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Le meurtre de Calas, commis dans Toulouse avec le glaive de
la justice, le 9 mars 1762, est un des plus singuliers événements
qui méritent l'attention de notre âge et de la postérité.
On oublie bientôt cette foule de morts qui a péri
dans des batailles sans nombre, non seulement parce que c'est
la fatalité inévitable de la guerre, mais parce
que ceux qui meurent par le sort des armes pouvaient aussi donner
la mort à leurs ennemis, et n'ont point péri sans
se défendre. Là où le danger et l'avantage
sont égaux, l'étonnement cesse, et la pitié
même s'affaiblit; mais si un père de famille innocent
est livré aux mains de l'erreur, ou de la passion, ou du
fanatisme; si l'accusé n'a de défense que sa vertu:
si les arbitres de sa vie n'ont à risquer en l'égorgeant
que de se tromper; s'ils peuvent tuer impunément par un
arrêt, alors le cri public s'élève, chacun
craint pour soi-même, on voit que personne n'est en sûreté
de sa vie devant un tribunal érigé pour veiller
sur la vie des citoyens, et toutes les voix se réunissent
pour demander vengeance.
Il s'agissait, dans cette étrange affaire, de religion,
de suicide, de parricide; il s'agissait de savoir si un père
et une mère avaient étranglé leur fils pour
plaire à Dieu, si un frère avait étranglé
son frère, si un ami avait étranglé son ami,
et si les juges avaient à se reprocher d'avoir fait mourir
sur la roue un père innocent, ou d'avoir épargné
une mère, un frère, un ami coupables.
Jean Calas, âgé de soixante-huit ans, exerçait
la profession de négociant à Toulouse depuis plus
de quarante années, et était reconnu de tous ceux
qui ont vécu avec lui pour un bon père. Il était
protestant, ainsi que sa femme et tous ses enfants, excepté
un, qui avait abjuré l'hérésie, et à
qui le père faisait une petite pension. Il paraissait si
éloigné de cet absurde fanatisme qui rompt tous
les liens de la société qu'il approuva la conversion
de son fils Louis Calas, et qu'il avait depuis trente ans chez
lui une servante zélée catholique, laquelle avait
élevé tous ses enfants.
Un des fils de Jean Calas, nommé Marc-Antoine, était
un homme de lettres: il passait pour un esprit inquiet, sombre,
et violent. Ce jeune homme, ne pouvant réussir ni à
entrer dans le négoce, auquel il n'était pas propre,
ni à être reçu avocat, parce qu'il fallait
des certificats de catholicité qu'il ne put obtenir, résolut
de finir sa vie, et fit pressentir ce dessein à un de ses
amis; il se confirma dans sa résolution par la lecture
de tout ce qu'on a jamais écrit sur le suicide.
Enfin, un jour, ayant perdu son argent au jeu, il choisit ce
jour-là même pour exécuter son dessein. Un
ami de sa famille et le sien, nommé Lavaisse, jeune homme
de dix-neuf ans, connu par la candeur et la douceur de ses moeurs,
fils d'un avocat célèbre de Toulouse, était
arrivé de Bordeaux la veille (Note 1); il soupa par hasard
chez les Calas. Le père, la mère, Marc-Antoine leur
fils aîné, Pierre leur second fils, mangèrent
ensemble. Après le souper on se retira dans un petit salon:
Marc-Antoine disparut; enfin, lorsque le jeune Lavaisse voulut
partir, Pierre Calas et lui, étant descendus, trouvèrent
en bas, auprès du magasin, Marc-Antoine en chemise, pendu
à une porte, et son habit plié sur le comptoir;
sa chemise n'était pas seulement dérangée;
ses cheveux étaient bien peignés: il n'avait sur
son corps aucune plaie, aucune meurtrissure (Note 2).
On passe ici tous les détails dont les avocats ont rendu
compte: on ne décrira point la douleur et le désespoir
du père et de la mère; leurs cris furent entendus
des voisins. Lavaisse et Pierre Calas, hors d'eux-mêmes,
coururent chercher des chirurgiens et la justice.
Pendant qu'ils s'acquittaient de ce devoir, pendant que le père
et la mère étaient dans les sanglots et dans les
larmes, le peuple de Toulouse s'attroupe autour de la maison.
Ce peuple est superstitieux et emporté; il regarde comme
des monstres ses frères qui ne sont pas de la même
religion que lui. C'est à Toulouse qu'on remercia Dieu
solennellement de la mort de Henri III, et qu'on fit serment d'égorger
le premier qui parlerait de reconnaître le grand, le bon
Henri IV. Cette ville solennise encore tous les ans, par une procession
et par des feux de joie, le jour où elle massacra quatre
mille citoyens hérétiques, il y a deux siècles.
En vain six arrêts du conseil ont défendu cette odieuse
fête, les Toulousains l'ont toujours célébrée
comme les jeux floraux.
Quelque fanatique de la populace s'écria que Jean Calas
avait pendu son propre fils Marc-Antoine. Ce cri, répété,
fut unanime en un moment; d'autres ajoutèrent que le mort
devait le lendemain faire abjuration; que sa famille et le jeune
Lavaisse l'avaient étranglé par haine contre la
religion catholique: le moment d'après on n'en douta plus;
toute la ville fut persuadée que c'est un point de religion
chez les protestants qu'un père et une mère doivent
assassiner leur fils dès qu'il veut se convertir.
Les esprits une fois émus ne s'arrêtent point.
On imagina que les protestants du Languedoc s'étaient assemblés
la veille; qu'ils avaient choisi, à la pluralité
des voix, un bourreau de la secte; que le choix était tombé
sur le jeune Lavaisse; que ce jeune homme, en vingt-quatre heures,
avait reçu la nouvelle de son élection, et était
arrivé de Bordeaux pour aider Jean Calas, sa femme, et
leur fils Pierre, à étrangler un ami, un fils, un
frère.
Le sieur David, capitoul de Toulouse, excité par ces
rumeurs et voulant se faire valoir par une prompte exécution,
fit une procédure contre les règles et les ordonnances.
La famille Calas, la servante catholique, Lavaisse, furent mis
aux fers.
On publia un monitoire non moins vicieux que la procédure.
On alla plus loin: Marc-Antoine Calas était mort calviniste,
et s'il avait attenté sur lui-même, il devait être
traîné sur la claie; on l'inhuma avec la plus grande
pompe dans l'église Saint-Etienne, malgré le curé,
qui protestait contre cette profanation.
Il y a, dans le Languedoc, quatre confréries de pénitents,
la blanche, la bleue, la grise, et la noire. Les confrères
portent un long capuce, avec un masque de drap percé de
deux trous pour laisser la vue libre: ils ont voulu engager M.
le duc de Fitz-James, commandant de la province, à entrer
dans leurs corps, et il les a refusés. Les confrères
blancs firent à Marc-Antoine Calas un service solennel,
comme à un martyr. Jamais aucune Eglise ne célébra
la fête d'un martyr véritable avec plus de pompe;
mais cette pompe fut terrible. On avait élevé au-dessus
d'un magnifique catafalque un squelette qu'on faisait mouvoir,
et qui représentait Marc-Antoine Calas, tenant d'une main
une palme, et de l'autre la plume dont il devait signer l'abjuration
de l'hérésie, et qui écrivait en effet l'arrêt
de mort de son père.
Alors il ne manqua plus au malheureux qui avait attenté
sur soi-même que la canonisation: tout le peuple le regardait
comme un saint; quelques-uns l'invoquaient, d'autres allaient
prier sur sa tombe, d'autres lui demandaient des miracles, d'autres
racontaient ceux qu'il avait faits. Un moine lui arracha quelques
dents pour avoir des reliques durables. Une dévote, un
peu sourde, dit qu'elle avait entendu le son des cloches. Un prêtre
apoplectique fut guéri après avoir pris de l'émétique.
On dressa des verbaux de ces prodiges. Celui qui écrit
cette relation possède une attestation qu'un jeune homme
de Toulouse est devenu fou pour avoir prié plusieurs nuits
sur le tombeau du nouveau saint, et pour n'avoir pu obtenir un
miracle qu'il implorait.
Quelques magistrats étaient de la confrérie des
pénitents blancs. Dès ce moment la mort de Jean
Calas parut infaillible.
Ce qui surtout prépara son supplice, ce fut l'approche
de cette fête singulière que les Toulousains célèbrent
tous les ans en mémoire d'un massacre de quatre mille huguenots;
l'année 1762 était l'année séculaire.
On dressait dans la ville l'appareil de cette solennité:
cela même allumait encore l'imagination échauffée
du peuple; on disait publiquement que l'échafaud sur lequel
on rouerait les Calas serait le plus grand ornement de la fête;
on disait que la Providence amenait elle-même ces victimes
pour être sacrifiées à notre sainte religion.
Vingt personnes ont entendu ces discours, et de plus violents
encore. Et c'est de nos jours! et c'est dans un temps où
la philosophie a fait tant de progrès! et c'est lorsque
cent académies écrivent pour inspirer la douceur
des moeurs! Il semble que le fanatisme, indigné depuis
peu des succès de la raison, se débatte sous elle
avec plus de rage.
Treize juges s'assemblèrent tous les jours pour terminer
le procès. On n'avait, on ne pouvait avoir aucune preuve
contre la famille; mais la religion trompée tenait lieu
de preuve. Six juges persistèrent longtemps à condamner
Jean Calas, son fils, et Lavaisse, à la roue, et la femme
de Jean Calas au bûcher. Sept autres plus modérés
voulaient au moins qu'on examinât. Les débats furent
réitérés et longs. Un des juges, convaincu
de l'innocence des accusés et de l'impossibilité
du crime, parla vivement en leur faveur: il opposa le zèle
de l'humanité au zèle de la sévérité;
il devint l'avocat public des Calas dans toutes les maisons de
Toulouse, où les cris continuels de la religion abusée
demandaient le sang de ces infortunés. Un autre juge, connu
par sa violence, parlait dans la ville avec autant d'emportement
contre les Calas que le premier montrait d'empressement à
les défendre. Enfin l'éclat fut si grand qu'ils
furent obligés de se récuser l'un et l'autre; ils
se retirèrent à la campagne.
Mais, par un malheur étrange, le juge favorable aux Calas
eut la délicatesse de persister dans sa récusation,
et l'autre revint donner sa voix contre ceux qu'il ne devait point
juger: ce fut cette voix qui forma la condamnation à la
roue, car il n'y eut que huit voix contre cinq, un des six juges
opposés ayant à la fin, après bien des contestations,
passé au parti le plus sévère.
Il semble que quand il s'agit d'un parricide et de livrer un
père de famille au plus affreux supplice, le jugement devrait
être unanime, parce que les preuves d'un crime si inouï
(Note 3) devraient être d'une évidence sensible à
tout le monde: le moindre doute dans un cas pareil doit suffire
pour faire trembler un juge qui va signer un arrêt de mort.
La faiblesse de notre raison et l'insuffisance de nos lois se
font sentir tous les jours; mais dans quelle occasion en découvre-t-on
mieux la misère que quand la prépondérance
d'une seule voix fait rouer un citoyen? Il fallait, dans Athènes,
cinquante voix au-delà de la moitié pour oser prononcer
un jugement de mort. Qu'en résulte-t-il? Ce que nous savons
très inutilement, que les Grecs étaient plus sages
et plus humains que nous.
Il paraissait impossible que Jean Calas, vieillard de soixante-huit
ans, qui avait depuis longtemps les jambes enflées et faibles,
eût seul étranglé et pendu un fils âgé
de vingt-huit ans, qui était d'une force au-dessus de l'ordinaire;
il fallait absolument qu'il eût été assisté
dans cette exécution par sa femme, par son fils Pierre
Calas, par Lavaisse, et par la servante. Ils ne s'étaient
pas quittés un seul moment le soir de cette fatale aventure.
Mais cette supposition était encore aussi absurde que l'autre:
car comment une servante zélée catholique aurait-elle
pu souffrir que des huguenots assassinassent un jeune homme élevé
par elle pour le punir d'aimer la religion de cette servante?
Comment Lavaisse serait-il venu exprès de Bordeaux pour
étrangler son ami dont il ignorait la conversion prétendue?
Comment une mère tendre aurait-elle mis les mains sur son
fils? Comment tous ensemble auraient-ils pu étrangler un
jeune homme aussi robuste qu'eux tous, sans un combat long et
violent, sans des cris affreux qui auraient appelé tout
le voisinage, sans des coups réitérés, sans
des meurtrissures, sans des habits déchirés.
Il était évident que, si le parricide avait pu
être commis, tous les accusés étaient également
coupables, parce qu'ils ne s'étaient pas quittés
d'un moment; il était évident qu'ils ne l'étaient
pas; il était évident que le père seul ne
pouvait l'être; et cependant l'arrêt condamna ce père
seul à expirer sur la roue.
Le motif de l'arrêt était aussi inconcevable que
tout le reste. Les juges qui étaient décidés
pour le supplice de Jean Calas persuadèrent aux autres
que ce vieillard faible ne pourrait résister aux tourments,
et qu'il avouerait sous les coups des bourreaux son crime et celui
de ses complices. Ils furent confondus, quand ce vieillard, en
mourant sur la roue, prit Dieu à témoin de son innocence,
et le conjura de pardonner à ses juges.
Ils furent obligés de rendre un second arrêt contradictoire
avec le premier, d'élargir la mère, son fils Pierre,
le jeune Lavaisse, et la servante; mais un des conseillers leur
ayant fait sentir que cet arrêt démentait l'autre,
qu'ils se condamnaient eux-mêmes, que tous les accusés
ayant toujours été ensemble dans le temps qu'on
supposait le parricide, l'élargissement de tous les survivants
prouvait invinciblement l'innocence du père de famille
exécuté, ils prirent alors le parti de bannir Pierre
Calas son fils. Ce bannissement semblait aussi inconséquent,
aussi absurde que tout le reste: car Pierre Calas était
coupable ou innocent du parricide; s'il était coupable,
il fallait le rouer comme son père; s'il était innocent,
il ne fallait pas le bannir. Mais les juges, effrayés du
supplice du père et de la piété attendrissante
avec laquelle il était mort, imaginèrent de sauver
leur honneur en laissant croire qu'ils faisaient grâce au
fils, comme si ce n'eût pas été une prévarication
nouvelle de faire grâce; et ils crurent que le bannissement
de ce jeune homme pauvre et sans appui, étant sans conséquence,
n'était pas une grande injustice, après celle qu'ils
avaient eu le malheur de commettre.
On commença par menacer Pierre Calas, dans son cachot,
de le traiter comme son père s'il n'abjurait pas sa religion.
C'est ce que ce jeune homme (Note 4) atteste par serment.
Pierre Calas, en sortant de la ville, rencontra un abbé
convertisseur qui le fit rentrer dans Toulouse; on l'enferma dans
un couvent de dominicains, et là on le contraignit à
remplir toutes les fonctions de la catholicité: c'était
en partie ce qu'on voulait, c'était le prix du sang de
son père; et la religion, qu'on avait cru venger, semblait
satisfaite.
On enleva les filles à la mère; elles furent enfermées
dans un couvent. Cette femme, presque arrosée du sang de
son mari, ayant tenu son fils aîné mort entre ses
bras, voyant l'autre banni, privée de ses filles, dépouillée
de tout son bien, était seule dans le monde, sans pain,
sans espérance, et mourante de l'excès de son malheur.
Quelques personnes, ayant examiné mûrement toutes
les circonstances de cette aventure horrible, en furent si frappées
qu'elles firent presser la dame Calas, retirée dans une
solitude, d'oser venir demander justice au pied du trône.
