, dédicace, le héros virtuel, d’un instant l’autre… L’écriture est ici au cœur de la fiction, des personnages errent en quête d’auteur, des lettres s’aventurent sur la page, butent sur les blancs de la marge, un auteur maladroit cherche à remplacer un personnage trop vite disparu par… un lecteur qui passait par là (nous ?). Le tout est mené à un rythme effréné, endiablé serait plus juste, relevé d’un humour souvent grinçant, parfois potache, et nous entraîne à travers un labyrinthe plein de chausse-trapes. Fiction et réalité biographique s’emmêlent, les anecdotes, débuts ou milieux de romans, pullulent avec une propension marquée pour les ambiances cinématographiques, particulièrement les séries B américaines, les mots prennent le pouvoir, les expressions consacrées se télescopent, les compléments d’objets se rebiffent, les décors s’érigent ou s’écroulent, modifiant sans arrêt les horizons, les perspectives, les enjeux. « L’écrit se devait d’explorer quelque région inénarrable. Ainsi menait-il sa barque tout seul, créant ses propres remous (…) Rien d’alarmant ; le conflit avait pour limite le format 21 x 29,7, sinon sa surenchère verbale. Je vivais à la périphérie… » Que faisons-nous ici, où sommes-nous, qui est l’auteur et qui le personnage ? A chaque instant, l’auteur casse la narration, les scènes sont interrompues, les personnages disparaissent mais la question resurgit un peu plus loin, identique, essentielle et insoluble : écrire ? « J’avais conscience du caractère artificiel de cet assemblage initial. Pourtant, (…) je lui trouvais du corps. Peut-être même était-ce là une méthode parmi d’autres qui engageait à sa façon une réécriture du monde. Comme si, désolidarisant et recomposant à ma guise différents signes de messages divers, je diffusais un texte inédit porteur de nouveaux sens. »
Michel Melot La sagesse du bibliothécaire (ed. l’œil neuf, 94 rue de l’Amiral Mouchez 75014 Paris, 2004 – 109 p. –12 euros)
Complémentaire de la note précédente, celle-ci ne concerne pas une fiction. Pourtant, Michel Mélot examine des questions tout aussi essentielles : qu’est-ce, au fond, qu’un livre ? Ce sont tous les aspects du métier de bibliothécaire que l’auteur aborde : la nature des supports, la logique des classements, l’insoluble opposition entre conservation et communication, mais il le fait moins du point de vue technique qu’en ce qu’ils expriment une philosophie du livre, de la lecture et des bibliothèques. Celle rêvée par Borgès, qui contiendrait tous les ouvrages possibles est absurde. Le bibliothécaire est bien placé pour savoir que l’offre de livres dépasse incommensurablement la capacité humaine de lecture. Et que d’autre part, un simple écran d’ordinateur peut générer plus de « livres » en quelques secondes qu’une bibliothèque ne pourra en accumuler en plusieurs siècles. Le livre n’existe que choisi, une bibliothèque se fonde sur ses manques, les ouvrages qui en sont absents, ce qui pose la question de la pertinence de ce choix que d’aucuns nomment censure. Non sans humour, porté par des anecdotes historiques ou glanées dans sa pratique quotidienne, l’auteur rappelle que livre et liberté sont de même famille. Abordant ensuite la question (qui fâche) de la fin du livre, Michel Melot fait remarquer que personne n’a jamais dit que le livre devait être éternel. Les revues, les affiches le sont-elles ? Et les journaux ? Il est des cultures dont il est absent (la japonaise), d’autres qui n’y voient pas comme la nôtre une source sacrée (on ne parle pas indûment de religions du Livre). La fin hypothétique du livre n’est donc pas celle de l’écrit. Le livre n’est qu’un des support de l’écriture qui, par sa forme, détermine une pensée, différente de celle, par exemple, du rouleau antique. Rapport au temps, à la logique, à l’espace, à la finitude, le livre conditionne, aux deux sens du terme, les idées qu’il porte. Ces cent neuf pages sapent les certitudes sur lesquelles sont bâties nos rêves d’auteurs, d’éditeurs, de revuistes, de libraires, de lecteurs, sans que jamais la pensée ne se réduise à une dispute des classiques et des modernes ni ne verse dans un pessimisme stérile. Une revigorante leçon de sagesse qui s’adresse à tout ceux qui pratiquent le livre.
Catherine Baptiste Candides, embrasser la terre (éditinter, 2005 – 55 p. – 10 euros)
La citation de René Char qui clôt le recueil, Le poème est l’amour réalisé du désir demeuré désir, rend bien compte de la teneur de ces poèmes. Poèmes d’amour, poèmes de désir plus encore, mais aussi poèmes de la distance. Il faut plusieurs pages de regards, d’évitements, de couleurs (jaune, rouge surtout), de lumière fugace pour qu’entre en scène la main et ses caresses, la douceur et la rondeur heureuse des corps. Mais très vite la pudeur, ou la vie, la remet à sa place : l’homme est statue. Dieu. Inaccessible ? « J’aurais pu toucher vos entrailles / sentir à pleines mains / la rondeur divine d’aimer /…/ J’ai été jusqu’à rêver / la folie du geste / Je ne savais rien / du bonheur simple des statues / de la seule plénitude d’être pierre. » En définitive, c’est par l’écriture, dans le poème, que se consomme cet amour, non pas sublimé mais exalté, non pas dématérialisé mais agrandi, étendu aux dimensions du monde : la seule idée de son épaule / soutient des murs épais / où s’édifie qui je suis. Le désir amoureux y trouve sa place naturelle : entre mélancolie et bonheur, déshabillé de mots et de lumière, plus impudique, en somme, qu’il n’y paraît.
Pierre Bastide A quoi on joue (ed. le Manège du Cochon Seul, 2004 – 130 p – 12 euros)
Le titre n’est pas une question. L’auteur sait bien que les dés furent pipés, l’enfant trompé lorsqu’un matin il a fallu partir et qu’on a appelé rapatriement ce qui était un exil. Cet abus de langage originel lui vaut une manie obsédante des calembours, jeux de mots pas toujours très fins (il s’en excuse, sans s’en absoudre), un goût immodéré pour les mots-valises qui, dit-il, valent mieux que les mots-cercueils. Mais le jeu ne s’arrête pas là. Très vite, l’homme découvre qu’il y a eu tricherie sur toute la ligne, que les gentils n’étaient pas du côté où on lui avait dit et que lui-même n’était pas chez lui sur la terre d’Algérie. Son enfance-leurre lui est une deuxième fois confisquée. « 46, 47 / 48, 49…/ L’homme qui compte quarante neuf ans / se dit qu’il serait peut-être temps de prendre / le temps de se retourner / et de partir sans plus tarder / à la recherche de l’enfant ». Dès lors, tout n’est plus que jeu, un jeu ambigu dont les règles sont cachées, modifiées au fur et à mesure : jeux de l’amour et surtout du hasard, jeux de mains et jeux de vilains, jeux de la concurrence et je du poème. Le livre qu’on tient se termine lui-même sur un sommaire où tous les titres sont changés, preuve que rien n’est jamais comme il paraît et qu’il faut vivre avec ça.
Brèves n°76 - 11300 Villelongue d’Aude
Ce numéro est tout entier consacré à à la Norvège. Pays dont le commun des hexagonaux ne sait rien ou alors Ibsen (dont il est d’ailleurs question puisque mort il y a 100 ans pile, ça se fête.) Le plaisir de lire se nourrit de deux ingrédients : reconnaître et découvrir. Le premier vous fait retrouver votre propre visage sous les mots d’un autre. On partage, on communie, on compatit. Le second dépayse, égare, bouscule. On pense alors que la lecture de cette dizaine de nouvelles exotiques ressortira de cette deuxième catégorie et elle en ressort en effet : paysages de neige, infinité de sapins parcourus à ski ou en autobus, ferry qu’il faut prendre. Les repères, les distances, la lumière ne sont pas les mêmes. Mais l’expérience ne s’arrête pas là. Insidieux d’abord, puis triomphant, presque goguenard, s’affirme un type familier, du genre de ceux qu’on croise dans les miroirs des coiffeurs ou sur l’asphalte mouillé d’une rue de Pittsburgh (USA) la nuit. On partait au bout du monde pour s’oublier, prendre sa dose de pittoresque. C’est raté. Superbement. Si troublante, si proche Norvège.
Diérèse 31 – Daniel Martinez 8 avenue Hoche 77330 Ozoir-la-Ferrière
Diérèse est une revue élégante, à la typographie soignée, au papier agréable à manipuler. Ça ne suffit pas. Diérèse est une revue dense, aussi épaisse que trimestrielle et de plus régulière depuis une bonne huitaine d’années. Ça ne suffit pas. Diérèse est une revue ouverte aux poésies d’ailleurs (ici, américaine, allemande, espagnole), curieuse, qui accueille en son sein une quarantaine de signatures, chroniqueurs et critiques compris (car il y a chroniques et critiques). Ça ne suffit encore pas. Il y a dans les textes proposés des instants sublimes, des plumes s’y révèlent ou s’y confirment majeures, fussent-elles peu médiatisées : je pense à Pierre le Coz, Jean Rousselot dont on lira les lettres à François Huglo, ou Werner Lambersy. Quant à ce dernier, allié à Michel Valpremy ou Jude Stefan (toujours, par exemple), il illustre à merveille cette vérité souvent bafouée, que poésie rime aussi avec fantaisie (et avec whisky mais c’est un point que je ne développerai pas) et que fantaisie ne rime pas forcément avec gratuit ou vite dit, bref qu’on peut écrire en évitant tout autant l’onction universitaire que la plaisanterie potache, être lisible sans être risible. Et bien voilà. Fallait commencer comme ça. Là, ça suffit.
Saltimbanques 10 – Philippe Gicquel 14 rue du Capitaine Nemo 44300 Nantes
Ce numéro est entièrement consacré à Gilles Pajot, disparu en 1992, qui fut poète mais aussi dessinateur et compagnon de route de Décharge où il tint chronique. On y lira des poèmes extraits de La place du mort (paru au Dé Bleu) mais aussi de nombreux textes inédits et des témoignages d’auteurs amis qui l’ont côtoyé, en particulier Claude Vercey. Je crois au genre littéraire comme à un lieu, un habitat écrit Gilles Pajot. Le lecteur, l’auteur doivent sentir qu’ils habitent. C’est ainsi qu’il faut lire ce numéro. En allant rendre visite à Gilles Pajot, un peu perdu de vue ces derniers mois. Que devient-il ? Poète toujours ? Ma foi oui.