Elle ne pouvait pas alors se soutenir, elle s'éteignait;
et d'ailleurs, étant née Anglaise, transplantée
dans une province de France dès son jeune âge, le
nom seul de la ville de Paris l'effrayait. Elle s'imaginait que
la capitale du royaume devait être encore plus barbare que
celle du Languedoc. Enfin le devoir de venger la mémoire
de son mari l'emporta sur sa faiblesse. Elle arriva à Paris
prête d'expirer. Elle fut étonnée d'y trouver
de l'accueil, des secours, et des larmes.
La raison l'emporte à Paris sur le fanatisme, quelque
grand qu'il puisse être, au lieu qu'en province le fanatisme
l'emporte presque toujours sur la raison.
M. de Beaumont, célèbre avocat du parlement de
Paris, prit d'abord sa défense, et dressa une consultation
qui fut signée de quinze avocats. M. Loiseau, non moins
éloquent, composa un mémoire en faveur de la famille.
M. Mariette, avocat au conseil, dressa une requête juridique
qui portait la conviction dans tous les esprits.
Ces trois généreux défenseurs des lois
et de l'innocence abandonnèrent à la veuve le profit
des éditions de leurs plaidoyers (Note 5). Paris et l'Europe
entière s'émurent de pitié, et demandèrent
justice avec cette femme infortunée. L'arrêt fut
prononcé par tout le public longtemps avant qu'il pût
être signé par le conseil.
La pitié pénétra jusqu'au ministère,
malgré le torrent continuel des affaires, qui souvent exclut
la pitié, et malgré l'habitude de voir des malheureux,
qui peut endurcir le coeur encore davantage. On rendit les filles
à la mère. On les vit toutes les trois, couvertes
d'un crêpe et baignées de larmes, en faire répandre
à leurs juges.
Cependant cette famille eut encore quelques ennemis, car il
s'agissait de religion. Plusieurs personnes, qu'on appelle en
France dévotes (Note 6), dirent hautement qu'il
valait mieux laisser rouer un vieux calviniste innocent que d'exposer
huit conseillers de Languedoc à convenir qu'ils s'étaient
trompés: on se servit même de cette expression: "Il
y a plus de magistrats que de Calas"; et on inférait
de là que la famille Calas devait t être immolée
à l'honneur de la magistrature. On ne songeait pas que
l'honneur des juges consiste, comme celui des autres hommes, à
réparer leurs fautes. On ne croit pas en France que le
pape, assisté de ses cardinaux, soit infaillible: on pourrait
croire de même que huit juges de Toulouse ne le sont pas.
Tout le reste des gens sensés et désintéressés
disaient que l'arrêt de Toulouse sera t cassé dans
toute l'Europe, quand même des considérations particulières
empêcheraient qu'il fût cassé dans le conseil.
Tel était l'état de cette étonnante aventure,
lorsqu'elle a fait naître à des personnes impartiales,
mais sensibles, le dessein de présenter au public quelques
réflexions sur la tolérance, sur l'indulgence, sur
la commisération, que l'abbé Houtteville appelle
dogme monstrueux, dans sa déclamation ampoulée
et erronée sur des faits, et que la raison appelle l'apanage
de la nature.
Ou les juges de Toulouse, entraînés par le fanatisme
de la populace, ont fait rouer un père de famille innocent,
ce qui est sans exemple; ou ce père de famille et sa femme
ont étranglé leur fils aîné, aidés
dans ce parricide par un autre fils et par un ami, ce qui n'est
pas dans la nature. Dans l'un ou dans l'autre cas, l'abus de la
religion la plus sainte a produit un grand crime. Il est donc
de l'intérêt du genre humain d'examiner si la religion
doit être charitable ou barbare.
Si les pénitents blancs furent la cause du supplice d'un
innocent, de la ruine totale d'une famille, de sa dispersion et
de l'opprobre qui ne devrait être attaché qu'à
l'injustice, mais qui l'est au supplice; si cette précipitation
des pénitents blancs à célébrer comme
un saint celui qu'on aurait dû traîner sur la claie,
suivant nos barbares usages, a fait rouer un père de famille
vertueux; ce malheur doit sans doute les rendre pénitents
en effet pour le reste de leur vie; eux et les juges doivent pleurer,
mais non pas avec un long habit blanc et un masque sur le visage
qui cacherait leurs larmes.
On respecte toutes les confréries: elles sont édifiantes;
mais quelque grand bien qu'elles puissent faire à l'Etat,
égale-t-il ce mal affreux qu'elles ont causé? Elles
semblent instituées par le zèle qui anime en Languedoc
les catholiques contre ceux que nous nommons huguenots.
On dirait qu'on a fait voeu de haïr ses frères, car
nous avons assez de religion pour haïr et persécuter,
et nous n'en avons pas assez pour aimer et pour secourir. Et que
serait-ce si ces confréries étaient gouvernées
par des enthousiastes, comme l'ont été autrefois
quelques congrégations des artisans et des messieurs,
chez lesquels on réduisait en art et en système
l'habitude d'avoir des visions, comme le dit un de nos plus éloquents
et savants magistrats? Que serait-ce si on établissait
dans les confréries ces chambres obscures, appelées
chambres de méditation, où l'on faisait peindre
des diables armés de cornes et de griffes, des gouffres
de flammes, des croix et des poignards, avec le saint nom de Jésus
au-dessus du tableau? Quel spectacle dans des yeux déjà
fascinés, et pour des imaginations aussi enflammées
que soumises à leurs directeurs!
Il y a eu des temps, on ne le sait que trop, où des confréries
ont été dangereuses. Les frérots, les flagellants,
ont causé des troubles. La Ligue commença par de
telles associations. Pourquoi se distinguer ainsi des autres citoyens?
S'en croyait-on plus parfait? Cela même est une insulte
au reste de la nation. Voulait-on que tous les chrétiens
entrassent dans la confrérie? Ce serait un beau spectacle
que l'Europe en capuchon et en masque, avec deux petits trous
ronds au-devant des yeux! Pense-t-on de bonne foi que Dieu préfère
cet accoutrement à un justaucorps? Il y a bien plus: cet
habit est un uniforme de controversistes, qui avertit les adversaires
de se mettre sous les armes; il peut exciter une espèce
de guerre civile dans les esprits, et elle finirait peut-être
par de funestes excès si le roi et ses ministres n'étaient
aussi sages que les fanatiques sont insensés.
On sait assez ce qu'il en a coûté depuis que les
chrétiens disputent sur le dogme: le sang a coulé,
soit sur les échafauds, soit dans les batailles, dès
le IV e siècle jusqu'à nos jours. Bornons-nous ici
aux guerres et aux horreurs que les querelles de la Réforme
ont excitées, et voyons quelle en a été la
source en France. Peut-être un tableau raccourci et fidèle
de tant de calamités ouvrira les yeux de quelques personnes
peu instruites, et touchera des coeurs bien faits.
Lorsqu'à la renaissance des lettres les esprits commencèrent
à s'éclairer, on se plaignit généralement
des abus; tout le monde avoue que cette plainte était légitime.
Le pape Alexandre VI avait acheté publiquement la tiare,
et ses cinq bâtards en partageaient les avantages. Son fils,
le cardinal duc de Borgia, fit périr, de concert avec le
pape son père, les Vitelli, les Urbino, les Gravina, les
Oliveretto, et cent autres seigneurs, pour ravir leurs domaines.
Jules II, animé du même esprit, excommunia Louis
XII, donna son royaume au premier occupant; et lui-même,
le casque en tête et la cuirasse sur le dos, mit à
feu et à sang une partie de l'Italie. Léon X, pour
payer ses plaisirs, trafiqua des indulgences comme on vend des
denrées dans un marché public. Ceux qui s'élevèrent
contre tant de brigandages n'avaient du moins aucun tort dans
la morale. Voyons s'ils en avaient contre nous dans la politique.
Ils disaient que Jésus-Christ n'ayant jamais exigé
d'annates ni de réserves, ni vendu des dispenses pour ce
monde et des indulgences pour l'autre, on pouvait se dispenser
de payer à un prince étranger le prix de toutes
ces choses. Quand les annates, les procès en cour de Rome,
et les dispenses qui subsistent encore aujourd'hui, ne nous coûteraient
que cinq cent mille francs par an, il est clair que nous avons
payé depuis François Ier, en deux cent cinquante
années, cent vingt-cinq millions; et en évaluant
les différents prix du marc d'argent, cette somme en compose
une d'environ deux cent cinquante millions d'aujourd'hui. On peut
donc convenir sans blasphème que les hérétiques,
en proposant l'abolition de ces impôts singuliers dont la
postérité s'étonnera, ne faisaient pas en
cela un grand mal au royaume, et qu'ils étaient plutôt
bons calculateurs que mauvais sujets. Ajoutons qu'ils étaient
les seuls qui sussent la langue grecque, et qui connussent l'Antiquité.
Ne dissimulons point que, malgré leurs erreurs, nous leur
devons le développement de l'esprit humain, longtemps enseveli
dans la plus épaisse barbarie.
Mais comme ils niaient le purgatoire, dont on ne doit pas douter,
et qui d'ailleurs rapportait beaucoup aux moines; comme ils ne
révéraient pas des reliques qu'on doit révérer,
mais qui rapportaient encore davantage; enfin comme ils attaquaient
des dogmes très respectés (Note 7), on ne leur répondit
d'abord qu'en les faisant brûler. Le roi, qui les protégeait
et les soudoyait en Allemagne, marcha dans Paris à la tête
d'une procession après laquelle on exécuta plusieurs
de ces malheureux; et voici quelle fut cette exécution.
On les suspendait au bout d'une longue poutre qui jouait en bascule
sur un arbre debout; un grand feu était allumé sous
eux, on les y plongeait, et on les relevait alternativement: ils
éprouvaient les tourments de la mort par degrés,
jusqu'à ce qu'ils expirassent par le plus long et le plus
affreux supplice que jamais ait inventé la barbarie.
Peu de temps avant la mort de François Ier, quelques
membres du parlement de Provence, animés par des ecclésiastiques
contre les habitants de Mérindol et de Cabrières,
demandèrent au roi des troupes pour appuyer l'exécution
de dix-neuf personnes de ce pays condamnées par eux; ils
en firent égorger six mille, sans pardonner ni au sexe,
ni à la vieillesse, ni à l'enfance; ils réduisirent
trente bourgs en cendres. Ces peuples, jusqu'alors inconnus, avaient
tort, sans doute, d'être nés Vaudois; c'était
leur seule iniquité. Ils étaient établis
depuis trois cents ans dans des déserts et sur des montagnes
qu'ils avaient rendus fertiles par un travail incroyable. Leur
vie pastorale et tranquille retraçait l'innocence attribuée
aux premiers âges du monde. Les villes voisines n'étaient
connues d'eux que par le trafic des fruits qu'ils allaient vendre,
ils ignoraient les procès et la guerre; ils ne se défendirent
pas: on les égorgea comme des animaux fugitifs qu'on tue
dans une enceinte (Note 8).
Après la mort de François Ier, prince plus connu
cependant par ses galanteries et par ses malheurs que par ses
cruautés, le supplice de mille hérétiques,
surtout celui du conseiller au parlement Dubourg, et enfin le
massacre de Vassy, armèrent les persécutés,
dont la secte s'était multipliée à la lueur
des bûchers et sous le fer des bourreaux; la rage succéda
à la patience; ils imitèrent les cruautés
de leurs ennemis: neuf guerres civiles remplirent la France de
carnage; une paix plus funeste que la guerre produisit la Saint-Barthélémy,
dont il n'y avait aucun exemple dans les annales des crimes.
La Ligue assassina Henri III et Henri IV, par les mains d'un
frère jacobin et d'un monstre qui avait été
frère feuillant. Il y a des gens qui prétendent
que l'humanité, l'indulgence, et la liberté de conscience,
sont des choses horribles; mais, en bonne foi, auraient-elles
produit des calamités comparables?
Quelques-uns ont dit que si l'on usait d'une indulgence paternelle
envers nos frères errants qui prient Dieu en mauvais français,
ce serait leur mettre les armes à la main; qu'on verrait
de nouvelles batailles de Jarnac, de Moncontour, de Coutras, de
Dreux, de Saint-Denis, etc.: c'est ce que j'ignore, parce que
je ne suis pas un prophète; mais il me semble que ce n'est
pas raisonner conséquemment que de dire: "Ces hommes
se sont soulevés quand je leur ai fait du mal: donc ils
se soulèveront quand je leur ferai du bien."
J'oserais prendre la liberté d'inviter ceux qui sont
à la tête du gouvernement, et ceux qui sont destinés
aux grandes places, à vouloir bien examiner mûrement
si l'on doit craindre en effet que la douceur produise les mêmes
révoltes que la cruauté a fait naître; si
ce qui est arrivé dans certaines circonstances doit arriver
dans d'autres; si les temps, l'opinion, les moeurs, sont toujours
les mêmes.
Les huguenots, sans doute, ont été enivrés
de fanatisme et souillés de sang comme nous; mais la génération
présente est-elle aussi barbare que leurs pères?
Le temps, la raison qui fait tant de progrès, les bons
livres, la douceur de la société, n'ont-ils point
pénétré chez ceux qui conduisent l'esprit
de ces peuples? et ne nous apercevons-nous pas que presque toute
l'Europe a changé de face depuis environ cinquante années?
Le gouvernement s'est fortifié partout, tandis que les
moeurs se sont adoucies. La police générale, soutenue
d'armées nombreuses toujours existantes, ne permet pas
d'ailleurs de craindre le retour de ces temps anarchiques, où
des paysans calvinistes combattaient des paysans catholiques enrégimentés
à la hâte entre les semailles et les moissons.
D'autres temps, d'autres soins. Il serait absurde de décimer
aujourd'hui la Sorbonne parce qu'elle présenta requête
autrefois pour faire brûler la Pucelle d'Orléans;
parce qu'elle déclara Henri III déchu du droit de
régner, qu'elle l'excommunia, qu'elle proscrivit le grand
Henri IV. On ne recherchera pas sans doute les autres corps du
royaume, qui commirent les mêmes excès dans ces temps
de frénésie: cela serait non seulement injuste;
mais il y aurait autant de folie qu'à purger tous les habitants
de Marseille parce qu'ils ont eu la peste en 1720.
Irons-nous saccager Rome, comme firent les troupes de Charles
Quint, parce que Sixte Quint, en 1585, accorda neuf ans d'indulgence
à tous les Français qui prendraient les armes contre
leur souverain? Et n'est-ce pas assez d'empêcher Rome de
se porter jamais à des excès semblables?
La fureur qu'inspirent l'esprit dogmatique et l'abus de la religion
chrétienne mal entendue a répandu autant de sang,
a produit autant de désastres, en Allemagne, en Angleterre,
et même en Hollande, qu'en France: cependant aujourd'hui
la différence des religions ne cause aucun trouble dans
ces Etats; le juif, le catholique, le grec, le luthérien,
le calviniste, l'anabaptiste, le socinien, le mennonite, le morave,
et tant d'autres, vivent en frères dans ces contrées,
et contribuent également au bien de la société.
On ne craint plus en Hollande que les disputes d'un Gomar (Note 9) sur la prédestination fassent trancher la tête
au grand pensionnaire. On ne craint plus à Londres que
les querelles des presbytériens et des épiscopaux,
pour une liturgie et pour un surplis, répandent le sang
d'un roi sur un échafaud (Note 10). L'Irlande peuplée
et enrichie ne verra plus ses citoyens catholiques sacrifier à
Dieu pendant deux mois ses citoyens protestants, les enterrer
vivants, suspendre les mères à des gibets, attacher
les filles au cou de leurs mères, et les voir expirer ensemble;
ouvrir le ventre des femmes enceintes, en tirer les enfants à
demi formés, et les donner à manger aux porcs et
aux chiens; mettre un poignard dans la main de leurs prisonniers
garrottés, et conduire leurs bras dans le sein de leurs
femmes, de leurs pères, de leurs mères, de leurs
filles, s'imaginant en faire mutuellement des parricides, et les
damner tous en les exterminant tous. C'est ce que rapporte Rapin-Thoiras,
officier en Irlande, presque contemporain; c'est ce que rapportent
toutes les annales, toutes les histoires d'Angleterre, et ce qui
sans doute ne sera jamais imité. La philosophie, la seule
philosophie, cette soeur de la religion, a désarmé
des mains que la superstition avait si longtemps ensanglantées;
et l'esprit humain, au réveil de son ivresse, s'est étonné
des excès où l'avait emporté le fanatisme.
Nous-mêmes, nous avons en France une province opulente
où le luthéranisme l'emporte sur le catholicisme.
L'université d'Alsace est entre les mains des luthériens;
ils occupent une partie des charges municipales: jamais la moindre
querelle religieuse n'a dérangé le repos de cette
province depuis qu'elle appartient à nos rois. Pourquoi?
C'est qu'on n'y a persécuté personne. Ne cherchez
point à gêner les coeurs, et tous les coeurs seront
à vous.
Je ne dis pas que tous ceux qui ne sont point de la religion
du prince doivent partager les places et les honneurs de ceux
qui sont de la religion dominante. En Angleterre, les catholiques,
regardés comme attachés au parti du prétendant,
ne peuvent parvenir aux emplois: ils payent même double
taxe; mais ils jouissent d'ailleurs de tous les droits des citoyens.
On a soupçonné quelques évêques français
de penser qu'il n'est ni de leur honneur ni de leur intérêt
d'avoir dans leur diocèse des calvinistes, et que c'est
là le plus grand obstacle à la tolérance;
je ne le puis croire. Le corps des évêques, en France,
est composé de gens de qualité qui pensent et qui
agissent avec une noblesse digne de leur naissance; ils sont charitables
et généreux, c'est une justice qu'on doit leur rendre;
ils doivent penser que certainement leurs diocésains fugitifs
ne se convertiront pas dans les pays étrangers, et que,
retournés auprès de leurs pasteurs, ils pourraient
être éclairés par leurs instructions et touchés
par leurs exemples: il y aurait de l'honneur à les convertir,
le temporel n'y perdrait pas, et plus il y aurait de citoyens,
plus les terres des prélats rapporteraient.
Un évêque de Varmie, en Pologne, avait un anabaptiste
pour fermier, et un socinien pour receveur; on lui proposa de
chasser et de poursuivre l'un, parce qu'il ne croyait pas la consubstantialité,
et l'autre, parce qu'il ne baptisait son fils qu'à quinze
ans: il répondit qu'ils seraient éternellement damnés
dans l'autre monde, mais que, dans ce monde-ci, ils lui étaient
très nécessaires.
Sortons de notre petite sphère, et examinons le reste
de notre globe. Le Grand Seigneur gouverne en paix vingt peuples
de différentes religions; deux cent mille Grecs vivent
avec sécurité dans Constantinople; le muphti même
nomme et présente à l'empereur le patriarche grec;
on y souffre un patriarche latin. Le sultan nomme des évêques
latins pour quelques îles de la Grèce (Note 11),
et voici la formule dont il se sert: "Je lui commande d'aller
résider évêque dans l'île de Chio, selon
leur ancienne coutume et leurs vaines cérémonies."
Cet empire est rempli de jacobites, de nestoriens, de monothélites;
il y a des cophtes, des chrétiens de Saint-Jean, des juifs,
des guèbres, des banians. Les annales turques ne font mention
d'aucune révolte excitée par aucune de ces religions.
Allez dans l'Inde, dans la Perse, dans la Tartarie, vous y verrez
la même tolérance et la même tranquillité.
Pierre le Grand a favorisé tous les cultes dans son vaste
empire; le commerce et l'agriculture y ont gagné, et le
corps politique n'en a jamais souffert.
Le gouvernement de la Chine n'a jamais adopté, depuis
plus de quatre mille ans qu'il est connu, que le culte des noachides,
l'adoration simple d'un seul Dieu: cependant il tolère
les superstitions de Fô. et une multitude de bonzes qui
serait dangereuse si la sagesse des tribunaux ne les avait pas
toujours contenus.
Il est vrai que le grand empereur Young-tching, le plus sage
et le plus magnanime peut-être qu'ait eu la Chine, a chassé
les jésuites; mais ce n'était pas parce qu'il était
intolérant, c'était, au contraire, parce que les
jésuites l'étaient. Ils rapportent eux-mêmes,
dans leurs Lettres curieuses, les paroles que leur dit
ce bon prince: "Je sais que votre religion est intolérante;
je sais ce que vous avez fait aux Manilles et au Japon; vous avez
trompé mon père, n'espérez pas me tromper
moi-même." Qu'on lise tout le discours qu'il daigna
leur tenir, on le trouvera le plus sage et le plus clément
des hommes. Pouvait-il, en effet, retenir des physiciens d'Europe
qui, sous le prétexte de montrer des thermomètres
et des éolipyles à la cour, avaient soulevé
déjà un prince du sang? Et qu'aurait dit cet empereur,
s'il avait lu nos histoires, s'il avait connu nos temps de la
Ligue et de la conspiration des poudres?
C'en était assez pour lui d'être informé
des querelles indécentes des jésuites, des dominicains,
des capucins, des prêtres séculiers, envoyés
du bout du monde dans ses Etats: ils venaient prêcher la
vérité, et ils s'anathématisaient les uns
les autres. L'empereur ne fit donc que renvoyer des perturbateurs
étrangers; mais avec quelle bonté les renvoya-t-il!
quels soins paternels n'eut-il pas d'eux pour leur voyage et pour
empêcher qu'on ne les insultât sur la route! Leur
bannissement même fut un exemple de tolérance et
d'humanité.
Les Japonais (Note 12) étaient les plus tolérants
de tous les hommes: douze religions paisibles étaient établies
dans leur empire; les jésuites vinrent faire la treizième,
mais bientôt, n'en voulant pas souffrir d'autre, on sait
ce qui en résulta: une guerre civile, non moins affreuse
que celle de la Ligue, désola ce pays. La religion chrétienne
fut noyée enfin dans des flots de sang; les Japonais fermèrent
leur empire au reste du monde, et ne nous regardèrent que
comme des bêtes farouches, semblables à celles dont
les Anglais ont purgé leur île. C'est en vain que
le ministre Colbert, sentant le besoin que nous avions des Japonais,
qui n'ont nul besoin de nous, tenta d'établir un commerce
avec leur empire: il les trouva inflexibles.
Ainsi donc notre continent entier nous prouve qu'il ne faut
ni annoncer ni exercer l'intolérance.
Jetez les yeux sur l'autre hémisphère; voyez la
Caroline, dont le sage Locke fut le législateur: il suffit
de sept pères de famille pour établir un culte public
approuvé par la loi; cette liberté n'a fait naître
aucun désordre. Dieu nous préserve de citer cet
exemple pour engager la France à l'imiter! on ne le rapporte
que pour faire voir que l'excès le plus grand où
puisse aller la tolérance n'a pas été suivi
de la plus légère dissension; mais ce qui est très
utile et très bon dans une colonie naissante n'est pas
convenable dans un ancien royaume.
Que dirons-nous des primitifs, que l'on a nommés quakers
par dérision, et qui, avec des usages peut-être ridicules,
ont été si vertueux et ont enseigné inutilement
la paix au reste des hommes? Ils sont en Pennsylvanie au nombre
de cent mille; la discorde. la controverse, sont ignorées
dans l'heureuse patrie qu'ils se sont faite, et le nom seul de
leur ville de Philadelphie, qui leur rappelle à tout moment
que les hommes sont frères, est l'exemple et la honte des
peuples qui ne connaissent pas encore la tolérance.
Enfin cette tolérance n'a jamais excité de guerre
civile; l'intolérance a couvert la terre de carnage. Qu'on
juge maintenant entre ces deux rivales, entre la mère qui
veut qu'on égorge son fils, et la mère qui le cède
pourvu qu'il vive!
Je ne parle ici que de l'intérêt des nations; et
en respectant, comme je le dois, la théologie, je n'envisage
dans cet article que le bien physique et moral de la société.
Je supplie tout lecteur impartial de peser ces vérités,
de les rectifier, et de les étendre. Des lecteurs attentifs,
qui se communiquent leurs pensées, vont toujours plus loin
que l'auteur (Note 13).
J'ose supposer qu'un ministre éclairé et magnanime,
un prélat humain et sage, un prince qui sait que son intérêt
consiste dans le grand nombre de ses sujets, et sa gloire dans
leur bonheur, daigne jeter les yeux sur cet écrit informe
et défectueux: il y supplée par ses propres lumières;
il se dit à lui-même: Que risquerai-je à voir
la terre cultivée et ornée par plus de mains laborieuses,
les tributs augmentés, l'Etat plus florissant?
L'Allemagne serait un désert couvert des ossements des
catholiques, évangéliques, réformés,
anabaptistes, égorgés les uns par les autres, si
la paix de Westphalie n'avait pas procuré enfin la liberté
de conscience.
Nous avons des juifs à Bordeaux, à Metz, en Alsace;
nous avons des luthériens, des molinistes, des jansénistes:
ne pouvons-nous pas souffrir et contenir des calvinistes à
peu près aux mêmes conditions que les catholiques
sont tolérés à Londres? Plus il y a de sectes,
moins chacune est dangereuse; la multiplicité les affaiblit;
toutes sont réprimées par de justes lois qui défendent
les assemblées tumultueuses, les injures, les séditions,
et qui sont toujours en vigueur par la force coactive.
Nous savons que plusieurs chefs de famille, qui ont élevé
de grandes fortunes dans les pays étrangers, sont prêts
à retourner dans leur patrie; ils ne demandent que la protection
de la loi naturelle, la validité de leurs mariages, la
certitude de l'état de leurs enfants, le droit d'hériter
de leurs pères, la franchise de leurs personnes; point
de temples publics, point de droit aux charges municipales, aux
dignités: les catholiques n'en ont ni à Londres
ni en plusieurs autres pays. Il ne s'agit plus de donner des privilèges
immenses, des places de sûreté à une faction,
mais de laisser vivre un peuple paisible, d'adoucir des édits
autrefois peut-être nécessaires, et qui ne le sont
plus. Ce n'est pas à nous d'indiquer au ministère
ce qu'il peut faire; il suffit de l'implorer pour des infortunés.
Que de moyens de les rendre utiles, et d'empêcher qu'ils
ne soient jamais dangereux! La prudence du ministère et
du conseil, appuyée de la force, trouvera bien aisément
ces moyens, que tant d'autres nations emploient si heureusement.
Il y a des fanatiques encore dans la populace calviniste; mais
il est constant qu'il y en a davantage dans la populace convulsionnaire.
La lie des insensés de Saint-Médard est comptée
pour rien dans la nation, celle des prophètes calvinistes
est anéantie. Le grand moyen de diminuer le nombre des
maniaques, s'il en reste, est d'abandonner cette maladie de l'esprit
au régime de la raison, qui éclaire lentement, mais
infailliblement, les hommes. Cette raison est douce, elle est
humaine, elle inspire l'indulgence, elle étouffe la discorde,
elle affermit la vertu, elle rend aimable l'obéissance
aux lois, plus encore que la force ne les maintient. Et comptera-t-on
pour rien le ridicule attaché aujourd'hui à l'enthousiasme
par tous les honnêtes gens? Ce ridicule est une puissante
barrière contre les extravagances de tous les sectaires.
Les temps passés sont comme s'ils n'avaient jamais été.
Il faut toujours partir du point où l'on est, et de celui
où les nations sont parvenues.
Il a été un temps où l'on se crut obligé
de rendre des arrêts contre ceux qui enseignaient une doctrine
contraire aux catégories d'Aristote, à l'horreur
du vide, aux quiddités, et à l'universel de la part
de la chose. Nous avons en Europe plus de cent volumes de jurisprudence
sur la sorcellerie, et sur la manière de distinguer les
faux sorciers des véritables. L'excommunication des sauterelles
et des insectes nuisibles aux moissons a été très
en usage, et subsiste encore dans plusieurs rituels. L'usage est
passé; on laisse en paix Aristote, les sorciers et les
sauterelles. Les exemples de ces graves démences, autrefois
si importantes, sont innombrables: il en revient d'autres de temps
en temps; mais quand elles ont fait leur effet, quand on en est
rassasié, elles s'anéantissent. Si quelqu'un s'avisait
aujourd'hui d'être carpocratien, ou eutychéen, ou
monothélite, monophysite, nestorien, manichéen,
etc., qu'arriverait-il? On en rirait, comme d'un homme habillé
à l'antique, avec une fraise et un pourpoint.
La nation commençait à entrouvrir les yeux lorsque
les jésuites Le Tellier et Doucin fabriquèrent la
bulle Unigenitus, qu'ils envoyèrent à Rome:
ils crurent être encore dans ces temps d'ignorance où
les peuples adoptaient sans examen les assertions les plus absurdes.
Ils osèrent proscrire cette proposition, qui est d'une
vérité universelle dans tous les cas et dans tous
les temps: "La crainte d'une excommunication injuste ne doit
point empêcher de faire son devoir." C'était
proscrire la raison, les libertés de l'Eglise gallicane,
et le fondement de la morale; c'était dire aux hommes:
Dieu vous ordonne de ne jamais faire votre devoir, dès
que vous craindrez l'injustice. On n'a jamais heurté le
sens commun plus effrontément. Les consulteurs de Rome
n'y prirent pas garde. On persuada à la cour de Rome que
cette bulle était nécessaire, et que la nation la
désirait; elle fut signée, scellée, et envoyée:
on en sait les suites; certainement, si on les avait prévues,
on aurait mitigé la bulle. Les querelles ont été
vives; la prudence et la bonté du roi les ont enfin apaisées.
Il en est de même dans une grande partie des points qui
divisent les protestants et nous: il y en a quelques-uns qui ne
sont d'aucune conséquence; il y en a d'autres plus graves,
mais sur lesquels la fureur de la dispute est tellement amortie
que les protestants eux-mêmes ne prêchent aujourd'hui
la controverse en aucune de leurs églises.
C'est donc ce temps de dégoût, de satiété,
ou plutôt de raison, qu'on peut saisir comme une époque
et un gage de la tranquillité publique. La controverse
est une maladie épidémique qui est sur sa fin, et
cette peste, dont on est guéri, ne demande plus qu'un régime
doux. Enfin l'intérêt de l'Etat est que des fils
expatriés reviennent avec modestie dans la maison de leur
père: l'humanité le demande, la raison le conseille,
et la politique ne peut s'en effrayer.
Le droit naturel est celui que la nature indique à tous
les hommes. Vous avez élevé votre enfant, il vous
doit du respect comme à son père, de la reconnaissance
comme à son bienfaiteur. Vous avez droit aux productions
de la terre que vous avez cultivée par vos mains. Vous
avez donné et reçu une promesse, elle doit être
tenue.
Le droit humain ne peut être fondé en aucun cas
que sur ce droit de nature; et le grand principe, le principe
universel de l'un et de l'autre, est, dans toute la terre: "Ne
fais pas ce que tu ne voudrais pas qu'on te fît." Or
on ne voit pas comment, suivant ce principe, un homme pourrait
dire à un autre: "Crois ce que je crois, et ce que
tu ne peux croire, ou tu périras." C'est ce qu'on
dit en Portugal, en Espagne, à Goa. On se contente à
présent, dans quelques autres pays, de dire: "Crois,
ou je t'abhorre; crois, ou je te ferai tout le mal que je pourrai;
monstre, tu n'as pas ma religion, tu n'as donc point de religion:
il faut que tu sois en horreur à tes voisins, à
ta ville, à ta province."