Liseron 37 - Association D’un livre l’autre 31, rue des Trois-Rois 86000 Poitiers
La revue
est un formidable trait d’union. Entre les écrivains, ceux qui savent, peuvent,
ont la chance de se faire entendre et ceux à qui la vie ne l’a pas toujours
accordé. Entre ceux qui se meuvent librement à travers le monde, accumulent les
expériences et tissent des liens et ceux qui, derrière les barreaux de leur
cellule, n’ont souvent d’autre choix que de ressasser les leurs. Littérature
d’évasion, donc, au sens premier, destinée aux détenus de la maison d’arrêt de
Poitiers. Y écrivent des écrivains, des bibliothécaires, des amis de
Luis de Gongora / Michel Host Fable de Polyphème et Galatée – L’escampette
Après avoir traduit en 2003 l’intégrale des sonnets du maître espagnol, Michel Host s’est attaqué cette fois à un gros morceau, un poème de 60 octaves royales (strophes de huit vers) qui constitue, avec les Solitudes, l’œuvre la plus ambitieuse de Gongora (1561-1627). Mais le morceau n’est pas gros seulement en raison de sa longueur. Il l’est tout autant par sa complexité syntaxique et symbolique qui en a découragé d’autres. Les plus rapides lecteurs ne retiennent souvent que cette difficulté, à l’instar de ce qu’ils pensent de Mallarmé. On s’en tire par un hommage ambigu qui ne mange pas de pain : cela est bon sans doute, mais je suis trop frustre pour l’apprécier. Circonstance aggravante, s’il se peut, il s’agit ici de traduire, c’est à dire de rendre non seulement le sens (obscur donc, et multiple en ses allusions) mais encore le rythme, la musique, la poésie. Et, pour en finir avec la difficulté, avoir à l’esprit que l’espagnol de Gongorà est hybride, emprunte à plusieurs langues, patois, parlers spécifiques à telle ou telle classe sociale, corporation. Mais l’essentiel est ailleurs. La fable de Polyphème est une histoire emblématique, intemporelle : d’amour contrarié, de différences irréductibles (ou vécues comme telles), de douleur et de beauté, d’effroi et de colère. Elle donne à entendre aussi la force de l’art, le chant de Polyphème devant le dédain de Galatée, est aussi beau que terrifiant. Comme au Siècle d’Or espagnol, il était salutaire que cette légende fût débarrassée des mièvreries de bergères fort en vogue aujourd’hui sur nos petits écrans, et fût revivifiée par une langue rebelle, âpre, qui lui redonne vraie dimension.
Marie-José Bertaux Talons de verre, Le Rocher/l’Atelier Imaginaire BP2 65290 Juillan
Ce recueil, lauréat du Prix Prométhée 2005 décerné par l’Atelier Imaginaire à Lourdes, est une sorte de provocation. L’auteur, inédite (c’est le principe du Prométhée), y fait montre d’un culot réjouissant et talentueux en ce qu’il foule aux pieds tous les canons du genre. C’est au premier chef un éloge de la lenteur quand le marketing, allié à l’université, veut nous convaincre qu’une nouvelle doit être nerveuse, aller droit au but, passer adjectifs et adverbes par-dessus bord, traquer les énumérations comme si elles signaient une faiblesse, tendre à la chute, distribuer des coups de poings émotionnels. Tout cela, ces nouvelles ne le sont pas, ne le font pas. Au contraire, soucieuse du mot juste, Marie-José Bertaux hésite, accumule, nuance, cherche à épouser la complexité du monde au lieu de le raboter, emprunte tous les détours afin de n’oblitérer aucun détail. On pense au mot de Frédéric II à propos de Mozart : trop de notes. Si l’entreprise est originale, elle est aussi périlleuse. Combien plus rassurante seraient la ligne droite dont la tension excuse à elle-seule les à-peu-près de l’expression, les raccourcis saisissants qui shuntent l’esprit pour toucher au cœur. Heureusement, l’auteur ne s’y aventure pas désarmée : un vocabulaire d’une richesse exceptionnelle, un style qui se joue des difficultés avec élégance, un souffle et surtout une rigueur qui jamais ne donne le sentiment de se fourvoyer, de s’égarer. Simplement, on comprend vite que le propos n’est pas ici de préparer la chute, de dissimuler un effet avec habileté, de susciter la surprise, techniques au demeurant estimables mais techniques qui, si elles sont tout l’art du nouvelliste, le rabaissent au rang d’exercice, de jeu. Or Marie-José Bertaux a des choses à dire, des émotions à transmettre, des vies à raconter, plus grises que noires sans doute, histoires d’amour qui n’ont pas eu lieu ou que le hasard a détourné, regrets, rancœurs, amertumes, haines qui durent, vengeances qu’on goûte chaudes puis tièdes avant de les finir froides. Il y a des bonheurs aussi, mais ils sont doux, nostalgiques, teintés de mélancolie. De façon symptomatique, les photographies, lettres, dessins, traces qui inscrivent l’éphémère, empêchent l’oubli, jouent un rôle essentiel dans ces nouvelles, constituent souvent la fameuse chute, donnée ici dès l’abord, à partir de laquelle le récit cherche à remonter à la source. La lenteur de la phrase s’accorde donc à cette durée des sentiments, à ces ébauches incertaines de destins, de femmes le plus souvent, qui font penser à Virginia Woolf, à Katherine Mansfield ou à Doris Lessing. Peut-être Talons de verre, recueil atypique, ne fera-t-il pas une percée tonitruante sur les rayonnages des libraires, mais c’est un livre qui… durera.
Bernard Ascal Le gréement des os, Le Temps des cerises 6, avenue Edouard-Vaillant 93500 Pantin, 2005 – 15 €
Ce recueil reprend et complète Signe-Singe paru en 2000 et dont j’avais dit le plus grand bien dans le n°113 de Décharge. Je ne vais évidemment pas me dédire. C’est d’ailleurs la partie que je préfère dans cet ensemble de courts poèmes jouant sur et avec les mots avec une virtuosité certaine. Bernard Ascal sait faire surgir du sens d’un rapprochement heureux, créer des images paradoxales qui s’impriment aussitôt, un peu à la manière des aphorismes. L’émotion est presque toujours là, d’un écorché vif, d’un affamé d’amour, d’un irréductible, d’un empêcheur de mondialiser en rond, un peu Ubu, un peu Cabu. Il y a bien des symboles un peu gros, quelques métaphores que l’auteur n’est pas le premier à filer mais on parcourt sans déplaisir ce recueil où le bon grain domine.
Frédérique Martin Papier
de sang, N&B 16 rue de l’égalité
Sept proses qui ne sont pas tout à fait des nouvelles, suivies chacune d’une sorte d’envoi en vers pour dire les horreurs banales et insupportables de la violence faite aux enfants, aux femmes, ou les injustices du sort : accident de voiture, maladie qui emporte, infirmité qui isole… Le propos est généreux, sincère, plus vigoureux dans les parties narratives que dans les vers qui ne m’ont pas convaincus. On ne peut qu’adhérer. Peut-être une vague frustration, justement, qu’on ressent : il ne reste, après lecture, rien à penser, rien d’autre à formuler qu’un « oui. » évident. Quoi qu’il en soit, la lauréate du Prix Prométhée 2004 poursuit avec ce livre un chemin d’écriture qui n’en est qu’à ses débuts.
Jean-François Dubois Il y a toujours un chien qui court sur une plage – l’Escarbille BP 92431, 44324 Nantes cedex 3, 2005 – 13 €
L’ironie est plaisante qui voit ces extraits de carnets, qu’on imagine enfouis au fond d’une poche, emportés avec soi pour croquer le quotidien, publiés en très grand format par l’éditeur nantais dont la Gniac de Nathalie Potain nous avait séduit naguère. Car si les carnets proposent « une célébration de la beauté qui prendrait pour objets des corps ordinaires, imparfaits, normalement éprouvés par la vie », si les scènes relatées ne font qu’effleurer les drames et les bonheurs, « on continue, en se persuadant que les misères personnelles constituent une image infime, infiniment démultipliée, du marasme, du désastre général. Et puis, il y a les trouées de lumières, les clairières, les choses éblouissantes. » Par petites touches, se focalisant sans détour sur le détail qui fait sens, J.-F. Dubois restitue à merveille l’émotion, triste ou souriante, du veilleur à qui n’échappe pas le hasard d’une conjonction, le miracle d’un jeu de lumière, le geste pudique de l’amour ou du désespoir. Témoin mais jamais voyeur, Dubois ne s’appesantit pas, ne juge ni même n’explicite, ne donne aucune leçon et c’est ce qui fait la force de ces extraits. Le vent qui fait chanter les palettes d’un camion, une voyageuse endormie dans un hall de gare, les signes du temps sur les corps et les décors, des personnages sur de vieilles photographies, tout cela, sans ordre ni raison, comme un peu de sable, mais sublime, qui file entre les doigts, nous laisse muet, vibrant, fervent Et s’il fallait trouver une qualité dernière à cette voix, ce serait son constant souci de ne pas se substituer à la réalité entraperçue, de ne pas en jouer pour faire de la littérature : « L’écriture, (…) une position de retrait par rapport à la vie, pas la vie même. »
Hervé Lesage, Seize histoire en coulisse ; 76 p ; 12 € - ed. Rétroviseur
J’aime les titres polysémiques, j’ai l’impression d’en avoir le double pour mon argent. Ces seize histoires traitent de la création artistique : littéraire, picturale, musicale, voire, pour la dernière, footballistique. Mais elles s’intéressent aux coulisses de l’activité, son avant, son après, ses dessous ignorés. Comment l’inspiration revient à un auteur de polars en manque d’argent, la vocation à un photographe de mariages ; comment un preneur de son réduit au silence tout un village ; la vérité au sujet des cloportes dont Alphonse Boudard décrivit naguère la métamorphose… Et force est de constater qu’Hervé Lesage est un habile conteur d’histoires. Les thèmes sont originaux, le traitement tantôt fantastique, tantôt ironique, parfois poétique. Ici et là, on aimerait que la phrase soit un peu moins bavarde, synthétise en dix mots ce qu’elle dit en vingt mais c’est aussi cela, l’art du conteur que de meubler l’espace, de repousser les épaisseurs du silence. On excusera d’autant mieux ce défaut que la coulisse apparaît aussi dans les récits, au sens de glissement. Dans le cas de la nouvelle, ce glissement n’a souvent d’autre but que de nous emmener à notre insu jusqu’à cette chute insoupçonnée mais inévitable qui la clôt et c’est ici assez réussi. Enfin la coulisse, le glissement, caractérise aussi certains des personnages, voire des univers, qui ne sont pas ce qu’ils paraissent être, en particulier ce glissement imperceptible qui va du réel au fictif, du personnage à la personne et Hervé Lesage a su en tirer une bien séduisante musique. De trombone ?