S'il était de droit humain de se conduire ainsi, il faudrait
donc que le Japonais détestât le Chinois, qui aurait
en exécration le Siamois; celui-ci poursuivrait les Gangarides,
qui tomberaient sur les habitants de l'Indus; un Mogol arracherait
le coeur au premier Malabare qu'il trouverait; le Malabare pourrait
égorger le Persan, qui pourrait massacrer le Turc: et tous
ensemble se jetteraient sur les chrétiens, qui se sont
si longtemps dévorés les uns les autres.
Le droit de l'intolérance est donc absurde et barbare:
c'est le droit des tigres, et il est bien horrible, car les tigres
ne déchirent que pour manger, et nous nous sommes exterminés
pour des paragraphes.
Les peuples dont l'histoire nous a donné quelques faibles
connaissances ont tous regardé leurs différentes
religions comme des noeuds qui les unissaient tous ensemble: c'était
une association du genre humain. Il y avait une espèce
de droit d'hospitalité entre les dieux comme entre les
hommes. Un étranger arrivait-il dans une ville, il commençait
par adorer les dieux du pays. On ne manquait jamais de vénérer
les dieux même de ses ennemis. Les Troyens adressaient des
prières aux dieux qui combattaient pour les Grecs.
Alexandre alla consulter dans les déserts de la Libye
le dieu Ammon, auquel les Grecs donnèrent le nom de Zeus,
et les Latins, de Jupiter, quoique les uns et les autres
eussent leur Jupiter et leur Zeus chez eux. Lorsqu'on
assiégeait une ville, on faisait un sacrifice et des prières
aux dieux de la ville pour se les rendre favorables. Ainsi, au
milieu même de la guerre, la religion réunissait
les hommes, et adoucissait quelquefois leurs fureurs, si quelquefois
elle leur commandait des actions inhumaines et horribles.
Je peux me tromper; mais il me paraît que de tous les
anciens peuples policés, aucun n'a gêné la
liberté de penser. Tous avaient une religion; mais il me
semble qu'ils en usaient avec les hommes comme avec leurs dieux:
ils reconnaissaient tous un dieu suprême, mais ils lui associaient
une quantité prodigieuse de divinités inférieures;
ils n'avaient qu'un culte, mais ils permettaient une foule de
systèmes particuliers.
Les Grecs, par exemple, quelque religieux qu'ils fussent, trouvaient
bon que les épicuriens niassent la Providence et l'existence
de l'âme. Je ne parle pas des autres sectes, qui toutes
blessaient les idées saines qu'on doit avoir de l'Etre
créateur, et qui toutes étaient tolérées.
Socrate, qui approcha le plus près de la connaissance
du Créateur, en porta, dit-on, la peine, et mourut martyr
de la Divinité; c'est le seul que les Grecs aient fait
mourir pour ses opinions. Si ce fut en effet la cause de sa condamnation,
cela n'est pas à l'honneur de l'intolérance, puisqu'on
ne punit que celui qui seul rendit gloire à Dieu, et qu'on
honora tous ceux qui donnaient de la Divinité les notions
les plus indignes. Les ennemis de la tolérance ne doivent
pas, à mon avis, se prévaloir de l'exemple odieux
des juges de Socrate.
Il est évident d'ailleurs qu'il fut la victime d'un parti
furieux animé contre lui. Il s'était fait des ennemis
irréconciliables des sophistes, des orateurs, des poètes,
qui enseignaient dans les écoles, et même de tous
les précepteurs qui avaient soin des enfants de distinction.
Il avoue lui-même, dans son discours rapporté par
Platon, qu'il allait de maison en maison prouver à ces
précepteurs qu'ils n'étaient que des ignorants.
Cette conduite n'était pas digne de celui qu'un oracle
avait déclaré le plus sage des hommes. On déchaîna
contre lui un prêtre et un conseiller des Cinq-cents, qui
l'accusèrent; j'avoue que je ne sais pas précisément
de quoi, je ne vois que du vague dans son Apologie; on lui fait
dire en général qu'on lui imputait d'inspirer aux
jeunes gens des maximes contre la religion et le gouvernement.
C'est ainsi qu'en usent tous les jours les calomniateurs dans
le monde; mais il faut dans un tribunal des faits avérés,
des chefs d'accusation précis et circonstanciés:
c'est ce que le procès de Socrate ne nous fournit point;
nous savons seulement qu'il eut d'abord deux cent vingt voix pour
lui. Le tribunal des Cinq-cents possédait donc deux cent
vingt philosophes: c'est beaucoup; je doute qu'on les trouvât
ailleurs. Enfin la pluralité fut pour la ciguë; mais
aussi songeons que les Athéniens, revenus à eux-mêmes,
eurent les accusateurs et les juges en horreur; que Mélitus,
le principal auteur de cet arrêt, fut condamné à
mort pour cette injustice; que les autres furent bannis, et qu'on
éleva un temple à Socrate. Jamais la philosophie
ne fut si bien vengée ni tant honorée. L'exemple
de Socrate est au fond le plus terrible argument qu'on puisse
alléguer contre l'intolérance. Les Athéniens
avaient un autel dédié aux dieux étrangers,
aux dieux qu'ils ne pouvaient connaître. Y a-t-il une plus
forte preuve non seulement d'indulgence pour toutes les nations,
mais encore de respect pour leurs cultes?
Un honnête homme, qui n'est ennemi ni de la raison, ni
de la littérature, ni de la probité, ni de la patrie,
en justifiant depuis peu la Saint-Barthélémy, cite la guerre
des Phocéens, nommée la guerre sacrée,
comme si cette guerre avait été allumée pour
le culte, pour le dogme, pour des arguments de théologie;
il s'agissait de savoir à qui appartiendrait un champ:
c'est le sujet de toutes les guerres. Des gerbes de blé
ne sont pas un symbole de croyance; jamais aucune ville grecque
ne combattit pour des opinions. D'ailleurs, que prétend
cet homme modeste et doux? Veut-il que nous fassions une guerre
sacrée?
Chez les anciens Romains, depuis Romulus jusqu'aux temps où
les chrétiens disputèrent avec les prêtres
de l'empire, vous ne voyez pas un seul homme persécuté
pour ses sentiments. Cicéron douta de tout, Lucrèce
nia tout; et on ne leur en fit pas le plus léger reproche.
La licence même alla si loin que Pline le Naturaliste commence
son livre par nier un Dieu, et par dire qu'il en est un, c'est
le soleil. Cicéron dit, en parlant des enfers: "Non
est anus tam excors quae credat, il n'y a pas même de
vieille imbécile pour les croire." Juvénal
dit: "Nec pueri credunt (satire II, vers 152); les
enfants n'en croient rien." On chantait sur le théâtre
de Rome:
(SENEQUE, Troade; choeur à la fin du second acte.)
Abhorrons ces maximes, et, tout au plus, pardonnons-les à
un peuple que les évangiles n'éclairaient pas: elles
sont fausses, elles sont impies; mais concluons que les Romains
étaient très tolérants, puisqu'elles n'excitèrent
jamais le moindre murmure.
Le grand principe du sénat et du peuple romain était:
"Deorum offensae diis curae; c'est aux dieux seuls
à se soucier des offenses faites aux dieux." Ce peuple
roi ne songeait qu'à conquérir, à gouverner
et à policer l'univers. Ils ont été nos législateurs,
comme nos vainqueurs; et jamais César, qui nous donna des
fers, des lois, et des jeux, ne voulut nous forcer à quitter
nos druides pour lui, tout grand pontife qu'il était d'une
nation notre souveraine.
Les Romains ne professaient pas tous les cultes, ils ne donnaient
pas à tous la sanction publique; mais ils les permirent
tous. Ils n'eurent aucun objet matériel de culte sous Numa,
point de simulacres, point de statues; bientôt ils en élevèrent
aux dieux majorum gentium, que les Grecs leur firent connaître.
La loi des douze tables, Deos peregrinos ne colunto, se
réduisit à n'accorder le culte public qu'aux divinités
supérieures approuvées par le sénat. Isis
eut un temple dans Rome, jusqu'au temps où Tibère
le démolit, lorsque les prêtres de ce temple, corrompus
par l'argent de Mundus, le firent coucher dans le temple, sous
le nom du dieu Anubis, avec une femme nommée Pauline. Il
est vrai que Josèphe est le seul qui rapporte cette histoire;
il n'était pas contemporain, il était crédule
et exagérateur. Il y a peu d'apparence que, dans un temps
aussi éclairé que celui de Tibère, une dame
de la première condition eût été assez
imbécile pour croire avoir les faveurs du dieu Anubis.
Mais que cette anecdote soit vraie ou fausse, il demeure certain
que la superstition égyptienne avait élevé
un temple à Rome avec le consentement public. Les Juifs
y commerçaient dès le temps de la guerre punique;
ils y avaient des synagogues du temps` d'Auguste, et ils les conservèrent
presque toujours, ainsi que dans Rome moderne. Y a-t-il un plus
grand exemple que la tolérance était regardée
par les Romains comme la loi la plus sacrée du droit des
gens?
On nous dit qu'aussitôt que les chrétiens parurent,
ils furent persécutés par ces mêmes Romains
qui ne persécutaient personne. Il me paraît évident
que ce fait est très faux; je n'en veux pour preuve que
saint Paul lui-même. Les Actes des apôtres
nous apprennent que (Note 14), saint Paul étant accusé
par les Juifs de vouloir détruire la loi mosaïque
par Jésus-Christ, saint Jacques proposa à saint
Paul de se faire raser la tête, et d'aller se purifier dans
le temple avec quatre Juifs, "afin que tout le monde sache
que tout ce qu'on dit de vous est faux, et que vous continuez
à garder la loi de Moïse".
Paul, chrétien, alla donc s'acquitter de toutes les cérémonies
judaïques pendant sept jours; mais les sept jours n'étaient
pas encore écoulés quand des Juifs d'Asie le reconnurent;
et, voyant qu'il était entré dans le temple, non
seulement avec des Juifs, mais avec des Gentils, ils crièrent
à la profanation: on le saisit, on le mena devant le gouverneur
Félix, et ensuite on s'adressa au tribunal de Festus. Les
Juifs en foule demandèrent sa mort; Festus leur répondit
(Note 15): "Ce n'est point la coutume des Romains de condamner
un homme avant que l'accusé ait ses accusateurs devant
lui, et qu'on lui ait donné la liberté de se défendre."
Ces paroles sont d'autant plus remarquables dans ce magistrat
romain qu'il paraît n'avoir eu nulle considération
pour saint Paul, n'avoir senti pour lui que du mépris:
trompé par les fausses lumières de sa raison, il
le prit pour un fou; il lui dit à lui-même qu'il
était en démence (Note 16): Multae te litterae
ad insaniam convertunt. Festus n'écouta donc que l'équité
de la loi romaine en donnant sa protection à un inconnu
qu'il ne pouvait estimer.
Voilà le Saint-Esprit lui-même qui déclare
que les Romains n'étaient pas persécuteurs, et qu'ils
étaient justes. Ce ne sont pas les Romains qui se soulevèrent
contre saint Paul, ce furent les Juifs. Saint Jacques, frère
de Jésus, fut lapidé par l'ordre d'un Juif saducéen,
et non d'un Romain. Les Juifs seuls lapidèrent saint Etienne
(Note 17); et lorsque saint Paul gardait les manteaux des exécuteurs,
certes il n'agissait pas en citoyen romain.
Les premiers chrétiens n'avaient rien sans doute à
démêler avec les Romains; ils n'avaient d'ennemis
que les Juifs, dont ils commençaient à se séparer.
On sait quelle haine implacable portent tous les sectaires à
ceux qui abandonnent leur secte. Il y eut sans doute du tumulte
dans les synagogues de Rome. Suétone dit, dans la Vie de
Claude (chap. XXV): Judaeos, impulsore Christo assidue tumultuantes,
Roma expulit. Il se trompait, en disant que c'était
à l'instigation de Christ: il ne pouvait pas être
instruit des détails d'un peuple aussi méprisé
à Rome que l'était le peuple juif; mais il ne se
trompait pas sur l'occasion de ces querelles. Suétone écrivait
sous Adrien, dans le second siècle; les chrétiens
n'étaient pas alors distingués des Juifs aux yeux
des Romains. Le passage de Suétone fait voir que les Romains,
loin d'opprimer les premiers chrétiens, réprimaient
alors les Juifs qui les persécutaient. Ils voulaient que
la synagogue de Rome eût pour ses frères séparés
la même indulgence que le sénat avait pour elle,
et les Juifs chassés revinrent bientôt après;
ils parvinrent même aux honneurs, malgré les lois
qui les en excluaient: c'est Dion Cassius et Ulpien qui nous l'apprennent
(Note 18). Est-il possible qu'après la ruine de Jérusalem
les empereurs eussent prodigué des dignités aux
Juifs, et qu'ils eussent persécuté, livré
aux bourreaux et aux bêtes, des chrétiens qu'on regardait
comme une secte de Juifs?
Néron, dit-on, les persécuta. Tacite nous apprend
qu'ils furent accusés de l'incendie de Rome, a qu'on les
abandonna à la fureur du peuple. S'agissait-il de leur
croyance dans une telle accusation? non, sans doute. Dirons-nous
que les Chinois que les Hollandais égorgèrent, il
y a quelques années, dans les faubourgs de Batavia, furent
immolés à la religion? Quelque envie qu'on ait de
se tromper, il est impossible d'attribuer à l'intolérance
le désastre arrivé sous Néron à quelques
malheureux demi-juifs et demi-chrétiens (Note 19).
Il y eut dans la suite des martyrs chrétiens. Il est
bien difficile de savoir précisément pour quelles
raisons ces martyrs furent condamnés; mais j'ose croire
qu'aucun ne le fut, sous les premiers Césars, pour sa seule
religion: on les tolérait toutes; comment aurait-on pu
rechercher et poursuivre des hommes obscurs, qui avaient un culte
particulier, dans le temps qu'on permettait tous les autres?
Les Titus, les Trajan, les Antonins, les Décius, n'étaient
pas des barbares: peut-on imaginer qu'ils auraient privé
les seuls chrétiens d'une liberté dont jouissait
toute la terre? Les aurait-on seulement osé accuser d'avoir
des mystères secrets, tandis que les mystères d'Isis,
ceux de Mithra, ceux de la déesse de Syrie, tous étrangers
au culte romain, étaient permis sans contradiction? Il
faut bien que la persécution ait eu d'autres causes, et
que les haines particulières, soutenues par la raison d'Etat,
aient répandu le sang des chrétiens.
Par exemple, lorsque saint Laurent refuse au préfet de
Rome, Cornelius Secularis, l'argent des chrétiens qu'il
avait en sa garde, il est naturel que le préfet et l'empereur
soient irrités: ils ne savaient pas que saint Laurent avait
distribué cet argent aux pauvres, et qu'il avait fait une
oeuvre charitable et sainte; ils le regardèrent comme un
réfractaire, et le firent périr (Note 20).
Considérons le martyre de saint Polyeucte. Le condamna-t-on
pour sa religion seule? Il va dans le temple, où l'on rend
aux dieux des actions de grâces pour la victoire de l'empereur
Décius; il y insulte les sacrificateurs, il renverse et
brise les autels et les statues: quel est le pays au monde où
l'on pardonnerait un pareil attentat? Le chrétien qui déchira
publiquement l'édit de l'empereur Dioclétien, et
qui attira sur ses frères la grande persécution
dans les deux dernières années du règne de
ce prince, n'avait pas un zèle selon la science, et il
était bien malheureux d'être la cause du désastre
de son parti. Ce zèle inconsidéré, qui éclata
souvent et qui fut même condamné par plusieurs Pères
de l'Eglise, a été probablement la source de toutes
les persécutions.