Jean-Paul Rousseau, Le Kalahari attendra ; 61p. ; 6 € - les éditions Mutine
Voilà un réjouissant pamphlet en forme de récit, résolument incorrect et flinguant à tout va dans le microcosme médiatico-politique. Conseiller régional, adjoint au maire, l’auteur sait de quoi il parle et ne manque pas de style pour en parler bien. Au passage, il remet à l’honneur le genre de la suite littéraire puisque son récit commence là où l’avait laissé sa consœur, Marie-Thérèse Mutin avec Marcus ou la civilisation, chez le même éditeur. Le professeur Marcus, éminent anthropologue, s’étant frotté au monde délétère des milieux politiques de province n’aspire plus qu’à retourner dans son cher désert du Kalahari mais une succession de hasards en décide autrement. Le voici participant à un débat télévisé, opposé à une brillante journaliste d’un quotidien qui fut d’avant-garde et, ma foi, il ne s’en tire pas si mal. C’est jubilatoire et finalement, plutôt rassurant. Tout n’est pas fichu pour peu qu’on n’oublie pas certains principes au nombre desquels bonne chère et bons vins servent de garde-fou à la vertu cardinale qu’est l’honnêteté intellectuelle.
François de Cornière, Boulevard de l’Océan ; 124 p. ; 7 € - le Castor Astral
Le céleste mammifère bâtisseur a eu l’excellente idée de rééditer ce recueil de courtes proses paru en 1990 chez Seghers et la première constatation à faire est que ces chroniques de bord de mer n’ont pas pris une ride en seize ans, à de rares détails près, comme l’usage des cabines téléphoniques condamnées depuis par les portables. Car c’est de cela qu’il s’agit, pour ceux qui auraient (comme moi) manqué la première édition : le presque rien qui fait un bonheur l’été, au bord de la mer. La presse ne s’est pas privée, naguère, de réunir François de Cornière Delerm et Autin-Grenier sous la bannière d’une école minimaliste qui n’a jamais existé mais dont certains chanteurs (Benabar, Delerm-fils…) semblent aujourd’hui les rejetons. Peu importe, le charme, disais-je, est intact et la justesse du ton n’y est pas pour rien. Dépourvues de lyrisme comme de prétentions philosophiques, ces cartes postales, souvent teintées d’ironie et d’autodérision, sont à prendre pour ce qu’elles sont : des observations presque naturalistes que chacun a pu faire, des instantanés d’une vie entre parenthèses, celle de l’été, des vacances, avec ses rites, ses passages obligés, ses délicieuses contrariétés, sa communion d’intérêts. Car le bonheur chez de Cornière n’est pas égoïste, il se partage dans le cocon de la maison de la presse-bazar par temps humide, dans la cohue du feu d’artifice ou dans les rires d’enfants du club de la plage. Il n’est pas non plus élitiste comme on le voit dans la salle de jeux où l’auteur avoue s’être adonné à quelque course de formule 1. Pourtant si, il en est un, de plaisir, que l’auteur préserve jalousement de la sollicitude encombrante des voisins, c’est celui de la pêche au lancer de bord dont on trouvera d’autres manifestations dans Partir pour de bon, l’excellent recueil de nouvelles qu’il a publié chez HB il y a quelques années. Si une touche de mélancolie rehausse ces tableaux c’est que par définition les vacances ne durent pas mais, à l’instar de la vie elle-même, n’est-ce pas ce qui en fait tout le prix ?
Abdelkader Djemaï, Pain, Adour et fantaisie ; 132 p. ; 13 € - le castor Astral
Chez le
même éditeur paraît cette fantaisie qui elle-aussi s’attache à saisir
l’insaisissable, l’âme d’un coin de France,
Milena Hirsch, Voyageurs éblouis ; 142 p. ; 14 €
-
Que voilà encore un très beau recueil de nouvelles proposé par la chambre d’écho ! Sur un thème unique, l’amour, plus précisément la rencontre amoureuse, l’auteur nous conte pas moins de quarante histoires douces, drôles, mélancoliques, intrigantes, dont la brièveté laisse chaque fois dans l’ombre de vastes pans. Les personnages n’ont pas de nom, un homme, une femme, on sait rarement d’où ils viennent, moins encore où ils vont mais cela importe peu. Ce qui compte, c’est l’instant comme suspendu, comme sorti du fleuve des contingences où des regards se croisent, où une histoire devient possible, même et souvent surtout si au bout du compte rien n’advient car la promesse a suffi. L’autre thème fédérateur de ces récits (mais est-ce bien un autre thème ?), c’est le voyage. Parfois routard dormant à l’arrière d’une guimbarde, clandestin cherchant à s’embarquer, la grande majorité des personnages semblent sortis de la collection Passion de chez Harlequin : hommes distingués, femmes sensuelles ayant à porter le poids d’un chagrin ancien ; les décors sont des restaurants, des hôtels, des bateaux, des trains de nuit… Mais bien sûr, le parallèle avec la susdite production s’arrête là. Car l’auteur réussit en un minimum de mots, je dirais en un luxe de silences, à dire la complexité des sentiments, le charme unique de l’inaccompli. Toutes les rencontres ne sont pas inaugurales, il en est de conclusives. Les voyages peuvent être des départs ou des retours. L’une des plus troublante nouvelles raconte ainsi la dernière visite d’une sœur à son frère malade dans un lieu qu’on imagine être un sanatorium en Suisse. Il y a d’ailleurs du Thomas Mann dans ces lenteurs, ces hésitations, ces échappées heureuses dans un monde sans issue, dans ces rires et plus souvent sourires fragiles, délicats, fugitifs, infiniment mortels, car la mort nimbe souvent le bord des images. Un mot pour finir à propos des titres qui sont à seuls de pures merveilles où l’on s’abîme sans pudeur : les nuits tombent plus doucement sur la mer, J’approcherai mes mains de ton visage, A un souffle de vous…
Alain Jégou, Qui contrôle la situation ? ; 77 p. ; 12 € - La digitale
Une fois
n’est pas coutume, commençons par la fin. On apprend à la dernière page que ce
livre à été achevé d’imprimer en juin 2005 par des ouvriers syndiqués à
On retrouve Alain Jégou au sommaire du numéro d’été de la revue de Daniel Martinez, dont je n’aime pas trop la couverture, mais passons. Comme toujours, le sommaire est riche et plutôt alléchant. Les voix d’ailleurs viennent cette fois d’Allemagne, d’Italie et de Lituanie ; elles sont suivies par deux « cahiers » où des noms familiers des lecteurs de Décharge se succèdent, de Michel Valprémy à Bruno Sourdin (qui rend hommage à Mary Beach-Pélieu, femme de Claude, éditrice et peintre, décédée en début d’année) pour finir par Jean L’Anselme qu’on est toujours heureux de lire mais si c’est la quatorzième fois qu’on le lit. Dans la partie « récits » Perdrial et Lucchesi retiennent l’attention. Puis vient la partie qui, je le confesse avec un peu de honte, me plait le plus : les hommages et les correspondances. Bien sûr, mieux vaudrait lire des poèmes de Jean Rousselot que ses lettres à François Huglo, les poèmes d’Armand Olivennes que ses lettres à Daniel Martinez, voire redécouvrir Jean Malrieu plutôt que l’étude que lui consacre Pierre Dhainaut ou Jacques Simonomis dans le texte plutôt que dans l’interview accordée à François Huglo en 1991 et ici reprise. Sauf qu’en chacun de moi sommeille un groupie qui veut voir son héros dans le civil, espère apprendre quelque chose d’essentiel sur son art, voire sur la poésie tout entière. Alors les ennuis de prothèse dentaire de Rousselot, les modalités pratiques d’un dossier P.J. Oswald pour Olivennes ou les relations tumultueuses de Malrieu avec les surréalistes sont comme des photos volées au téléobjectif. Objectivement, justement, on ne voit pas très bien les seins, mais ça reste quand même un document. Allez, je cours acheter Voiça.
J’aide
les taupes à traverser, Jean-Louis Ughetto (
C’est déjà le quatrième recueil de nouvelles de l’auteur chez le même éditeur. De quoi appeler ça une œuvre. Mais si j’ose le mot c’est moins pour le nombre que pour la continuité du style. Et parce je pense qu’Ughetto est à l’heure actuelle l’un de nos meilleurs nouvellistes, à la fois l’un des plus efficaces, en terme d’effets, de maîtrise de la tension narrative, de concision, et l’un des plus troublants, et là ce n’est plus seulement le lecteur qui parle mais l’homme. Il y a dans ce recueil comme dans les précédents une extraordinaire palette de sentiments, de situations humaines et relationnelles exposés avec une justesse de ton, de langue mais aussi de silences, d’ellipses, qui me bluffent. Bien sûr, la plupart de ces récits traitent du désir et de ses dérapages. Pudique dans la crudité, violent dans la caresse, désespéré en plein cœur de l’acte amoureux, Ughetto nous peint un monde noir mais tout en nuances. Il y a chez lui, comme chez Raymond Carver une élégance de la déroute. Cette élégance qu’on sent à l’œuvre dès les titres, lesquels sont autant de promontoires au bord de l’abîme où le regard va se perdre en confondant plaisir et malaise. Je connais peu d’auteurs qui parviennent comme Ughetto à dire cet état de déséquilibre permanent qu’on appelle vivre, faire avec soi, continuer. Du coup, je me permets une réserve concernant les récits qui mettent en scène de jeunes adolescents et ‑scentes où quelquefois l’auteur me semble sonner un peu faux. Comment croire à cette jeune fille de douze ans, que ses professeurs au lycée jugent « mûre », qui demande ce que veut dire « tanrogne » quand elle entend que sa mère est belle quand elle est en rogne ? Ce n’est qu’un exemple, qui situe bien la nature de ma réserve et aussi son peu d’importance, rapportée au bonheur de lecture éprouvé.