Je ne compare point sans doute les premiers sacramentaires aux
premiers chrétiens: je ne mets point l'erreur à
côté de la vérité; mais Farel, prédécesseur
de Jean Calvin, fit dans Arles la même chose que saint Polyeucte
avait faite en Arménie. On portait dans les rues la statue
de saint Antoine l'ermite en procession; Farel tombe avec quelques-uns
des siens sur les moines qui portaient saint Antoine, les bat,
les disperse, et jette saint Antoine dans la rivière. Il
méritait la mort, qu'il ne reçut pas, parce qu'il
eut le temps de s'enfuir. S'il s'était contenté
de crier à ces moines qu'il ne croyait pas qu'un corbeau
eût apporté la moitié d'un pain à saint
Antoine l'ermite, ni que saint Antoine eût eu des conversations
avec des centaures et des satyres, il aurait mérité
une forte réprimande, parce qu'il troublait l'ordre; mais
si le soir, après la procession, il avait examiné
paisiblement l'histoire du corbeau, des centaures, et des satyres,
on n'aurait rien eu à lui reprocher.
Quoi! les Romains auraient souffert que l'infâme Antinoüs
fût mis au rang des seconds dieux, et ils auraient déchiré,
livré aux bêtes, tous ceux auxquels on n'aurait reproché
que d'avoir paisiblement adoré un juste! Quoi! ils auraient
reconnu un Dieu suprême (Note 21), un Dieu souverain, maître
de tous les dieux secondaires, attesté par cette formule:
Deus optimus maximus; et ils auraient recherché
ceux qui adoraient un Dieu unique!
Il n'est pas croyable que jamais il y eut une inquisition contre
les chrétiens sous les empereurs, c'est-à-dire qu'on
soit venu chez eux les interroger sur leur croyance. On ne troubla
jamais sur cet article ni Juif, ni Syrien, ni Egyptien, ni bardes,
ni druides, ni philosophes. Les martyrs furent donc ceux qui s'élevèrent
contre les faux dieux. C'était une chose très sage,
très pieuse de n'y pas croire; mais enfin si, non contents
d'adorer un Dieu en esprit et en vérité, ils éclatèrent
violemment contre le culte reçu, quelque absurde qu'il
pût être, on est forcé d'avouer qu'eux-mêmes
étaient intolérants.
Tertullien, dans son Apologétique, avoue (Note 22) qu'on regardait les chrétiens comme des factieux: l'accusation
était injuste, mais elle prouvait que ce n'était
pas la religion seule des chrétiens qui excitait le zèle
des magistrats. Il avoue (Note 23) que les chrétiens refusaient
d'orner leurs portes de branches de laurier dans les réjouissances
publiques pour les victoires des empereurs: on pouvait aisément
prendre cette affectation condamnable pour un crime de lèse-majesté.
La première sévérité juridique exercée
contre les chrétiens fut celle de Domitien; mais elle se
borna à un exil qui ne dura pas une année: "Facile
coeptum repressit, restitutis etiam quos relegaverat", dit
Tertullien (chap. V). Lactance, dont le style est si emporté,
convient que, depuis Domitien jusqu'à Décius, l'Eglise
fut tranquille et florissante (Note 24). Cette longue paix, dit-il,
fut interrompue quand cet exécrable animal Décius
opprima l'Eglise: "Exstitit enim post annos plurimos exsecrabile
animal Decius, qui vexaret Ecclesiam." (Apol., chap.
IV.)
On ne veut point discuter ici le sentiment du savant Dodwell
sur le petit nombre des martyrs; mais si les Romains avaient tant
persécuté la religion chrétienne, si le sénat
avait fait mourir tant d'innocents par des supplices inusités,
s'ils avaient plongé des chrétiens dans l'huile
bouillante, s'ils avaient exposé des filles toutes nues
aux bêtes dans le cirque, comment auraient-ils laissé
en paix tous les premiers évêques de Rome? Saint
Irénée ne compte pour martyr parmi ces évoques
que le seul Télesphore, dans l'an 139 de l'ère vulgaire,
et on n'a aucune preuve que ce Télesphore ait été
mis à mort. Zéphirin gouverna le troupeau de Rome
pendant dix-huit années, et mourut paisiblement l'an 219.
Il est vrai que, dans les anciens martyrologes, on place presque
tous les premiers papes; mais le mot de martyre n'était
pris alors que suivant sa véritable signification: martyre
voulait dire témoignage, et non pas supplice.
Il est difficile d'accorder cette fureur de persécution
avec la liberté qu'eurent les chrétiens d'assembler
cinquante-six conciles que les écrivains ecclésiastiques
comptent dans les trois premiers siècles.
Il y eut des persécutions; mais si elles avaient été
aussi violentes qu'on le dit, il est vraisemblable que Tertullien,
qui écrivit avec tant de force contre le culte reçu,
ne serait pas mort dans son lit. On sait bien que les empereurs
ne lurent pas son Apologétique; qu'un écrit
obscur, composé en Afrique, ne parvient pas à ceux
qui sont chargés du gouvernement du monde; mais il devait
être connu de ceux qui approchaient le proconsul d'Afrique:
il devait attirer beaucoup de haine à l'auteur; cependant
il ne souffrit point le martyre.
Origène enseigna publiquement dans Alexandrie, et ne
fut point mis à mort. Ce même Origène, qui
parlait avec tant de liberté aux païens et aux chrétiens,
qui annonçait Jésus aux uns, qui niait un Dieu en
trois personnes aux autres, avoue expressément, dans son
troisième livre contre Celse, "qu'il y a eu très
peu de martyrs, et encore de loin à loin. Cependant, dit-il,
les chrétiens ne négligent rien pour faire embrasser
leur religion par tout le monde; ils courent dans les villes,
dans les bourgs, dans les villages".
Il est certain que ces courses continuelles pouvaient être
aisément accusées de sédition par les prêtres
ennemis; et pourtant ces missions sont tolérées,
malgré le peuple égyptien, toujours turbulent, séditieux
et lâche: peuple qui avait déchiré un Romain
pour avoir tué un chat, peuple en tout temps méprisable,
quoi qu'en disent les admirateurs des pyramides (Note 25).
Qui devait plus soulever contre lui les prêtres et le
gouvernement que saint Grégoire Thaumaturge, disciple d'Origène?
Grégoire avait vu pendant la nuit un vieillard envoyé
de Dieu, accompagné d'une femme resplendissante de lumière:
cette femme était la sainte Vierge, et ce vieillard était
saint Jean l'évangéliste. Saint Jean lui dicta un
symbole que saint Grégoire alla prêcher. Il passa,
en allant à Néocésarée, prés
d'un temple où l'on rendait des oracles et où la
pluie l'obligea de passer la nuit; il y fit plusieurs signes de
croix. Le lendemain le grand sacrificateur du temple fut étonné
que les démons, qui lui répondaient auparavant,
ne voulaient plus rendre d'oracles; il les appela: les diables
vinrent pour lui dire qu'ils ne viendraient plus; ils lui apprirent
qu'ils ne pouvaient plus habiter ce temple, parce que Grégoire
y avait passé la nuit, et qu'il y avait fait des signes
de croix.
Le sacrificateur fit saisir Grégoire, qui lui répondit:
"Je peux chasser les démons d'où je veux, et
les faire entrer où il me plaira. - Faites-les donc rentrer
dans mon temple", dit le sacrificateur. Alors Grégoire
déchira un petit morceau d'un volume qu'il tenait à
la main, et y traça ces paroles: "Grégoire
à Satan: Je te commande de rentrer dans ce temple."
On mit ce billet sur l'autel: les démons obéirent,
et rendirent ce jour-là leurs oracles comme à l'ordinaire;
après quoi ils cessèrent, comme on le sait.
C'est saint Grégoire de Nysse qui rapporte ces faits
dans la vie de saint Grégoire Thaumaturge. Les prêtres
des idoles devaient sans doute être animés contre
Grégoire, et, dans leur aveuglement, le déférer
au magistrat: cependant leur plus grand ennemi n'essuya aucune
persécution.
Il est dit dans l'histoire de saint Cyprien qu'il fut le premier
évêque de Carthage condamné à la mort.
Le martyre de saint Cyprien est de l'an 258 de notre ère:
donc pendant un très long temps aucun évêque
de Carthage ne fut immolé pour sa religion. L'histoire
ne nous dit point quelles calomnies s'élevèrent
contre saint Cyprien, quels ennemis il avait, pourquoi le proconsul
d'Afrique fut irrité contre lui. Saint Cyprien écrit
à Cornélius, évêque de Rome: "Il
arriva depuis peu une émotion populaire à Carthage,
et on cria par deux fois qu'il fallait me jeter aux lions."
Il est bien vraisemblable que les emportements du peuple féroce
de Carthage furent enfin cause de la mort de Cyprien; et il est
bien sûr que ce ne fut pas l'empereur Gallus qui le condamna
de si loin pour sa religion, puisqu'il laissait en paix Corneille,
qui vivait sous ses yeux.
Tant de causes secrètes se mêlent souvent à
la cause apparente, tant de ressorts inconnus servent à
persécuter un homme, qu'il est impossible de démêler
dans les siècles postérieurs la source cachée
des malheurs des hommes les plus considérables, à
plus forte raison celle du supplice d'un particulier qui ne pouvait
être connu que par ceux de son parti.
Remarquez que saint Grégoire Thaumaturge et saint Denis,
évêque d'Alexandrie, qui ne furent point suppliciés,
vivaient dans le temps de saint Cyprien. Pourquoi, étant
aussi connus pour le moins que cet évêque de Carthage,
demeurèrent-ils paisibles? Et pourquoi saint Cyprien fut-il
livré au supplice? N'y a-t-il pas quelque apparence que
l'un succomba sous des ennemis personnels et puissants, sous la
calomnie, sous le prétexte de la raison d'Etat, qui se
joint si souvent à la religion, et que les autres eurent
le bonheur d'échapper à la méchanceté
des hommes?
Il n'est guère possible que la seule accusation de christianisme
ait fait périr saint Ignace sous le clément et juste
Trajan, puisqu'on permit aux chrétiens de l'accompagner
et de le consoler, quand on le conduisit à Rome (Note 26).
Il y avait eu souvent des séditions dans Antioche, ville
toujours turbulente, où Ignace était évêque
secret des chrétiens: peut-être ces séditions,
malignement imputées aux chrétiens innocents, excitèrent
l'attention du gouvernement, qui fut trompé, comme il est
trop souvent arrivé.
Saint Siméon, par exemple, fut accusé devant Sapor
d'être l'espion des Romains. L'histoire de son martyre rapporte
que le roi Sapor lui proposa d'adorer le soleil; mais on sait
que les Perses ne rendaient point de culte au soleil: ils le regardaient
comme un emblème du bon principe, d'Oromase, ou Orosmade,
du Dieu créateur qu'ils reconnaissaient.
Quelque tolérant que l'on puisse être, on ne peut
s'empêcher de sentir quelque indignation contre ces déclamateurs
qui accusent Dioclétien d'avoir persécuté
les chrétiens depuis qu'il fut sur le trône; rapportons-nous-en
à Eusèbe de Césarée: son témoignage
ne peut être récusé; le favori, le panégyriste
de Constantin, l'ennemi violent des empereurs précédents,
doit en être cru quand il les justifie. Voici ses paroles
(Note 27): "Les empereurs donnèrent longtemps aux
chrétiens de grandes marques de bienveillance; ils leur
confièrent des provinces; plusieurs chrétiens demeurèrent
dans le palais; ils épousèrent même des chrétiennes.
Dioclétien prit pour son épouse Prisca, dont la
fille fut femme de Maximien Galère, etc."
Qu'on apprenne donc de ce témoignage décisif à
ne plus calomnier; qu'on juge si la persécution excitée
par Galère, après dix-neuf ans d'un règne
de clémence et de bienfaits, ne doit pas avoir sa source
dans quelque intrigue que nous ne connaissons pas.
Qu'on voie combien la fable de la légion thébaine
ou thébéenne, massacrée, dit-on, tout entière
pour la religion, est une fable absurde. Il est ridicule qu'on
ait fait venir cette légion d'Asie par le grand Saint-Bernard;
il est impossible qu'on l'eût appelée d'Asie pour
venir apaiser une sédition dans les Gaules, un an après
que cette sédition avait été réprimée;
il n'est pas moins impossible qu'on ait égorgé six
mille hommes d'infanterie et sept cents cavaliers dans un passage
où deux cents hommes pourraient arrêter une armée
entière. La relation de cette prétendue boucherie
commence par une imposture évidente: "Quand la terre
gémissait sous la tyrannie de Dioclétien, le ciel
se peuplait de martyrs." Or cette aventure, comme or l'a
dit, est supposée en 286, temps où Dioclétien
favorisait le plus les chrétiens, et où l'empire
romain fut le plus heureux. Enfin ce qui devrait épargner
toutes ces discussions, c'est qu'il n'y eut jamais de légion
thébaine: les Romains étaient trop fiers et trop
sensés pour composer une légion de ces Egyptiens
qui ne servaient à Rome que d'esclaves, Verna Canopi:
c'est comme s'ils avaient eu une légion juive. Nous avons
les noms des trente-deux légions qui faisaient les principales
forces de l'empire romain; assurément la légion
thébaine ne s'y trouve pas. Rangeons donc ce conte avec
les vers acrostiches des sibylles qui prédisaient les miracles
de Jésus-Christ, et avec tant de pièces supposées
qu'un faux zèle prodigua pour abuser la crédulité.
Le mensonge en a trop longtemps imposé aux hommes; il
est temps qu'on connaisse le peu de vérités qu'on
peut démêler à travers ces nuages de fables
qui couvrent l'histoire romaine depuis Tacite et Suétone,
et qui ont presque toujours enveloppé les annales des autres
nations anciennes.
Comment peut-on croire, par exemple, que les Romains, ce peuple
grave et sévère de qui nous tenons nos lois, aient
condamné des vierges chrétiennes, des filles de
qualité, à la prostitution? C'est bien mal connaître
l'austère dignité de nos législateurs, qui
punissaient si sévèrement les faiblesses des vestales.
Les Actes sincères de Ruinart rapportent ces turpitudes;
mais doit-on croire aux Actes de Ruinart comme aux Actes des
apôtres? Ces Actes sincères disent, après
Bollandus, qu'il y avait dans la ville d'Ancyre sept vierges chrétiennes,
d'environ soixante et dix ans chacune, que le gouverneur Théodecte
les condamna à passer par les mains des jeunes gens de
la ville; mais que ces vierges ayant été épargnées,
comme de raison, il les obligea de servir toutes nues aux mystères
de Diane, auxquels pourtant on n'assista jamais qu'avec un voile.
Saint Théodote, qui, à la vérité,
était cabaretier, mais qui n'en était pas moins
zélé, pria Dieu ardemment de vouloir bien faire
mourir ces saintes filles, de peur qu'elles ne succombassent à
la tentation. Dieu l'exauça; le gouverneur les fit jeter
dans un lac avec une pierre au cou: elles apparurent aussitôt
à Théodote, et le prièrent de ne pas souffrir
que leurs corps fussent mangés des poissons; ce furent
leurs propres paroles.
Le saint cabaretier et ses compagnons allèrent pendant
la nuit au bord du lac gardé par des soldats; un flambeau
céleste marcha toujours devant eux, et quand ils furent
au lieu où étaient les gardes, un cavalier céleste,
armé de toutes pièces, poursuivit ces gardes la
lance à la main. Saint Théodote retira du lac les
corps des vierges: il fut mené devant le gouverneur, et
le cavalier céleste n'empêcha pas qu'on ne lui tranchât
la tête. Ne cessons de répéter que nous vénérons
les vrais martyrs, mais qu'il est difficile de croire cette histoire
de Bollandus et de Ruinart.
Faut-il rapporter ici le conte du jeune saint Romain? On le
jeta dans le feu, dit Eusèbe, et des Juifs qui étaient
présents insultèrent à Jésus-Christ
qui laissait brûler ses confesseurs, après que Dieu
avait tiré Sidrach, Misach, et Abdenago, de la fournaise
ardente. A peine les Juifs eurent-ils parlé que saint Romain
sortit triomphant du bûcher: l'empereur ordonna qu'on lui
pardonnât, et dit au juge qu'il ne voulait rien avoir à
démêler avec Dieu; étranges paroles pour Dioclétien!
Le juge, malgré l'indulgence de l'empereur, commanda qu'on
coupât la langue à saint Romain, et, quoiqu'il eût
des bourreaux, il fit faire cette opération par un médecin.
Le jeune Romain, né bègue, parla avec volubilité
dès qu'il eut la langue coupée. Le médecin
essuya une réprimande, et, pour montrer que l'opération
était faite selon les règles de l'art, il prit un
passant et lui coupa juste autant de langue qu'il en avait coupé
à saint Romain, de quoi le passant mourut sur-le-champ:
car, ajoute savamment l'auteur, l'anatomie nous apprend
qu'un homme sans langue ne saurait vivre. En vérité,
si Eusèbe a écrit de pareilles fadaises, si on ne
les a point ajoutées à ses écrits, quel fond
peut-on faire sur son Histoire?
On nous donne le martyre de sainte Félicité et
de ses sept enfants, envoyés, dit-on, à la mort
par le sage et pieux Antonin, sans nommer l'auteur de la relation.
Il est bien vraisemblable que quelque auteur plus zélé
que vrai a voulu imiter l'histoire des Maccabées. C'est
ainsi que commence la relation: "Sainte Félicité
était romaine, elle vivait sous le règne d'Antonin";
il est clair, par ces paroles, que l'auteur n'était pas
contemporain de sainte Félicité. Il dit que le préteur
les jugea sur son tribunal dans le champ de Mars; mais le préfet
de Rome tenait son tribunal au Capitole, et non au champ de Mars,
qui, après avoir servi à tenir les comices, servait
alors aux revues des soldats, aux courses, aux jeux militaires:
cela seul démontre la supposition.
Il est dit encore qu'après le jugement, l'empereur commit
à différents juges le soin de faire exécuter
l'arrêt: ce qui est entièrement contraire à
toutes les formalités de ces temps-là et à
celles de tous les temps.
Il y a de même un saint Hippolyte, que l'on suppose traîné
par des chevaux, comme Hippolyte, fils de Thésée.
Ce supplice ne fut jamais connu des anciens Romains, et la seule
ressemblance du nom a fait inventer cette fable.
Observez encore que dans les relations des martyres, composées
uniquement par les chrétiens mêmes, on voit presque
toujours une foule de chrétiens venir librement dans la
prison du condamné, le suivre au supplice, recueillir son
sang, ensevelir son corps, faire des miracles avec les reliques.
Si c'était la religion seule qu'on eût persécutée,
n'aurait-on pas immolé ces chrétiens déclarés
qui assistaient leurs frères condamnés, et qu'on
accusait d'opérer des enchantements avec les restes des
corps martyrisés? Ne les aurait-on pas traités comme
nous avons traité les vaudois, les albigeois, les hussites,
les différentes sectes des protestants? Nous les avons
égorgés, brûlés en foule, sans distinction
ni d'âge ni de sexe. Y a-t-il, dans les relations avérées
des persécutions anciennes, un seul trait qui approche
de la Saint-Barthélémy et des massacres d'Irlande? Y en
a-t-il un seul qui ressemble à la fête annuelle qu'on
célèbre encore dans Toulouse, fête cruelle,
fête abolissable à jamais, dans laquelle un peuple
entier remercie Dieu en procession, et se félicite d'avoir
égorgé, il y a deux cents ans, quatre mille de ses
concitoyens?
Je le dis avec horreur, mais avec vérité: c'est
nous, chrétiens, c'est nous qui avons été
persécuteurs, bourreaux, assassins! Et de qui? de nos frères.
C'est nous qui avons détruit cent villes, le crucifix ou
la Bible à la main, et qui n'avons cessé de répandre
le sang et d'allumer des bûchers, depuis le règne
de Constantin jusqu'aux fureurs des cannibales qui habitaient
les Cévennes: fureurs qui, grâces au ciel, ne subsistent
plus aujourd'hui.
Nous envoyons encore quelquefois à la potence de pauvres
gens du Poitou, du Vivarais, de Valence, de Montauban. Nous avons
pendu, depuis 1745, huit personnages de ceux qu'on appelle prédicants
ou ministres de l'Evangile, qui n'avaient d'autre crime
que d'avoir prié Dieu pour le roi en patois, et d'avoir
donné une goutte de vin et un morceau de pain levé
à quelques paysans imbéciles. On ne sait rien de
cela dans Paris, où le plaisir est la seule chose importante,
où l'on ignore tout ce qui se passe en province et chez
les étrangers. Ces procès se font en une heure,
et plus vite qu'on ne juge un déserteur. Si le roi en était
instruit, il ferait grâce.
On ne traite ainsi les prêtres catholiques en aucun pays
protestant. Il y a plus de cent prêtres catholiques en Angleterre
et en Irlande; on les connaît, on les a laissés vivre
très paisiblement dans la dernière guerre.
Serons-nous toujours les derniers à embrasser les opinions
saines des autres nations? Elles se sont corrigées: quand
nous corrigerons-nous? Il a fallu soixante ans pour nous faire
adopter ce que Newton avait démontré; nous commençons
à peine à oser; sauver la vie à nos enfants
par l'inoculation; nous ne pratiquons que depuis très peu
de temps les vrais principes de l'agriculture; quand commencerons-nous
à pratiquer les vrais principes de l'humanité? et
de quel front pouvons-nous reprocher aux païens d'avoir fait
des martyrs, tandis que nous avons été coupables
de la même cruauté dans les mêmes circonstances?
Accordons que les Romains ont fait mourir une multitude de chrétiens
pour leur seule religion: en ce cas, les Romains ont été
très condamnables. Voudrions-nous commettre la même
injustice? Et quand nous leur reprochons d'avoir persécuté,
voudrions-nous être persécuteurs?
S'il se trouvait quelqu'un assez dépourvu de bonne foi,
ou assez fanatique, pour me dire ici: Pourquoi venez-vous développer
nos erreurs et nos fautes? pourquoi détruire nos faux miracles
et nos fausses légendes? Elles sont l'aliment de la piété
de plusieurs personnes; il y a des erreurs nécessaires;
n'arrachez pas du corps un ulcère invétéré
qui entraînerait avec lui la destruction du corps, voici
ce que je lui répondrais.
Tous ces faux miracles par lesquels vous ébranlez la
foi qu'on doit aux véritables, toutes ces légendes
absurdes que vous ajoutez aux vérités de l'Evangile,
éteignent la religion dans les coeurs; trop de personnes
qui veulent s'instruire, et qui n'ont pas le temps de s'instruire
assez, disent: Les maîtres de ma religion m'ont trompé,
il n'y a donc point de religion; il vaut mieux se jeter dans les
bras de la nature que dans ceux de l'erreur; j'aime mieux dépendre
de la loi naturelle que des inventions des hommes. D'autres ont
le malheur d'aller encore plus loin: ils voient que l'imposture
leur a mis un frein, et ils ne veulent pas même du frein
de la vérité, ils penchent vers l'athéisme;
on devient dépravé parce que d'autres ont été
fourbes et cruels.
Voilà certainement les conséquences de toutes
les fraudes pieuses et de toutes les superstitions. Les hommes
d'ordinaire ne raisonnent qu'à demi; c'est un très
mauvais argument que de dire: Voragine, l'auteur de La Légende
dorée, et le jésuite Ribadeneira, compilateur
de La Fleur des saints, n'ont dit que des sottises: donc
il n'y a point de Dieu; les catholiques ont égorgé
un certain nombre de huguenots, et les huguenots à leur
tour ont assassiné un certain nombre de catholiques: donc
il n'y a point de Dieu; on s'est servi de la confession, de la
communion, et de tous les sacrements, pour commettre les crimes
les plus horribles: donc il n'y a point de Dieu. Je conclurais
au contraire: donc il y a un Dieu qui, après cette vie
passagère, dans laquelle nous l'avons tant méconnu,
et tant commis de crimes en son nom, daignera nous consoler de
tant d'horribles malheurs: car, à considérer les
guerres de religion, les quarante schismes des papes, qui ont
presque tous été sanglants; les impostures, qui
ont presque toutes été funestes; les haines irréconciliables
allumées par les différentes opinions; à
voir tous les maux qu'a produits le faux zèle, les hommes
ont eu longtemps leur enfer dans cette vie.
Mais quoi! sera-t-il permis à chaque citoyen de ne croire
que sa raison, et de penser ce que cette raison éclairée
ou trompée lui dictera? Il le faut bien (Note 28), pourvu
qu'il ne trouble point l'ordre: car il ne dépend pas de
l'homme de croire ou de ne pas croire, mais il dépend de
lui de respecter les usages de sa patrie; et si vous disiez que
c'est un crime de ne pas croire à la religion dominante,
vous accuseriez donc vous-même les premiers chrétiens
vos pères, et vous justifieriez ceux que vous accusez de
les avoir livrés aux supplices.
Vous répondez que la différence est grande, que
toutes les religions sont les ouvrages des hommes, et que l'Eglise
catholique, apostolique et romaine, est seule l'ouvrage de Dieu.
Mais en bonne foi, parce que notre religion est divine doit-elle
régner par la haine, par les fureurs, par les exils, par
l'enlèvement des biens, les prisons, les tortures, les
meurtres, et par les actions de grâces rendues à
Dieu pour ces meurtres? Plus la religion chrétienne est
divine, moins il appartient à l'homme de la commander;
si Dieu l'a faite, Dieu la soutiendra sans vous. Vous savez que
l'intolérance ne produit que des hypocrites ou des rebelles:
quelle funeste alternative! Enfin voudriez-vous soutenir par des
bourreaux la religion d'un Dieu que des bourreaux ont fait périr,
et qui n'a prêché que la douceur et la patience?
Voyez, je vous prie, les conséquences affreuses du droit
de l'intolérance. S'il était permis de dépouiller
de ses biens, de jeter dans les cachots, de tuer un citoyen qui,
sous un tel degré de latitude, ne professerait pas la religion
admise sous ce degré, quelle exception exempterait les
premiers de l'Etat des mêmes peines? La religion lie également
le monarque et les mendiants: aussi plus de cinquante docteurs
ou moines ont affirmé cette horreur monstrueuse qu'il était
permis de déposer, de tuer les souverains qui ne penseraient
pas comme l'Eglise dominante; et les parlements du royaume n'ont
cessé de proscrire ces abominables décisions d'abominables
théologiens (Note 29).
Le sang de Henri le Grand fumait encore quand le parlement de
Paris donna un arrêt qui établissait l'indépendance
de la couronne comme une loi fondamentale. Le cardinal Duperron,
qui devait la pourpre à Henri le Grand, s'éleva,
dans les états de 1614, contre l'arrêt du parlement,
et le fit supprimer. Tous les journaux du temps rapportent les
termes dont Duperron se servit dans ses harangues: "Si un
prince se faisait arien, dit-il, on serait bien obligé
de le déposer."
Non assurément, monsieur le cardinal. On veut bien adopter
votre supposition chimérique qu'un de nos rois, ayant lu
l'histoire des conciles et des pères, frappé d'ailleurs
de ces paroles: Mon père est plus grand que moi,
les prenant trop à la lettre et balançant entre
le concile de Nicée et celui de Constantinople, se déclarât
pour Eusèbe de Nicomédie: je n'en obéirai
pas moins à mon roi, je ne me croirai pas moins lié
par le serment que je lui ai fait; et si vous osiez vous soulever
contre lui, et que je fusse un de vos juges, je vous déclarerais
criminel de lèse-majesté.
Duperron poussa plus loin la dispute, et je l'abrège.
Ce n'est pas ici le lieu d'approfondir ces chimères révoltantes;
je me bornerai à dire, avec tous les citoyens, que ce n'est
point parce que Henri IV fut sacré à Chartres qu'on
lui devait obéissance, mais parce que le droit incontestable
de la naissance donnait la couronne à ce prince, qui la
méritait par son courage et par sa bonté.
Qu'il soit donc permis de dire que tout citoyen doit hériter,
par le même droit, des biens de son père, et qu'on
ne voit pas qu'il mérite d'en être privé,
et d'être traîné au gibet, parce qu'il sera
du sentiment de Ratram contre Paschase Ratbert, et de Bérenger
contre Scot.
On sait que tous nos dogmes n'ont pas toujours été
clairement expliqués et universellement reçus dans
notre Eglise. Jésus-Christ ne nous ayant point dit comment
procédait le Saint-Esprit, l'Eglise latine crut longtemps
avec la grecque qu'il ne procédait que du Père:
enfin elle ajouta au symbole qu'il procédait aussi du Fils.
Je demande si, le lendemain de cette décision, un citoyen
qui s'en serait tenu au symbole de la veille eût été
digne de mort? La cruauté, l'injustice, seraient-elles
moins grandes de punir aujourd'hui celui qui penserait comme on
pensait autrefois? Etait-on coupable, du temps d'Honorius Ier,
de croire que Jésus n'avait pas deux volontés?
Il n'y a pas longtemps que l'immaculée conception est
établie: les dominicains n'y croient pas encore. Dans quel
temps les dominicains commenceront-ils à mériter
des peines dans ce monde et dans l'autre?
Si nous devons apprendre de quelqu'un à nous conduire
dans nos disputes interminables, c'est certainement des apôtres
et des évangélistes. Il y avait de quoi exciter
un schisme violent entre saint Paul et saint Pierre. Paul dit
expressément dans son Epître aux Galates qu'il
résista en face à Pierre parce que Pierre était
répréhensible, parce qu'il usait de dissimulation
aussi bien que Barnabé, parce qu'ils mangeaient avec les
Gentils avant l'arrivée de Jacques, et qu'ensuite ils se
retirèrent secrètement, et se séparèrent
des Gentils de peur d'offenser les circoncis. "Je vis, ajoute-t-il,
qu'ils ne marchaient pas droit selon l'Evangile; je dis à
Céphas: Si vous, Juif, vivez comme les Gentils, et non
comme les Juifs, pourquoi obligez-vous les Gentils à judaïser?"
C'était là un sujet de querelle violente. Il s'agissait
de savoir si les nouveaux chrétiens judaïseraient
ou non. Saint Paul alla dans ce temps-là même sacrifier
dans le temple de Jérusalem. On sait que les quinze premiers
évêques de Jérusalem furent des Juifs circoncis,
qui observèrent le sabbat, et qui s'abstinrent des viandes
défendues. Un évêque espagnol ou portugais
qui se ferait circoncire, et qui observerait le sabbat, serait
brûlé dans un autodafé. Cependant la
paix ne fut altérée, pour cet objet fondamental,
ni parmi les apôtres, ni parmi les premiers chrétiens.
Si les évangélistes avaient ressemblé aux
écrivains modernes, ils avaient un champ bien vaste pour
combattre les uns contre les autres. Saint Matthieu compte vingt-huit
générations depuis David jusqu'à Jésus;
saint Luc en compte quarante et une, et ces générations
sont absolument différentes. On ne voit pourtant nulle
dissension s'élever entre les disciples sur ces contrariétés
apparentes, très bien conciliées par plusieurs Pères
de l'Eglise. La charité ne fut point blessée, la
paix fut conservée. Quelle plus grande leçon de
nous tolérer dans nos disputes, et de nous humilier dans
tout ce que nous n'entendons pas!