L’hospitalité des voleurs, Truxton Orcutt , traduit par Jérome Delclos (HB éditions)
Bien étrange objet que celui-là. Et qui nous vient d’un auteur pour le moins mystérieux. Américain, secret jusqu’à faire douter de lui-même, se cachant derrière un pseudonyme, sulfureux aussi puisqu’une sombre histoire de plagiat lui colle aux basques. Quant au livre, comment le qualifier ? Anthologie ? Mélanges ? Pastiches ? Récolement ? rien ne convient absolument, tant le projet déborde de toutes parts, nous plongeant dans la perplexité avec la désagréable sensation d’un sourire narquois derrière tout cela. Puisant tour à tour dans la sagesse arabe, taoïste ou chrétienne, mais aussi la psychanalyse et même la correspondance militaire de l’US army, Truxton Orcutt nous délivre des leçons de vie qui sont autant d’allégories énigmatiques. On pense immédiatement à la bibliothèque de Jorge Luis Borgès. Chaque texte, dûment identifié pourtant par d’abondantes et invérifiables notes de bas de pages (qui va compulser tel manuscrit du Moyen Age, telle archive impubliée et conservée dans une lointaine et vénérable institution culturelle ?), chaque texte donc, se dérobe sous nos pas, laisse au lecteur le soupçon d’être le jouet d’une intention facétieuse. On progresse donc à travers ces presque trois cents pages curieux du fin mot de l’affaire. Curieux mais pas inquiet, car la tonalité générale de la sagesse qu’on nous propose est iconoclaste, farceuse même dans les extraits du « Tao de la rivière » où le maître Souong tseu mène son disciple en bateau, au propre comme au figuré. Du lard ou du cochon ? Du grand art, à l’évidence, pour noyer le poisson. Mais qui est le poisson ?
Concertina, Paola Pigani, (le Rocher)
Les personnages des vingt-deux nouvelles de ce recueil sont cabossés, d’âme, de corps et souvent des deux. Le cas de figure n’est pas rare, c’est un euphémisme, dans la nouvelle. La grande originalité de Paola Pigani, lauréate du dernier Prix Prométhée, est d’avoir su tisser sur ce canevas, des instants de douceur, de bonheur, de complicité, d’espoir. Rien de mièvre dans ces récits, pas une once d’apitoiement ou de bonne conscience consolatrice. Non. La réalité est dure et Paola Pigani ne l’occulte pas : humiliations au quotidien du travailleur immigré, enfermement de la folie, du handicap, de la prison, aléas d’enfances pulvérisées par la fatalité ou la bêtise, exil, errances, mots qui ne savent plus sortir. Mais à chaque fois, ce qui intéresse l’auteur, c’est d’écrire, selon le mot de Giono qu’elle cite dans la postface, ce qui « chante dans les blessures des hommes », cette vérité qui soudain s’impose et vous enrichit malgré vous, fait tomber les masques, vous ramène à l’essentiel : la quête d’un bonheur possible. L’entreprise est périlleuse et demande une sensibilité aiguisée, une justesse de ton qui tient de l’équilibrisme, une sûreté de la langue, un art, sans doute propre au nouvelliste, de tenir une histoire du début à la fin, à la limite de la rupture, toutes choses que Paola Pigani possède parfaitement. Ce Prométhée, finement préfacé par Marie Rouanet, est un grand cru.
Là-haut, Pierre Autin-Grenier vu par Ronan Barrot, (ed du Chemin de fer)
Chaque occasion de lire Pierre Autin-Grenier est bonne à prendre, les lecteurs de Décharge sont bien placés pour le savoir. Surtout quand, comme ici, il dépasse les deux ou trois feuillets (pas loin de 50 pages pour cette nouvelle !). Et surtout quand son texte, où l’on retrouve la patte désespérée et goguenarde qu’on aime tant, est servi par une réalisation impeccable de l’éditeur, nouveau venu mais plus que prometteur. Le principe des six premiers livres publiés par le Chemin de fer, est d’associer un auteur et un peintre dont l’illustration n’est pas l’habitude, de laisser leur travail se répondre, s’interroger, s’éloigner par moment pour mieux se retrouver à la tournée d’une page. L’objet final, de petit format, est très séduisant, avec des rabats, des pages à déployer, comme autant de surprises ménagées par le maquettiste. Bien, mais le texte ? C’est l’histoire d’une maison à vider de son contenu après la mort de son occupante. Il y a des rabats, des recoins, des pages anciennes à déployer, comme autant de surprises ménagées par Autin-Grenier jusqu’à la chute qui, cela n’engage que moi, laisse un peu sur sa faim (mais j’avais grand faim…).
La revue de
Alors que
se profilent les sujets de philosophie du baccalauréat, on s’arrêtera à la
question que pose la revue, plus modestement ( ?), à la poésie :
qu’est-ce que
Denis Borel, les visites (L’Escampette, 2006)
Amateur de péripéties, zélateur du rythme, de l’intrigue, passe ton chemin. Mais si l’exploration des replis de l’âme te passionne, si tu as la curiosité de l’entomologiste, si tu préfères le sourire d’une allusion au rire des plaisanteries d’après repas, si la période rhétorique d’une phrase de plus de dix mots peut faire naître des larmes de bonheur au coin de tes yeux, alors lis sans attendre ce formidable roman par nouvelles, suite de portraits plutôt, dans la droite filiation du précédent récit de Denis Borel, Le Crible, paru chez Rhubarbe en 2005. Simon, homme sans âge, célibataire endurci, amateur d’arts et de lettres, vit au rythme des rares visites qu’il reçoit : sa sœur, quelques amis fidèles, le facteur, mais aussi bien un fantôme, un rêve, une passante entrevue dans la rue. De quoi témoignent-elles ? Quel est l’enjeu ? Donner un sens au temps. Car l’ennui qui écrase le personnage, non sans une volupté qui rappelle Joris K. Huysmans, naît de son incapacité « à adopter le parti-pris des choses », à lui préférer toujours « le labyrinthe truqué (miroirs et trompe-l’œil) de sa psyché ». Et s’il prétend « chercher une issue, une sortie du temps », c’est dans les livres, dans l’observation méticuleuse d’un chromo de carte postale, dans le ressassement jamais épuisé du passé. Qu’on ne s’y trompe pas : pour qui saura ralentir sa propre lecture, le roman se révèlera truffé d’humour et de bien d’autres gourmandises. D’ailleurs Simon y engloutit des tonnes de pâtisseries, arrosées des breuvages les plus délicats.
Violette Leduc, Je hais les dormeurs (ed. du Chemin de fer, 2006)
Ce texte est un fragment. Il a paru pour la première (et seule) fois en 1948, dans la troisième partie de Ravages, troisième livre publié de Violette Leduc (1907-1972), surtout connue pour sa relation avec Simone de Beauvoir. Mais, évidemment on peut le lire (et donc le publier) tel quel. Le propos est aussi simple qu’enthousiasmant : existe-t-il rien de plus exaspérant qu’un dormeur quand vous-même, rongé par l’insomnie, ne pensez qu’à vivre intensément le moment présent ? « Les lits ont été créés pour souffrir et pour jouir. Ne perdez pas votre connaissance dedans ». Entre colère plus ou moins feinte et argumentaire farceur, il s’agit surtout de lancer un vibrant appel à vivre au présent, à faire fi de la fallacieuse félicité du rêve, des conventions, à oser l’amour, à libérer les corps. A mesure que la nuit solitaire se prolonge, le délire érotique se développe et s’historie de fantasmes. Comme toujours chez cet éditeur, le texte est mis en résonnance avec une iconographie, ici de Béatrice Cussol, laquelle éclate de rose et de vert, de courbes pleines et de recoins ombreux très suggestifs. Une réussite.
Claude Andrzejewski, Du vin, du vent (
Cinq nouvelles douces-amères pour faire l’éloge du temps perdu, de la flânerie, des yeux ouverts au hasard des routes de campagnes, des rues de chef-lieu de canton, le tout dans un sourire mélancolique, entre Blondin et Pirotte, jamais très loin d’un bistro, jamais éloigné non plus de la littérature (William Cliff, Luc Dietrich, André Dhôtel…), de sa propre écriture ni bien sûr de l’amour. « Ce qui compte, c’est moins le bistro que le chemin qui y mène. Un rêve, une petite mythologie se fabriquent en route ». Remplacez « bistro » par « œuvre », par « amour », par « bonheur », ça marche aussi.
Jean-Claude Tardif, Prorata temporis (le Mort Qui trompe, 207)
Nouvelle ou fable noire, Jean-Claude Tardif situe son récit dans un futur d’après la catastrophe. Y subsistent tant bien que mal quelques miséreux pourchassés par les Security Snipers ou les trafiquants d’organes. Les livres, les mots eux-mêmes, sont suspects, voire interdits. L’histoire est réécrite au service du leader maximus qui impose son visage rassurant sur les écrans plasma disséminés dans la ville. Bien sûr, l’histoire, en grossissant délibérément le trait, permet d’en dire lourd sur notre société d’aujourd’hui, ses peurs, ses injustices, son absurdité, débusquant les conséquences ultimes, la véritable signification de discours qui ne nous étonnent même plus. Mais le côté le plus troublant du livre est le regard porté sur la mort du père, racontée par lui-même et par ses filles, qui s’emparent chacune son tour du « je » narrateur. Dans un style très pur, aiguisé à l’extrême, Tardif parvient à dire avec émotion la déchéance du corps (le père est octogénaire), les dernières altérations qui l’emporteront un peu comme l’oubli désagrège les mots qu’on ne prononce plus. Mais aussi les derniers soubresauts de la tendresse, ici filiale, là à l’égard d’un chien qu’on va tuer pour en recueillir la peau ou encore envers un ami plus malchanceux, victime de son amour des roses. Un très beau texte qui paraît chez un nouvel éditeur fort prometteur.