Saint Paul, dans son Epître à quelques juifs
de Rome convertis au christianisme, emploie toute la fin du troisième
chapitre à dire que la seule foi glorifie, et que les oeuvres
ne justifient personne. Saint Jacques, au contraire, dans son
Epître aux douze tribus dispersées par toute
la terre, chapitre II, ne cesse de dire qu'on ne peut être
sauvé sans les oeuvres. Voilà ce qui a séparé
deux grandes communions parmi nous, et ce qui ne divisa point
les apôtres.
Si la persécution contre ceux avec qui nous disputons
était une action sainte, il faut avouer que celui qui aurait
fait tuer le plus d'hérétiques serait le plus grand
saint du paradis. Quelle figure y ferait un homme qui se serait
contenté de dépouiller ses frères, et de
les plonger dans des cachots, auprès d'un zélé
qui en aurait massacré des centaines le jour de la Saint-Barthélémy?
En voici la preuve.
Le successeur de saint Pierre et son consistoire ne peuvent
errer; ils approuvèrent, célébrèrent,
consacrèrent, l'action de la Saint-Barthélémy: donc
cette action était très sainte; donc de deux assassins
égaux en piété, celui qui aurait éventré
vingt-quatre femmes grosses huguenotes doit être élevé
en gloire du double de celui qui n'en aura éventré
que douze. Par la même raison, les fanatiques des Cévennes
devaient croire qu'ils seraient élevés en gloire
à proportion du nombre des prêtres, des religieux,
et des femmes catholiques qu'ils auraient égorgés.
Ce sont là d'étranges titres pour la gloire éternelle.
On appelle, je crois, droit divin les préceptes
que Dieu a donnés lui-même. Il voulut que les Juifs
mangeassent un agneau cuit avec des laitues, et que les convives
le mangeassent debout, un bâton à la main, en commémoration
du Phasé; il ordonna que la consécration
du grand prêtre se ferait en mettant du sang à son
oreille droite, à sa main droite et à son pied droit,
coutumes extraordinaires pour nous, mais non pas pour l'Antiquité;
il voulut qu'on chargeât le bouc Hazazel des iniquités
du peuple; il défendit qu'on se nourrît (Note 30)
de poissons sans écailles, de porcs, de lièvres,
de hérissons, de hiboux, de griffons, d'ixions, etc.
Il institua les fêtes, les cérémonies. Toutes
ces choses, qui semblaient arbitraires aux autres nations, et
soumises au droit positif, à l'usage, étant commandées
par Dieu même, devenaient un droit divin pour les Juifs,
comme tout ce que Jésus-Christ, fils de Marie, fils de
Dieu, nous a commandé, est de droit divin pour nous.
Gardons-nous de rechercher ici pourquoi Dieu a substitué
une loi nouvelle à celle qu'il avait donnée à
Moïse, et pourquoi il avait commandé à Moïse
plus de choses qu'au patriarche Abraham, et plus à Abraham
qu'à Noé (Note 31). Il semble qu'il daigne se proportionner
aux temps et à la population du genre humain: c'est une
gradation paternelle; mais ces abîmes sont trop profonds
pour notre débile vue. Tenons-nous dans les bornes de notre
sujet; voyons d'abord ce qu'était l'intolérance
chez les Juifs.
Il est vrai que, dans l'Exode, les Nombres, le
Lévitique, le Deutéronome, il y a
des lois très sévères sur le culte, et des
châtiments plus sévères encore. Plusieurs
commentateurs ont de la peine à concilier les récits
de Moïse avec les passages de Jérémie et d'Amos,
et avec le célèbre discours de saint Etienne, rapporté
dans les Actes des apôtres. Amos dit (Note 32) que
les Juifs adorèrent toujours dans le désert Moloch,
Rempham, et Kium. Jérémie dit expressément
(Note 33) que Dieu ne demanda aucun sacrifice à leurs pères
quand ils sortirent d'Egypte. Saint Etienne, dans son discours
aux Juifs, s'exprime ainsi: "Ils adorèrent l'armée
du ciel (Note 34); ils n'offrirent ni sacrifices ni hosties dans
le désert pendant quarante ans; ils portèrent le
tabernacle du dieu Moloch, et l'astre de leur dieu Rempham."
D'autres critiques infèrent du culte de tant de dieux
étrangers que ces dieux furent tolérés par
Moïse, et ils citent en preuves ces paroles du Deutéronome
(Note 35): "Quand vous serez dans la terre de Chanaan, vous
ne ferez point comme nous faisons aujourd'hui, où chacun
fait ce qui lui semble bon (Note 36)."
Ils appuient leur sentiment sur ce qu'il n'est parlé
d'aucun acte religieux du peuple dans le désert: point
de pâque célébrée, point de pentecôte,
nulle mention qu'on ait célébré la fête
des tabernacles, nulle prière publique établie;
enfin la circoncision, ce sceau de l'alliance de Dieu avec Abraham,
ne fut point pratiquée.
Ils se prévalent encore de l'histoire de Josué.
Ce conquérant dit aux Juifs (Note 37): "L'option vous
est donnée: choisissez quel parti il vous plaira, ou d'adorer
les dieux que vous avez servis dans le pays des Amorrhéens,
ou ceux que vous avez reconnus en Mésopotamie." Le
peuple répond: "Il n'en sera pas ainsi, nous servirons
Adonaï." Josué leur répliqua: "Vous
avez choisi vous-mêmes; ôtez donc du milieu de vous
les dieux étrangers." Ils avaient donc eu incontestablement
d'autres dieux qu'Adonaï sous Moïse.
Il est très inutile de réfuter ici les critiques
qui pensent que le Pentateuque ne fut pas écrit
par Moïse; tout a été dit dès longtemps
sur cette matière; et quand même quelque petite partie
des livres de Moïse aurait été écrite
du temps des juges ou des pontifes, ils n'en seraient pas moins
inspirés et moins divins.
C'est assez, ce me semble, qu'il soit prouvé par la sainte
Ecriture que, malgré la punition extraordinaire attirée
aux Juifs par le culte d'Apis, ils conservèrent longtemps
une liberté entière: peut-être même
que le massacre que fit Moïse de vingt-trois mille hommes
pour le veau érigé par son frère lui fit
comprendre qu'on ne gagnait rien par la rigueur, et qu'il fut
obligé de fermer les yeux sur la passion du peuple pour
les dieux étrangers.
Lui-même (Note 38) semble bientôt transgresser la
loi qu'il a donnée. Il a défendu tout simulacre,
cependant il érige un serpent d'airain. La même exception
à la loi se trouve depuis dans le temple de Salomon: ce
prince fait sculpter douze boeufs qui soutiennent le grand bassin
du temple; des chérubins sont posés dans l'arche;
ils ont une tête d'aigle et une tête de veau; et c'est
apparemment cette tête de veau mal faite, trouvée
dans le temple par des soldats romains, qui fit croire longtemps
que les Juifs adoraient un âne.
En vain le culte des dieux étrangers est défendu;
Salomon est paisiblement idolâtre. Jéroboam, à
qui Dieu donna dix parts du royaume, fait ériger deux veaux
d'or, et règne vingt-deux ans, en réunissant en
lui les dignités de monarque et de pontife. Le petit royaume
de Juda dresse sous Roboam des autels étrangers et des
statues. Le saint roi Asa ne détruit point les hauts lieux
(Note 39). Le grand prêtre Urias érige dans le temple,
à la place de l'autel des holocaustes, un autel du roi
de Syrie (Note 40). On ne voit, en un mot, aucune contrainte sur
la religion. Je sais que la plupart des rois juifs s'exterminèrent,
s'assassinèrent les uns les autres; mais ce fut toujours
pour leur intérêt, et non pour leur croyance.
Il est vrai (Note 41) que parmi les prophètes il y en
eut qui intéressèrent le ciel à leur vengeance:
Elie fit descendre le feu céleste pour consumer les prêtres
de Baal; Elisée fit venir des ours pour dévorer
quarante-deux petits enfants qui l'avaient appelé tête
chauve; mais ce sont des miracles rares, et des faits qu'il
serait un peu dur de vouloir imiter.
On nous objecte encore que le peuple juif fut très ignorant
et très barbare. Il est dit (Note 42) que, dans la guerre
qu'il fit aux Madianites (Note 43), Moïse ordonna de tuer
tous les enfants mâles et toutes les mères, et de
partager le butin. Les vainqueurs trouvèrent dans le camp
675000 brebis, 72000 boeufs, 61000 ânes, et 32000 jeunes
filles; ils en firent le partage, et tuèrent tout le reste.
Plusieurs commentateurs même prétendent que trente-deux
filles furent immolées au Seigneur: "Cesserunt in
partem Domini triginta duae animae."
En effet, les Juifs immolaient des hommes à la Divinité,
témoin le sacrifice de Jephté (Note 44), témoin
le roi Agag (Note 45) coupé en morceaux par le prêtre
Samuel. Ezéchiel même leur promet, pour les encourager,
qu'ils mangeront de la chair humaine: "Vous mangerez, dit-il,
le cheval et le cavalier; vous boirez le sang des princes."
Plusieurs commentateurs appliquent deux versets de cette prophétie
aux Juifs mêmes, et les autres aux animaux carnassiers.
On ne trouve, dans toute l'histoire de ce peuple, aucun trait
de générosité, de magnanimité, de
bienfaisance; mais il s'échappe toujours, dans le nuage
de cette barbarie si longue et si affreuse, des rayons d'une tolérance
universelle.
Jephté, inspiré de Dieu, et qui lui immola sa
fille, dit aux Ammonites (Note 46): "Ce que votre dieu Chamos
vous a donné ne vous appartient-il pas de droit? Souffrez
donc que nous prenions la terre que notre Dieu nous a promise."
Cette déclaration est précise: elle peut mener bien
loin; mais au moins elle est une preuve évidente que Dieu
tolérait Chamos. Car la sainte Ecriture ne dit pas: Vous
pensez avoir droit sur les terres que vous dites vous avoir été
données par le dieu Chamos; elle dit positivement: "Vous
avez droit, tibi jure debentur"; ce qui est le vrai
sens de ces paroles hébraïques: Otho thirasch.
L'histoire de Michas et du lévite, rapportée aux
XVII e et XVIII e chapitres du livre des Juges est bien encore
une preuve incontestable de la tolérance et de la liberté
la plus grande, admise alors chez les Juifs. La mère de
Michas, femme fort riche d'Ephraïm, avait perdu onze cents
pièces d'argent; son fils les lui rendit: elle voua cet
argent au Seigneur, et en fit faire des idoles; elle bâtit
une petite chapelle. Un lévite desservit la chapelle, moyennant
dix pièces d'argent, une tunique, un manteau par année,
et sa nourriture; et Michas s'écria (Note 47): "C'est
maintenant que Dieu me fera du bien, puisque j'ai chez moi un
prêtre de la race de Lévi."
Cependant six cents hommes de la tribu de Dan, qui cherchaient
à s'emparer de quelque village dans le pays, et à
s'y établir, mais n'ayant point de prêtre lévite
avec eux, et en ayant besoin pour que Dieu favorisât leur
entreprise, allèrent chez Michas, et prirent son éphod,
ses idoles, et son lévite, malgré les remontrances
de ce prêtre, et malgré les cris de Michas et de
sa mère. Alors ils allèrent avec assurance attaquer
le village nommé Laïs, et y mirent tout à feu
et à sang selon leur coutume. Ils donnèrent le nom
de Dan à Laïs, en mémoire de leur victoire;
ils placèrent l'idole de Michas sur un autel; et, ce qui
est bien plus remarquable, Jonathan, petit-fils de Moïse,
fut le grand prêtre de ce temple, où l'on adorait
le Dieu d'Israël et l'idole de Michas.
Après la mort de Gédéon, les Hébreux
adorèrent Baal-bérith pendant prés de vingt
ans, et renoncèrent au culte d'Adonaï, sans qu'aucun
chef, aucun juge, aucun prêtre, criât vengeance. Leur
crime était grand, je l'avoue; mais si cette idolâtrie
même fut tolérée, combien les différences
dans le vrai culte ont-elles dû l'être!
Quelques-uns donnent pour une preuve d'intolérance que
le Seigneur lui-même ayant permis que son arche fût
prise par les Philistins dans un combat, il ne punit les Philistins
qu'en les frappant d'une maladie secrète ressemblant aux
hémorroïdes, en renversant la statue de Dagon, et
en envoyant une multitude de rats dans leurs campagnes; mais,
lorsque les Philistins, pour apaiser sa colère, eurent
renvoyé l'arche attelée de deux vaches qui nourrissaient
leurs veaux, et offert à Dieu cinq rats d'or, et cinq anus
d'or, le Seigneur fit mourir soixante et dix anciens d'Israël
et cinquante mille hommes du peuple pour avoir regardé
l'arche. On répond que le châtiment du Seigneur ne
tombe point sur une croyance, sur une différence dans le
culte, ni sur aucune idolâtrie.
Si le Seigneur avait voulu punir l'idolâtrie, il aurait
fait périr tous les Philistins qui osèrent prendre
son arche, et qui adoraient Dagon; mais il fit périr cinquante
mille soixante et dix hommes de son peuple, uniquement parce qu'ils
avaient regardé son arche, qu'ils ne devaient pas regarder:
tant les lois, les moeurs de ce temps, l'économie judaïque,
diffèrent de tout ce que nous connaissons; tant les voies
inscrutables de Dieu sont au-dessus des nôtres. "La
rigueur exercée, dit le judicieux dom Calmet, contre ce
grand nombre d'hommes ne paraîtra excessive qu'à
ceux qui n'ont pas compris jusqu'à quel point Dieu voulait
être craint et respecté parmi son peuple, et qui
ne jugent des vues et des desseins de Dieu qu'en suivant les faibles
lumières de leur raison."
Dieu ne punit donc pas un culte étranger, mais une profanation
du sien, une curiosité indiscrète, une désobéissance,
peut-être même un esprit de révolte. On sent
bien que de tels châtiments n'appartiennent qu'à
Dieu dans la théocratie judaïque. On ne peut trop
redire que ces temps et ces moeurs n'ont aucun rapport aux nôtres.
Enfin lorsque, dans les siècles postérieurs, Naaman
l'idolâtre demanda à Elisée s'il lui était
permis de suivre son roi (Note 48) dans le temple de Remnon, et
d'y adorer avec lui, ce même Elisée, qui avait
fait dévorer les enfants par les ours, ne lui répondit-il
pas: Allez en paix?
Il y a bien plus; le Seigneur ordonna à Jérémie
de se mettre des cordes au cou, des colliers (Note 49), et des
jougs, de les envoyer aux roitelets ou melchim de Moab, d'Ammon,
d'Edom, de Tyr, de Sidon; et Jérémie leur fait dire
par le Seigneur: "J'ai donné toutes vos terres à
Nabuchodonosor, roi de Babylone, mon serviteur (Note 50)."
Voilà un roi idolâtre déclaré serviteur
de Dieu et son favori.
Le même Jérémie, que le melk ou roitelet
juif Sédécias avait fait mettre au cachot, ayant
obtenu son pardon de Sédécias, lui conseille, de
la part de Dieu, de se rendre au roi de Babylone (Note 51): "Si
vous allez vous rendre à ses officiers, dit-il, votre âme
vivra." Dieu prend donc enfin le parti d'un roi idolâtre;
il lui livre l'arche, dont la seule vue avait coûté
la vie à cinquante mille soixante et dix Juifs; il lui
livre le Saint des saints, et le reste du temple, qui avait coûté
à bâtir cent huit mille talents d'or, un million
dix-sept mille talents en argent, et dix mille drachmes d'or,
laissés par David et ses officiers pour la construction
de la maison du Seigneur: ce qui, sans compter les deniers employés
par Salomon, monte à la somme de dix-neuf milliards soixante-deux
millions, ou environ, au cours de ce jour. Jamais idolâtrie
ne fut plus récompensée. Je sais que ce compte est
exagéré, qu'il y a probablement erreur de copiste;
mais réduisez la somme à la moitié, au quart,
au huitième même, elle vous étonnera encore.