Agnès Caers, Seuphor et Alice Nahon (De Blauwe Reiger/Archipel édition, 2007)
Il est probable qu’un seul des noms du titre, parle aujourd’hui au lecteur. Et pourtant, quand Seuphor rencontre Alice Nahon en 1920, lui n’ayant pas vingt ans, elle, cinq de plus, c’est Alice Nahon qui est l’écrivain, la plus lue de son temps en Flandres. Cette histoire d’amour entre deux êtres forts dissemblables a priori est restituée, plutôt qu’elle ne la raconte, par la poétesse et éditrice Agnès Caers. Plus que d’autres, ce coup de foudre fut ardent, plus que d’autres, il fut tragique en raison du destin d’Alice Nahon, exilée du monde à 18 ans pour une tuberculose qu’elle n’avait pas. Plus que d’autres il fut sali par les commentateurs jusqu’à être totalement passé sous silence. Mais si tout semblait s’opposer à ce que ces deux écrivains puissent s’aimer, l’un révolutionnaire s’adressant alors à une intelligentsia, l’autre dans la tradition lyrique et adulée par les gens ordinaires, leur relation qui dura deux ans ne fut pas sans conséquences littéraires puisque Seuphor publia Alice Nahon dans sa revue Het Overzicht à diverses reprises. Illustré de reproductions parfois inédites, enrichi d’un dossier comme les minutes d’un procès en réhabilitation, le livre d’Agnès Caers permet surtout de se replonger dans l’atmosphère d’une époque bouillonnante qui vit naître le grand auteur que devint Seuphor, disparu en 1999.
Yves-Jacques Bouin, De mots et d’amour (
Trois parties pour ce recueil : d’abord cinq très belles lettres d’amour, une par saison (l’été commence et finit le cycle), tantôt pleines d’odeurs, de moiteurs, tantôt explosion de couleurs ou creusement des blancs (pour l’hiver), tantôt lourdes du jus sucré des fruits qui coule sur la joue mais toujours au plus près du corps. Puis une suite de textes courts en prose où l’amour est combat, mais combat rieur, danse rituelle et conquête appelée des lèvres ; enfin, un manifeste flamboyant, véhément, pour le retour de l’amour dans la poésie. Mais pas cet amour exsangue qui se paie de mots, non, Yves-Jacques Bouin appelle les poètes à « culbuter les poèmes d’amour dans les foins de l’édition (…). Redonnez-nous de la poésie canaille pour hommes de feu, pour femmes de ventre, pour corps de noces et de fêtes ! » On adhère.
Michel Séonnet, la marque du père (Gallimard, 2007)
S’apercevoir
au bout d’une quinzaine de livres publiés qu’on n’a jamais fait qu’éluder,
tourner autour d’une question à laquelle on ne voulait pas répondre, mis en
scène des personnages derrière lesquels se cachait toujours la même personne,
est une expérience troublante pour un écrivain. Pour la première fois, Michel Séonnet a pu parler de son père, milicien, engagé dans la
division Charlemagne, condamné à
Jacques-François Piquet, Qui d’autre ? (le Bruit des autres, 2007)
Avec cette pièce en un acte, Piquet poursuit une réflexion entamée depuis quelques livres autour de la mémoire, de l’oubli et de la responsabilité. Sur scène, un couple dans son appartement, lequel sera tantôt celui du dessus tantôt celui du dessous, identique, et qu’il a « emprunté à long terme » aux précédents occupants, emportés par une rafle. Bien sûr, un appartement inoccupé est une absurdité quand on vit soi-même à l’étroit. Bien sûr, ils n’y sont pour rien, ou si peu, une simple question d’accent. Chacun son destin. Mais quand même. La trappe de communication creusée pour agrandir leur territoire devient une terrible bouche d’ombre, une mauvaise conscience qu’ils ont bien du mal à faire taire. Surtout quand les occupants du dessous semblent revenir. Jacques-François Piquet mène cette intrigue avec un sens parfait des silences qui envahissent le discours, corrodent les mots et font grincer la vérité. Quelle différence peut justifier que le sort de l’autre m’indiffère ? L’inéluctable dénouement répondra à ma place.
Arpa 91-92 « écrire et traduire ; 30 ans de poésie »
Et si, après 30 ans au service de la poésie, Arpa s’arrêtait ? La question est posée par Gérard Bocholier lui-même qui se montre pessimiste, et ce numéro anthologique a un air d’inventaire avant cessation d’activité. La faute au temps, celui qui passe et a emporté en 2006 Albert Fleury, membre du comité de rédaction auquel est consacré la dernière partie du numéro (poèmes inédits, hommages de G. Cathalo, H. Heurtebise et autres). La faute au temps qui n’a plus l’air requis, Bocholier s’en prenant tout à la fois aux lecteurs manquant d’audace, aux institutions manquant d’envie culturelle depuis le changement de président, aux critiques étroits, en particulier à Daniel Leuwers d’Autre Sud pour lequel la poésie, c’est Gallimard, à la rigueur POL, Flammarion, voire Obsidiane…rappelant les heures les plus sombres de certain numéro du Magazine Littéraire, bref la faute au temps qui émousse les énergies. Raison de plus de goûter les voix souvent inédites de ce numéro. J’y ai découvert celle dénuée d’artifices de Rachel (1890-1931) et retrouvé celle, si originale, de Sami Sahli qui signe notre Polder du trimestre.
On avait laissé Brèves en piètre espérance aussi. Depuis le numéro 80, la revue, reprise par l’association « Pour la nouvelle », a pris un nouveau départ (mais les Delort ne quittent pas le navire). Quelques changements rédactionnels séduisants : ainsi les trois premières nouvelles sont suivies d’un court dialogue avec l’auteur (P. Autin-Grenier, J.-N. Blanc, J.-L. Ughetto, en l’occurrence) ; la partie critique est aérée mais aussi réduite au profit des pages actualités consacrées ici à la littérature indienne, la rubrique « relire » est dédiée à Maurice Fombeure nouvelliste. Mais le plus important : les nouvelles, elles, restent excellentes.
Confluences poétiques n°2 (Mercure de France)
Une revue de poésie composée par des poètes (regroupés en association, il y a aussi un comité de rédaction plus restreint, dirigé par Luis Mizón). Essentiellement anthologique, on y trouve, outre des poèmes, des lettres de poètes, les réponses de poètes à des questionnaires élaborés par d’autres poètes, des essais introductifs aux différentes parties du sommaire écrits par des poètes, une demi-douzaine d’illustrations (pour 300 pages). Tout ça vous a un petit air d’autogestion des plus séduisant, un peu comme si les poètes prenant le pouvoir avaient décidé de virer les journalistes et les critiques si malhabiles à les servir. L’avenir dira si l’impression est due à la jeunesse de la revue, à des contributeurs qui n’ont pas le tournemain revuistique ou si elle est délibérée. Toujours est-il que le sommaire rassemble des noms prestigieux, d’Adonis à C.K. Williams en passant, pour les Français, par Michel Butor, Jacques Darras, Hubert Haddad, Gil Jouanard, Henri Meschonnic ou Jean-Pierre Siméon (ce n’est pas que j’en oublie, ils sont trop nombreux pour être cités tous). La ligne éditoriale est tout entière contenue dans le titre : la rencontre, sur le territoire de la langue française, de voix poétiques issues du monde entier, avec, pour ce numéro, un cahier particulier dédié à la poésie libanaise (plaisir d’y relire, outre Venus Khouri-Ghata, Paul Chaoul et Ounsi Al Hage entre autres). Mais la confluence s’étend à d’autres modes d’expression, ici la peinture, à la fois écrits poétiques de peintres et pratiques picturales de poètes. Et encore, à la rencontre des exils avec, pour ce numéro, un espace ouvert aux poètes d’ailleurs installés en Italie (Irakiens, Vénézuéliens, Albanais…) Enfin, les réponses de poètes français à la question : Quelle poésie étrangère vous a influencé, cela va de la poésie latine pour Marie-Claire Bancquart à… aucune pour Gérard Noiret, et, en miroir, les réponses de poètes étrangers (Bekri, Nichapour, Dagtekin, Grecia Caceres dont Décharge avait naguère accueilli la voix…) sur la poésie française. Au final, un numéro tout à fait passionnant avec un côté joliment improvisé : nombre de lettres commencent par « Luis m’a demandé un article pour Confluences poétiques… etc »
Siècle 21 n°8 (l’esprit des péninsules)
Là encore, l’éditeur ayant connu quelques problèmes, la revue a risqué de bien mal illustrer son nom. Un autre numéro est paru, l’aventure semble donc continuer. Jusqu’à quand ? Siècle 21 est une revue plutôt érudite, c’est à dire passionnante si l’on veut bien faire un petit effort. La première partie est consacrée aux écrivains d’Istanbul, avec entre autres un texte du pas encore nobélisé Orhan Pamuk, montrant la grande diversité de tons et le formidable bouillonnement d’idées dans cette ville des marches de l’Europe (le thème est au cœur de bien des interventions : fascination et frustration). Suit une partie intitulée « menteurs et faussaires » avec notamment un extrait inédit d’un futur roman de Jacques-François Piquet ou une nouvelle de Jean Métellus. Enfin, la dernière partie, intitulée « éloge de l’écrivain » fait parler des auteurs sur leurs lectures et leurs influences, ainsi Florence Trocmé rend-elle hommage en poésie à O.V de L. Milosz. .
Michel Baglin, Les pages tournées (Fondamente/Multiples)
En rééditant L’adolescent
chimérique, daté 1970-1976, encadré de deux textes, le premier de 2004, le
deuxième de 2006, Michel Baglin opère moins un retour sur son œuvre qu’il ne
promène l’archet sur les cordes d’un violon. Tout coexiste, tout est présent,
fut-ce de façon paradoxale, l’emploi généralisé de l’imparfait donnant à sa
musique, comme il n’est pas surprenant s’agissant de violon, une tonalité
nostalgique. Et si l’auteur assagi, installé au pied des montagnes, évoque une
vie ouvrière de banlieusard, les petits matins humides, la première chaleur des
alcools pris sur le zinc, les rêves d’absolu d’une écriture sans concession, s’il
prend des distances avec l’adolescent qu’il fut, lui disant « tu » car « je » serait aussi
faux que ridicule, il ne peut quand
même pas le vouvoyer. Preuve que tout est là, intact. Mais quoi, au
fond ? Une vie, ou l’écriture en lieu et place d’une vie non vécue ? Tu vieillirais donc en distillant toujours
la nostalgie (…) et tu mourrais comme on replie sur soi les draps, ayant
éconduit les aventures offertes (…) sans avoir dit pour qui, longtemps, tu
auras eu si froid. Trente ans plus tard, l’homme a changé, sa poésie plus sereine ne cherche plus à traverser le désespoir et ses figures. Qu’aurais-tu pensé si tu avais pu me voir
aujourd’hui ? demande Michel Baglin à celui qu’il a été : Tu n’aurais pas aimé je crois. Et
pourtant, ce qu’il écrit aujourd’hui est-il si différent ? La ferveur ne se dément pas, elle garde ses
fers au feu. Quant à reprendre pied
sur un terrain toujours à se dérober, il n’a toujours pas appris à le
faire. Il y a dans ce livre des passages sublimes, dans le droit fil de L’Alcool des vents ou de
Frédérique Martin, Femme vacante (Pleine page)
Alice a quitté son mari et ses trois enfants pour suivre un homme L’histoire ne dure pas. Elle se retrouve seule. Sur ce canevas vieux comme le monde, l’auteur parvient à broder un motif original. Elle a le sens de la formule qui donne des couleurs, un rythme un peu brusque qui accentue les contrastes, elle ouvre des perspectives sur des à-pics audacieux, le vertige de la vacance. Surtout, ce roman écrit à la deuxième personne comme une longue lettre à l’amant envolé, trouve des accents de sincérité qui convainquent que chaque occurrence du scénario est une histoire unique, individuelle, inédite, tout en se rattachant à une espèce d’universalité féminine (et peut-être masculine aussi bien) : la volonté d’aimer, le désir de plaire, la peur de vieillir, le refus de la tiédeur des sentiments émoussés. Ce cabrement devant la vie, malgré les désillusions auxquelles il expose, ce moi qui se découvre, s’explore, se dit, débarrassé des masques confortables du bienséant, qui ne les connaît ? Et l’apaisement final, le choix de la joie, pas un retour mais un nouveau départ, qui ne voudrait le faire sien ?
Stéphen Bertrand, Premiers dits du colibri (Castor Astral, 2007)
Stéphen Bertrand, déjà publié dans notre revue, collectionne les prix : Louis Aragon, Arcadia, Ilarie Voronca et, dernier en date, le prestigieux Prix Max-Pol Fouchet, remis à Lourdes en octobre, pour ces Premiers dits du colibri préfacés par Venus Khoury-Ghata. Tant de lecteurs attentifs ne peuvent se tromper. Le recueil séduit dès l’entame par son projet voyageur. Mais on est loin de l’exotisme qui effleure, se contente de rapporter des choses vues. Le premier poème, exergue narquoise, fustige le vent chargé de pluie et se termine par ces mots : Et maintenant, je dors. S’égrènent ensuite les véritables voyages, Au premier rêve du rêve, Au deuxième rêve du rêve, etc. nourris de lectures, récits de Humbolt ou Peary, atlas, cartes, romans de London et de Verne, enchantés de sonorités d’autant plus mystérieuses qu’elles ne correspondent peut-être pas à des lieux précis. Et le miracle a lieu. Car la poésie de Stephen Bertrand, privilégiant les répétitions de vers, litanies de rêves récurrents, les coq-à-l’âne des glissements lexicaux, se frotte à la matière des mots, à leur chair, leurs couleurs, leurs odeurs infinies jusqu’au dit du colibri, dernière partie d’un recueil soigneusement composé qui relève les traces heureuses de l’oiseau moqueur, immobile et fulgurant, dans un air de musique, un regard, une table dressée, un souvenir d’enfance, autant de brèches par où s’engouffrer pour l’ailleurs, plus vrai d’être partout habité du plus intime de soi.
Du même auteur, on aime aussi Ces voies qui nous empruntent (La dragonne, 2006)
Toujours soucieux de donner chair au réel, surtout s’il est d’ailleurs, Stephen Bertrand choisit ici le poème adressé, manière d’habiter doublement le décor, en son nom propre mais aussi en celui des destinataires, Frédéric-Jacques Temple, René Depestre, un de ses professeurs au lycée ou l’anonyme récipiendaire des vers écrits Sur une carte postale. Il est question de Marrakech et d’Essaouira mais aussi de Moldavie, du Brésil et même de Montpellier, preuve à nouveau que l’exotisme est dans l’œil du voyageur, fût-il sédentaire.
Marie Cosnay, Le Chemin des amoureux (le Bruit des autres, 2007)
A l’instar de cinq autres titres, par autant d’auteurs différents, ce recueil est le fruit d’une résidence d’écriture à l’hôpital, celui de Guéret pour Marie Cosnay et Daniel Soulier, à Limoges pour Pascale Lemée, Jean-François Patricola, François Chaffin et Filip Forgeau, l’ensemble constituant la collection Le Pavillon des ambulanciers. Le lieu prédispose à saisir l’humanité dans ses plus sombres atours : vieillesse, maladie, folie… Les trois textes du Chemin des amoureux s’intéressent à la folie meurtrière. Dans le premier, la narratrice, en résidence d’écriture, cherche à percer le mystère de meurtres spectaculaires commis aux alentours de l’hôpital. L’enquête n’aboutit pas à proprement parler mais ouvre des pistes qu’exploreront les deux suivants, moins contextuels. Ce qu’on nous dit (et qu’on savait déjà, mais ne sait-on pas tout, confusément, dès le début ?) c’est que la vie et la mort s’entremêlent, que soigner et blesser sont de même engeance, que tout amour est violence et que l’un et l’autre sont moins des spectacles joués devant nous qu’épisodes d’une pièce où nous tenons un rôle essentiel, encore qu’ignoré. Le narrateur !, répète dans son délire une femme échappée de l’asile.
Pierre-Eric Droin, Imagine un monde qui s’épuise à mourir (Gros Textes, 2006)
La verve de Pierre-Eric Droin est colérique, voire atrabilaire, violemment contrastée quand elle mêle dans ses longues phrases les termes très littéraires et d’autres carrément orduriers. On pense à Léon Bloy et parfois au Baudelaire de Pauvre Belgique ! ou s’en prenant à la démocratie crasseuse. Voilà 125 pages bien serrées d’un torrent aux accents plus ou moins autobiographiques puisqu’est contée la naissance d’une vocation d’écriture et les entraves que le monde y met. De l’écrivain, Pierre-Eric Droin a une vision absolutiste, sans compromissions : « Je compris donc l’urgence de faire seul pour éventuellement partager avec d’autres. Chanter était l’art d’exposer sa voix en pleine lumière devant un parterre d’ombres. » Et le moteur, dans ce monde de « normalité camisolée » devient vite la haine : « Tout vaut mieux, même le retour à la barbarie, à la caverne primitive, qu’une pareille organisation sociale ». Au lecteur de décider si cette rage contre la « foule à jamais mendiante de sa glandée smicarde » a le souffle d’un Thomas Bernhard ou si elle s’épuise en considérations philosophico-politico-sociales acrimonieuses. A l’évidence, un texte à découvrir.
Il y a des centaines de revues de poésie, plusieurs dizaines qui font l’actualité, mais dans le domaine de la nouvelle, l’éventail s’est singulièrement contracté depuis quelques années. Harfang est de celles, rares, qui poursuivent une exploration de qualité du genre, à la fois par la découverte de nouveaux auteurs et par l’approfondissement de l’œuvre des noms les plus connus. Ce numéro s’intéresse à Georges-Olivier Chateaureynaud, lequel vient de faire paraître L’Autre rive chez Grasset, un gros roman qui est paradoxalement une défense et illustration de la nouvelle. Après une interview menée par Joël Glaziou, rédacteur en chef, des contributions mettent en lumière la place spécifique de Chateaureynaud dans le paysage littéraire d’aujourd’hui. Suivent d’excellentes nouvelles de Pascale Gautier, Michel Lambert, Annick Demouzon entre autres, et le numéro se clôt sur une trop courte partie magazine : recension de nouveautés, annonces de concours, revue des revues. Une formule sans doute assez classique mais diablement séduisante.
Une nouvelle revue est née à Nantes, sous la houlette des éditions du Petit Véhicule que dirige Luc Vidal. Format carré 20 x 20, couverture couleur sur papier glacé, nombreuses illustrations intérieures dont une carte blanche finale à l’artiste Olivier Bernex, c’est d’abord le luxe de la fabrication que l’on remarquera, à peine tempéré par une mise en page un peu répétitive (deux colonnes de textes serrés, illustrations centrées encadrées…). L’ensemble est largement mis au service de la poésie puisque ce numéro consacre un dossier à Franc Mallet, un peu le régional de l’étape puisque natif de Saint Nazaire, que nous présentent Roger Lahu, Christian Bulting et Luc Vidal lui-même. Suivent des chroniques consacrées à René Guy Cadou enrichie de nombreux poèmes, et Emmanuel Bove. La suite du numéro aborde aussi bien le théâtre, la chanson, le cinéma (un article de Gavard-Perret sur David Lynch) que le monde des revues avec une contribution de Jean-Claude Albert Coiffard retraçant de Sillages à Horizon la « Petite histoire d’une grande revue », ou un gros plan sur la revue Traces de Michel-François Lavaur. Au final, un sommaire passionnant pour une revue dont on suivra avec intérêt l’évolution.
Sommaire toujours aussi dense pour un numéro qui donne d’abord un coup de projecteur à la poésie allemande, revenant sur la figure disparue d’Oskar Pastior, d’origine roumaine comme Celan ou Gherasim Luca, avec des hommages de Joel Vincent, Ludwig Harig ou Jean-René Lassalle et bien sûr des poèmes de Pastior lui-même. La suite du numéro fait entendre une vingtaine de voix, en poésie ou en prose, de Marie-Claire Bancquart aux centenaires Guillevic et Char, en passant par Pirotte et Dhainaut mais aussi, pour ceux des noms qui nous sont communs, André-Louis Aliamet, Michel Perdrial ou Pierre Maubé qui revisite les voyelles de Rimbaud. 25 pages de notes de lectures sont un outil précieux pour l’amateur et les libres-propos de Gavard-Perret Lucchesi et Maubé achèvent de donner sa patte à un numéro très célébrant.
Poésie/première n°38 juillet-octobre 2007
Ce numéro dirigé par Ludmilla Podkosova est entièrement consacré aux femmes. Intitulé Femmes en poésie, il évite le concept friable de poésie féminine et n’est ainsi pas plus contestable qu’un numéro sur la poésie albanaise ou chinoise. De plus, il nous permet de découvrir des voix peu entendues, Patricia Keeney, Margherita Guidacci ou l’éphémère Béatrice Douvre, morte en 1994 à l’âge de 27 ans, à côté des icones que sont Louise Labé et Sappho (dont paraît une nouvelle traduction par Jacques Dutoit). A propos de Louise Labé, on lira avec intérêt les réactions d’Emmanuel Hiriart et Philippe Biget au récent livre de Michèle Huchon qui va jusqu’à contester l’existence littéraire (sinon physique) de la poète du 16e siècle, dont l’essentiel de l’œuvre serait de la main de Maurice Scève ou Olivier de Magny (qu’on ne croyait jusqu’ici que son amant).
Après un éditorial étonnant de Roland Nadaus qui établit un parallèle, fleuri de majuscules (la Vie, la Parole, L’Empereur Médiatique…), entre les premiers chrétiens et les petits éditeurs et revuistes d’aujourd’hui, lesquels à l’instar de la taupe, se nourrissent de vers ( !), lançant pour finir un appel pour une poésie des Catacombes, ce numéro de la revue de la maison de la poésie de St Quentin en Yvelines, s’intéresse à juste titre au Bulgare Boiko Lambovski dont je retiens le très beau Téléphone. Suivent, un peu plus loin, un hommage à Lewige, prix PoésYvelines 2007 à titre posthume, et un dossier fort complet sur la poésie en Nouvelle-Calédonie dont on pourrait tout juste regretter l’absence de textes en langue paicî (encore qu’on n’y eût rien compris mais les poèmes de Lambovski sont bien donnés en bulgare, eux, à côté de la traduction…). Plus loin encore, Renée Moreau parle avec pudeur et sensibilité de son mari, Moreau du Mans, qu’elle ne nomme jamais que le poète (quand je pense qu’onm’appelle généralement « Hé ! », je mesure le chemin qu’il me reste à parcourir). Florence Trocmé présente son site Poezibao, incontournable, après quoi on lira avec plaisir les textes hirsutes (de Rodica Draghinescu et David Dumortier entre autres) nés du dernier Printemps des poètes qu’à St Quentin, on eut la bonne idée de fêter dans les salons de coiffure ; et pour finir on admirera l’art de tailler un costard à L’Estracelle, la revue de la maison de la poésie Nord-Pas-de-Calais (et encore : « c’est mieux que ça n’a été, parce que ça a été pire »). Un mot encore pour les très belles photographies de Roger Dautais.
Contre-allées 21-22, automne-hiver 2007
Encore un bon numéro de la revue montluçonnaise qu’on lit toujours avec le même plaisir. Je dis ça d’emblée parce que la suite sera un tantinet asticoteuse. Je trouve à ces contre-allées, sur la forme comme sur le fond, un côté un peu répétitif, jardin à la Le Nôtre si vous voulez où, si la promenade y est toujours agréable, on regrette parfois qu’elle procure justement chaque fois le même plaisir. En guise de grand bassin, le jet d’eau royal d’une plume consacrée, ici Antoine Emaz, rien à redire, bien sûr. Le flanquant, de part et d’autre, les massifs fleuris de noms un peu moins prestigieux mais qu’on connaît d’autant mieux que la plupart ont également publié dans Décharge (c’est dire si là non plus, y a pas de lézard). Enfin, les carrés de pelouse au cordeau des notes de lectures, deux par page, douze lignes très exactement par note. J’ai beau savoir que c’est fait exprès, j’admire l’art du critique qui en a pour douze lignes à dire sur chaque livre ou revue dont il parle. Je sais aussi que Décharge pourrait susciter peu ou prou les mêmes remarques, que le monde de la poésie est tout petit et que les mêmes noms se retrouvent régulièrement aux sommaires, j’ai la faiblesse de croire que Décharge quelquefois surprend, détonne, rebrousse les poils, propose de nouvelles fleurs. Bref que tout est dans le peu ou prou.
L’arbre à paroles 137, automne 2007
La totalité de ce numéro (hors notes de lectures) est consacrée à la poésie albanaise que présente et traduit Vasil Çapeqi (relayé, pour certains textes, par Ardian Marashi). J’avais découvert la poésie albanaise à travers un Poésie/première de 2001. Coup de chance : un seul nom commun aux deux dossiers (Fatos Arapi), ce qui relativise certes la crédibilité d’une anthologie nationale mais permet d’additionner les plaisirs de lecture, c’est l’essentiel. Le classement chronologique (l’auteur le plus âgé est né en 1911, la plus jeune en 1982) rend palpable la traversée du tunnel de la dictature d’Hoxha. On repère bien les positionnements par rapport à elle : d’abord, ceux qui sont morts avant ou nés presque après. Ensuite, ceux de la diaspora, exilés en France, en Italie, en Argentine, aux Etats-Unis souvent au prix d’une évasion risquée après une première publication, quelquefois obligés de laisser en arrière une partie de leur famille. Ensuite, parmi ceux qui sont restés, ceux qui se sont tus, cachés dans un obscur emploi d’instituteur de village, n’ont commencé à montrer leurs poèmes, voire à les écrire, qu’à la fin des années 80’. Enfin, les plus rares, ceux qui ont réussi à publier leur textes, quelquefois même à être reconnus par des prix ou des fonctions officielles, tout en conservant une authentique voix poétique. Autant de destins qui déterminent plus que partout ailleurs, un type de poésie. Et puis, il y a Kadaré, poète aussi.
L’arbre à parole 138, hiver 2007
Attention, numéro collector ! Il marque en effet, tout à la fois un anniversaire, les 45 ans de la rencontre des deux Francis, fondateurs de la nébuleuse Arbre à paroles/ maison de la poésie d’Amay, et une passation de pouvoirs, David Giannoni s’apprêtant à en reprendre le flambeau. On revivra avec émotion l’histoire (alcoolisée) de la première fois, l’utopie fortement teintée d’anarchisme qui déplaçait alors les montagnes, son cortège d’anecdotes qui ne manquera pas de résonner aux oreilles d’un Jacmo comme de tous ces pionniers défricheurs d’une poésie en prise directe avec le réel et on lira avec intérêt et respect l’anthologie de la Conspiration amicale, dans laquelle se retrouvent les voix d’André Doms, André Schmitz, Jeanine Baude, Claude Albarède, Max Alhau, Eric Brogniet et beaucoup d’autres. On fermera le numéro sur un soupçon d’inquiétude : L’arbre à paroles, rassurez-nous, ne va pas cesser de plonger ses racines n’y d’étendre son feuillage ?
Résonance générale, n°1 été 2007
Cette nouvelle revue au sommaire de laquelle on note les noms de Bernard Noël, Dominique Maillard ou encore Henri Meschonnic, est sans doute très intéressante. A vrai dire, je n’ai pas dépassé l’édito manifeste auquel je n’ai pas compris grand-chose, si ce n’est que la poésie est une résonance générale, et que la revue ambitionne d’associer discours poétique, critique et théorique. Enfin, je crois… Je laisse la parole aux animateurs qui disent cela mieux que moi : « Résonance parce que nous sommes du langage et parce que vivre dans le langage refuse de séparer lire-écrire-penser-vivre, parce que nous sommes des écoutes actives autant que des activités d’écoute. La résonance est à penser comme une poétique plurielle de la voix et des voix dans chaque voix. D’où cette idée aussi (…) qu’un poème n’est pas seulement un « poème » mais une subjectivité en train de se faire… ». C’est cela, oui.
La revue détonne par son format 21 x 29,7 devenu curieusement inhabituel ces dernières années (mais rappelons-nous Encres vagabondes ou, plus ancien, Textes et marges…). La mise en page est élégante, le papier agréable au toucher. C’est bien le moins pour une livraison consacrée au thème de la peau qui occupe les quatre cinquième du numéro, avec près d’une quarantaine de contributeurs (Henri Meschonnic, Serge Ritman, Colette Nys-Mazure, Michel Ménaché etc. je ne vais pas les citer tous !). La peau donc, à la fois enveloppe et expression de l’intime, sensible à la caresse comme au regard, et nombre de textes explorent cette piste amoureuse, voire érotique. Mais il en est d’autres : peau du peintre, du musicien, peau surface à parcourir comme la carte déployée des navigateurs… Tout cela se disant en poésie principalement mais aussi à travers chroniques, textes en prose et illustrations. A noter dans le reste du numéro un dossier consacré à la Tunisie avec entre autres la présence de Slaheddine Haddad et d’Amina Said malencontreusement faite homme puisque annoncée Said Amina. Pour les prochains numéros, les thèmes sont annoncés : Solitude(s) et fleurs et fruits. Dit comme ça, on pourrait s’attendre au pire mais au vu de cette Odyssée de la peau, on préfèrera s’attendre au meilleur.
La Nouvelle revue moderne, n°19, printemps 2007
Poursuivre la parution d’une revue à l’heure des blogs, remarque Philippe Lemaire dans son édito, n’a rien d’évident. Rassembler dans un même numéro deux dossiers consacrés, le premier, à Claude Pélieu présenté par Lucien Suel, le second à Jacques Sternberg dont il se charge lui-même, au détriment des textes de création (et de tout ce qui fait une revue) non plus. Choix assumé au nom de la liberté de déroger. Cette liberté là, Pélieu et Sternberg se la sont accordée à l’envi. Seule l’affection du revuiste réunit ici les deux écrivains car il s’agit de deux trajectoires atypiques, marginales, jusqu’à la misanthropie, payée d’un quasi-anonymat, pour Sternberg, à preuve son parcours (interrompu à l’automne 2006, d’où aussi sa présence dans ce numéro du printemps suivant), entre collages, novateurs mais tôt abandonnés, efficaces récits courts dilapidés à foison à travers revues et anthologies (à la fin de sa vie Sternberg a rêvé de rassembler ces textes en un volume qui eût été imposant si le projet avait abouti), chroniques et contributions sagaces (dans Planète, Le Mépris…) et romans choyés, publiés chez d’assez grands éditeurs mais échouant avec constance à rencontrer un vaste public, au point que Sternberg put avoir le sentiment d’avoir raté sa carrière malgré sa trentaine de livres publiés. Comme quoi, on peut se tromper. Curieusement, la notoriété, le succès, ne lui étaient pas indifférents. Mais ce n’est pas la seule contradiction du personnage qui en était pétri. Reconnaissant qu’il n’a pas écrit que des chefs-d’œuvre, ne partageant ses engagements politiques, Lemaire dit aussi combien ses « contes », des passages de son autobiographie Profession : mortel, certains articles de son Dictionnaire des idées revues, l’ont marqué. Sternberg était de la lignée de Lichtenberg, de Cioran, de Gripari, voire de Desproges, un isolé, un atrabilaire irréductible, une mauvaise herbe littéraire dont on n’a pas fini de découvrir les vertus, fussent-elles émétiques. Du coup, j’ai oublié de parler de Pélieu !
Jean-Michel Robert, Zoopsies, Gros textes, 2007
Quand il accole un pronom possessif à ses trente-huit bestioles, de l’éléphant à l’amibe, en passant par le cafard et le pigeon, Jean-Michel Robert signale moins un avoir qu’un être, multiple, fragmentaire, contradictoire, de sorte que ce livre est un autoportrait. Il ne s’agit pourtant pas d’apparence, Robert ressemble à un être humain pour ce que j’en sais, mais d’un portrait d’intérieur, intime, débusquant les strates enfouies, oubliées ou délibérément refoulées. En ce sens universel car, comme le signale Jacmo dans sa préface, on a tous plus ou moins les mêmes à la maison, mais aussi unique puisque tout est une question de désordre, de chaos, lequel s’est développé à cause du laxisme du premier animal, prétendu roi-lion (la conscience ?) qui, s’apparentant aux mérovingiens fainéants, laisse faire et rend tout l’édifice « friable ». Une vie, c’est toujours fait de bric et de broc, ici on dira de bique et de coq, on se demande comment ça tient, d’ailleurs ça ne tient pas mais Jean-Michel Robert avec ses mots et ses encres (le livres est pour moitié d’images) a tout démonté et en tente le dénombrement. Dans ce bestiaire, l’écrivain pourrait bien être la taupe qui « se contente de creuser des galeries / dans un rire hors saison / sous les racines des temps perdus / et des châteaux mélancoliques. »
Julien Grandjean, Précipité, l’Arbre vengeur, 2007
De l’Arbre vengeur, je connaissais le petit goût de soufre, la passion de ressortir des écrits souvent iconoclastes de quelques « maudits » de la littérature mondiale, D’Annunzio, Bloy, Richepin, voire ce « Mauvais livre » de Jules Renard. Mais l’Arbre a aussi sa branche contemporaine qui a déjà donné les fruits curieux de Jean-Marc Aubert, grand oublié d’aujourd’hui, futur maudit peut-être. Je ne voudrais pas porter la poisse à Julien Grandjean mais il est d’autant plus sur la mauvaise pente que son livre ne ressemble à rien de connu, qu’il n’est pas dans l’air du temps, qu’il est souvent insolent et surtout, qu’il est formidable. Pour en parler, on est bien obligé de le comparer à quelque chose que le lecteur connaît. Qu’il imagine donc, ce lecteur, un La Bruyère facétieux croisé avec un Michaux énervé sous le regard torve de Calvino tandis que Topor cuverait son vin dans un coin. C’est un peu précipité mais justement, c’est le titre du livre. Des textes brefs, une à deux pages, prenant prétexte d’un personnage, Ignace, Menolpe, Ralph, Radotin…, pour vous parler d’une nouvelle Carabagne qui ressemble à ici vu à travers une vitre déformante. C’est noir, cruel, percutant, à hurler de rire parfois, à grincer des dents ailleurs, et ça vous emporte dans un tourbillon de style que même quelques facilités langagières ne peuvent gâcher. En plus, le bougre est Messin, de sorte que j’ai presque l’impression d’avoir erré avec lui dans les rues de Péquinville où sanglote infiniment un homme inconsolable.
Catherine Baptiste/Julien Chaume, Vous dire la nuit, éditions du cygne, 2008
Une poète et un photographe s’associent pour dire la nuit, thème certes pas nouveau mais dont ils parviennent à saisir une musique originale et plutôt convaincante. Leur nuit n’est pas celle des peurs enfantines et si l’image de Minos hantant le labyrinthe parcourt le texte de Catherine Baptiste, nulle angoisse n’alerte le lecteur. Cette nuit là est plutôt celle de la déambulation citadine, de la quête, des esquives, des rencontres de fortune. Les silhouettes saisies de dos ou de profil ou floutées par le mouvement de la marche, souvent solitaires parfois en couple, expriment une sérénité, une chaleur de cocon, un resserrement amoureux sous l’éclat des réverbères dans des rues dont l’immobilité même (pas ou peu de voitures, aucun sentiment d’urgence jamais) n’inquiète pas. Au contraire, on est dehors, au chaud, au cœur de soi. On va, osant la fragilité.
Corine Pourtau, Discrétion assurée, D’un noir si bleu, 2007
Une femme presque âgée a répondu à une petite annonce de rencontre et attend, entre inquiétude et exaltation, sur un banc, l’arrivée du récipiendaire. Sur le thème éternel de l’espoir, du désir d’amour, même pas, d’âme-sœur, avec son lot de quiproquos doux-amers, Corine Pourtau brode une petite nouvelle très plaisante qu’on partagera d’autant mieux que le tout petit livre qui l’accueille est muni d’un rabat autocollant et présente en guise de quatrième de couverture… le verso d’une carte postale. Il n’y a plus qu’à remplir l’adresse, coller le timbre et mettre son mot d’accompagnement. Une très bonne idée qu’on doit à un nouvel éditeur qui fait de la nouvelle et de la découverte de nouveaux auteurs son champ d’activité de prédilection.
Nathalie Quintane/Nelly Maurel, Une oreille de chien, Le Chemin de fer, 2007
Autre éditeur qui confirme livre après livre sa démarche très originale, le Chemin de fer propose des rencontres entre un nouvelliste et un artiste contemporain, le jeu étant que les deux ne se connaissent pas et que l’artiste ne soit pas un simple illustrateur au service du texte. Autin-Grenier fut l’un des premiers à donner un texte (Décharge en a rendu compte dans son n° 132). Ici, Nathalie Quintane, publiée chez POL pour l’essentiel, nous donne à lire une extraordinaire chronique de la vie de province, qui est un régal d’ironie discrète, pince-sans-rire et, partant, suprêmement triste aussi. Cette déambulation entre les murs ordinaires d’une ville moyenne à l’éclat moyen avec ses personnages et ces événements moyens, ses révoltes pondérées, ses rêves raisonnables, se lit comme un suspense haletant. Oui, haletant, car que vient faire l’oreille du chien là-dedans ?
Marie Huot, Absenta (ed. Le temps qu’il fait)
Un trompe-l’œil admirable, une composition en abime, sensible dès le titre et ne se démentant pas jusqu’à la fin. Le titre donc, renvoie apparemment à l’absence, sauf que le dictionnaire nous apprend (encore fallait-il aller le vérifier) qu’en espagnol, le mot désigne l’absinthe. Cependant, l’absence reste présente en creux à la lecture des poèmes, lesquels paraissent tous signés d’un nom de femme, certaines universelles (Antigone, Pénélope, Rachel, Héloïse…) d’autres que peut-être l’on peut connaître (Paula de Carvalho, Donà Prouhèze, Marie Marcaoléry…) mais pas moi, pas sans recherche, d’autres enfin anonymés par une initiale (Nora M., Agnès L., …) et qui tous ont pour sujet l’homme, qui n’y est pas. Paraissent, car la signature est éloignée typographiquement en bas de page quand le texte peut s’arrêter dès la troisième ligne. S’arrêter ? Non il ne s’arrête ni ne débute, tous les poèmes commencent et finissent par un fragment (par exemple « Je te parle Ulysse, je n’ai » à la fin, ou « qui viennent pour être mangées. » au début), de sorte qu’une parole toujours manque, est absente, inconnaissable dans l’avant ou dans l’après de ce qu’on lit. Et puis encore, entre chaque texte « signé », cette courte prière toujours recommencée, adressée par qui et à qui ?, en bas de page de droite, et qui reprend en litanie « Raconte-moi l’homme / l’homme qui… » suivi d’un ou deux vers. Il se dégage de l’ensemble un mystère, un secret comme si l’on déchiffrait sur un vieux manuscrit un texte à moitié effacé, ou plutôt comme si l’on exhumait, en grattant ce manuscrit, le palimpseste de dix, de cent voix successives, voix qui s’entremêlent, confondent leurs histoires d’hommes, marins partis au loin, frère mort, chevalier hardi sur son cheval mais écolier qu’on mène au cirque et qui a peur dès qu’il pose pied à terre, enfants à naître ou fils innombrables qui s’éloignent. Et on en reste à ce qui seul est lisible, présent, ces voix de femmes, mexicaines, chiliennes, juives ou russes, tantôt effrayées, tantôt apaisées, mais d’une paix toujours gagnée sur la douleur, le manque, l’absence, cette peur en épisodes qui ne finit jamais, cette calamiteuse secousse des intestins, cette brulure d’absinthe.