On n'est guère moins surpris des richesses qu'Hérodote
dit avoir vues dans le temple d'Ephèse. Enfin les trésors
ne sont rien aux yeux de Dieu, et le nom de son serviteur, donné
à Nabuchodonosor, est le vrai trésor inestimable.''
Dieu (Note 52) ne favorise pas moins le Kir, ou Koresh,
ou Kosroès, que nous appelons Cyrus; il l'appelle
son christ, son oint, quoiqu'il ne fût pas oint,
selon la signification commune de ce mot, et qu'il suivît
la religion de Zoroastre; il l'appelle son pasteur, quoiqu'il
fût usurpateur aux yeux des hommes: il n'y a pas dans toute
la sainte Ecriture une plus grande marque de prédilection.
Vous voyez dans Malachie que "du levant au couchant le
nom de Dieu est grand dans les nations, et qu'on lui offre partout
des oblations pures". Dieu a soin des Ninivites idolâtres
comme des Juifs; il les menace, et il leur pardonne. Melchisédech,
qui n'était point juif, était sacrificateur de Dieu.
Balaam, idolâtre, était prophète. L'Ecriture
nous apprend donc que non seulement Dieu tolérait tous
les autres peuples, mais qu'il en avait un soin paternel: et nous
osons être intolérants!
Ainsi donc, sous Moïse, sous les juges, sous les rois,
vous voyez toujours des exemples de tolérance. Il y a bien
plus (Note 53): Moïse dit plusieurs fois que "Dieu punit
les pères dans les enfants jusqu'à la quatrième
génération"; cette menace était nécessaire
à un peuple à qui Dieu n'avait révélé
ni l'immortalité de l'âme, ni les peines et les récompenses
dans une autre vie. Ces vérités ne lui furent annoncées
ni dans le Décalogue, ni dans aucune loi du Lévitique
et du Deutéronome. C'étaient les dogmes des
Perses, des Babyloniens, des Egyptiens, des Grecs, des Crétois;
mais ils ne constituaient nullement la religion des Juifs. Moïse
ne dit point: "Honore ton père et ta mère,
si tu veux aller au ciel"; mais: "Honore ton père
et ta mère, afin de vivre longtemps sur la terre."
Il ne les menace que de maux corporels (Note 54), de la gale sèche,
de la gale purulente, d'ulcères malins dans les genoux
et dans le gras des jambes, d'être exposés aux infidélités
de leurs femmes, d'emprunter à usure des étrangers,
et de ne pouvoir prêter à usure; de périr
de famine, et d'être obligés de manger leurs enfants;
mais en aucun lieu il ne leur dit que leurs âmes immortelles
subiront des tourments après la mort, ou goûteront
des félicités. Dieu, qui conduisait lui-même
son peuple, le punissait ou le récompensait immédiatement
après ses bonnes ou ses mauvaises actions. Tout était
temporel, et c'est une vérité dont Warburton abuse
pour prouver que la loi des Juifs était divine (Note 55):
parce que Dieu même étant leur roi, rendant justice
immédiatement après la transgression ou l'obéissance,
n'avait pas besoin de leur révéler une doctrine
qu'il réservait au temps où il ne gouvernerait plus
son peuple. Ceux qui, par ignorance, prétendent que Moïse
enseignait l'immortalité de l'âme, ôtent au
Nouveau Testament un de ses plus grands avantages sur l'Ancien.
Il est constant que la loi de Moïse n'annonçait que
des châtiments temporels jusqu'à la quatrième
génération. Cependant, malgré l'énoncé
précis de cette loi, malgré cette déclaration
expresse de Dieu qu'il punirait jusqu'à la quatrième
génération, Ezéchiel annonce tout le contraire
aux Juifs, et leur dit (Note 56) que le fils ne portera point
l'iniquité de son père; il va même jusqu'à
faire dire à Dieu qu'il leur avait donné (Note 57)
"des préceptes qui n'étaient pas bons"
(Note 58).
Le livre d'Ezéchiel n'en fut pas moins inséré
dans le canon des auteurs inspirés de Dieu: il est vrai
que la synagogue n'en permettait pas la lecture avant l'âge
de trente ans, comme nous l'apprend saint Jérôme;
mais c'était de peur que la jeunesse n'abusât des
peintures trop naïves qu'on trouve dans les chapitres XVI
et XXIII du libertinage des deux soeurs Oolla et Ooliba. En un
mot, son livre fut toujours reçu, malgré sa contradiction
formelle avec Moïse.
Enfin (Note 59), lorsque l'immortalité de l'âme
fut un dogme reçu, ce qui probablement avait commencé
dès le temps de la captivité de Babylone, la secte
des saducéens persista toujours à croire qu'il n'y
avait ni peines ni récompenses après la mort, et
que la faculté de sentir et de penser périssait
avec nous, comme la force active, le pouvoir de marcher et de
digérer. Ils niaient l'existence des anges. Ils différaient
beaucoup plus des autres Juifs que les protestants ne diffèrent
des catholiques; ils n'en demeurèrent pas moins dans la
communion de leurs frères: on vit même des grands
prêtres de leur secte.
Les pharisiens croyaient à la fatalité (Note 60)
et à la métempsycose (Note 61). Les esséniens
pensaient que les âmes des justes allaient dans les îles
fortunées (Note 62), et celles des méchants dans
une espèce de Tartare. Ils ne faisaient point de sacrifices;
ils s'assemblaient entre eux dans une synagogue particulière.
En un mot, si l'on veut examiner de près le judaïsme,
on sera étonné de trouver la plus grande tolérance
au milieu des horreurs les plus barbares. C'est une contradiction,
il est vrai; presque tous les peuples se sont gouvernés
par des contradictions. Heureuse celle qui amène des moeurs
douces quand on a des lois de sang!
Voyons maintenant si Jésus-Christ a établi des
lois sanguinaires, s'il a ordonné l'intolérance,
s'il fit bâtir les cachots de l'Inquisition, s'il institua
les bourreaux des autodafé.
Il n'y a, si je ne me trompe, que peu de passages dans les Evangiles
dont l'esprit persécuteur ait pu inférer que l'intolérance,
la contrainte, sont légitimes. L'un est la parabole dans
laquelle le royaume des cieux est comparé à un roi
qui invite des convives aux noces de son fils; ce monarque leur
fait dire par ses serviteurs (Note 63): "J'ai tué
mes boeufs et mes volailles; tout est prêt, venez aux noces."
Les uns, sans se soucier de l'invitation, vont à leurs
maisons de campagne, les autres à leur négoce; d'autres
outragent les domestiques du roi, et les tuent. Le roi fait marcher
ses armées contre ces meurtriers, et détruit leur
ville; il envoie sur les grands chemins convier au festin tous
ceux qu'on trouve: un d'eux s'étant mis à table
sans avoir mis la robe nuptiale est chargé de fers, et
jeté dans les ténèbres extérieures.
Il est clair que cette allégorie ne regardant que le
royaume des cieux, nul homme assurément ne doit en prendre
le droit de garrotter ou de mettre au cachot son voisin qui serait
venu souper chez lui sans avoir un habit de noces convenable,
et je ne connais dans l'histoire aucun prince qui ait fait pendre
un courtisan pour un pareil sujet; il n'est pas non plus à
craindre que, quand l'empereur, ayant tué ses volailles,
enverra ses pages à des princes de l'empire pour les prier
à souper, ces princes tuent ces pages. L'invitation au
festin signifie la prédication du salut; le meurtre des
envoyés du prince figure la persécution contre ceux
qui prêchent la sagesse et la vertu.
L'autre (Note 64) parabole est celle d'un particulier qui invite
ses amis à un grand souper, et lorsqu'il est prêt
de se mettre à table, il envoie son domestique les avertir.
L'un s'excuse sur ce qu'il a acheté une terre, et qu'il
va la visiter: cette excuse ne paraît pas valable, ce n'est
pas pendant la nuit qu'on va voir sa terre; un autre dit qu'il
a acheté cinq paires de boeufs, et qu'il les doit éprouver:
il a le même tort que l'autre, on n'essaye pas des boeufs
à l'heure du souper; un troisième répond
qu'il vient de se marier, et assurément son excuse est
très recevable. Le père de famille, en colère,
fait venir à son festin les aveugles et les boiteux, et,
voyant qu'il reste encore des places vides, il dit à son
valet: "Allez dans les grands chemins et le long des haies,
et contraignez les gens d'entrer."
Il est vrai qu'il n'est pas dit expressément que cette
parabole soit une figure du royaume des cieux. On n'a que trop
abusé de ces paroles: Contrains-les d'entrer; mais
il est visible qu'un seul valet ne peut contraindre par la force
tous les gens qu'il rencontre à venir souper chez son maître;
et d'ailleurs, des convives ainsi forcés ne rendraient
pas le repas fort agréable. Contrains-les d'entrer
ne veut dire autre chose, selon les commentateurs les plus accrédités,
sinon: priez, conjurez, pressez, obtenez. Quel rapport, je vous
prie, de cette prière et de ce souper à la persécution?
Si on prend les choses à la lettre, faudra-t-il être
aveugle, boiteux, et conduit par force, pour être dans le
sein de l'Eglise? Jésus dit dans la même parabole:
"Ne donnez à dîner ni à vos amis ni à
vos parents riches"; en a-t-on jamais inféré
qu'on ne dot point en effet dîner avec ses parents et ses
amis dès qu'ils ont un peu de fortune?
Jésus-Christ, après la parabole du festin, dit
(Note 65): "Si quelqu'un vient à moi, et ne hait pas
son père, sa mère, ses frères, ses soeurs,
et même sa propre âme, il ne peut être mon disciple,
etc. Car qui est celui d'entre vous qui, voulant bâtir une
tour, ne suppute pas auparavant la dépense?" Y a-t-il
quelqu'un, dans le monde, assez dénaturé pour conclure
qu'il faut haïr son père et sa mère? Et ne
comprend-on pas aisément que ces paroles signifient: Ne
balancez pas entre moi et vos plus chères affections?
On cite le passage de saint Matthieu (Note 66): "Qui n'écoute
point l'Eglise soit comme un païen et comme un receveur de
la douane"; cela ne dit pas absolument qu'on doive persécuter
les païens et les fermiers des droits du roi: ils sont maudits,
il est vrai, mais ils ne sont point livrés au bras séculier.
Loin d'ôter à ces fermiers aucune prérogative
de citoyen, on leur a donné les plus grands privilèges;
c'est la seule profession qui soit condamnée dans L'Ecriture,
et c'est la plus favorisée par les gouvernements. Pourquoi
donc n'aurions-nous pas pour nos frères errants autant
d'indulgence que nous prodiguons de considération à
nos frères les traitants?
Un autre passage dont on a fait un abus grossier est celui de
saint Matthieu et de saint Marc, où il est dit que Jésus,
ayant faim le matin, approcha d'un figuier où il ne trouva
que des feuilles, car ce n'était pas le temps des figues:
il maudit le figuier qui se sécha aussitôt.
On donne plusieurs explications différentes de ce miracle;
mais y en a-t-il une seule qui puisse autoriser la persécution?
Un figuier n'a pu donner des figues vers le commencement de mars,
on l'a séché: est-ce une raison pour faire sécher
nos frères de douleur dans tous les temps de l'année?
Respectons dans l'écriture tout ce qui peut faire naître
des difficultés dans nos esprits curieux et vains, mais
n'en abusons pas pour être durs et implacables.
L'esprit persécuteur, qui abuse de tout, cherche encore
sa justification dans l'expulsion des marchands chassés
du temple, et dans la légion de démons envoyée
du corps d'un possédé dans le corps de deux mille
animaux immondes. Mais qui ne voit que ces deux exemples ne sont
autre chose qu'une justice que Dieu daigne faire lui-même
d'une contravention à la loi? C'était manquer de
respect à la maison du Seigneur que de changer son parvis
en une boutique de marchands. En vain le sanhédrin et les
prêtres permettaient ce négoce pour la commodité
des sacrifices: le Dieu auquel on sacrifiait pouvait sans doute,
quoique caché sous la figure humaine, détruire cette
profanation; il pouvait de même punir ceux qui introduisaient
dans le pays des troupeaux entiers défendus par une loi
dont il daignait lui-même être l'observateur. Ces
exemples n'ont pas le moindre rapport aux persécutions
sur le dogme. Il faut que l'esprit d'intolérance soit appuyé
sur de bien mauvaises raisons, puisqu'il cherche partout les plus
vains prétextes.
Presque tout le reste des paroles et des actions de Jésus-Christ
prêche la douceur, la patience, l'indulgence. C'est le père
de famille qui reçoit l'enfant prodigue; c'est l'ouvrier
qui vient à la dernière heure, et qui est payé
comme les autres; c'est le samaritain charitable; lui-même
justifie ses disciples de ne pas jeûner; il pardonne à
la pécheresse; il se contente de recommander la fidélité
à la femme adultère; il daigne même condescendre
à l'innocente joie des convives de Cana, qui, étant
déjà échauffés de vin, en demandent
encore: il veut bien faire un miracle en leur faveur, il change
pour eux l'eau en vin.
Il n'éclate pas même contre Judas, qui doit le
trahir il ordonne à Pierre de ne se jamais servir de l'épée;
il réprimande. les enfants de Zébédée,
qui, à l'exemple d'Elie, voulaient faire descendre le feu
du ciel sur une ville qui n'avait pas voulu le loger.
Enfin il meurt victime de l'envie. Si l'on ose comparer le sacré
avec le profane, et un Dieu avec un homme, sa mort, humainement
parlant, a beaucoup de rapport avec celle de Socrate. Le philosophe
grec périt par la haine des sophistes, des prêtres,
et des premiers du peuple: le législateur des chrétiens
succomba sous la haine des scribes, des pharisiens, et des prêtres.
Socrate pouvait éviter la mort, et il ne le voulut pas:
Jésus-Christ s'offrit volontairement. Le philosophe grec
pardonna non seulement à ses calomniateurs et à
ses juges iniques, mais il les pria de traiter un jour ses enfants
comme lui-même, s'ils étaient assez heureux pour
mériter leur haine comme lui: le législateur des
chrétiens, infiniment supérieur, pria son père
de pardonner à ses ennemis.
Si Jésus-Christ sembla craindre la mort, si l'angoisse
qu'il ressentit fut si extrême qu'il en eut une sueur mêlée
de sang, ce qui est le symptôme le plus violent et le plus
rare, c'est qu'il daigna s'abaisser à toute la faiblesse
du corps humain, qu'il avait revêtu. Son corps tremblait,
et son âme était inébranlable; il nous apprenait
que la vraie force, la vraie grandeur, consistent à supporter
des maux sous lesquels notre nature succombe. Il y a un extrême
courage à courir à la mort en la redoutant.
Socrate avait traité les sophistes d'ignorants, et les
avait convaincus de mauvaise foi: Jésus, usant de ses droits
divins, traita les scribes (Note 67) et les pharisiens d'hypocrites,
d'insensés, d'aveugles, de méchants, de serpents,
de race de vipères.
Socrate ne fut point accusé de vouloir fonder une secte
nouvelle: on n'accusa point Jésus-Christ d'en avoir voulu
introduire une (Note 68). Il est dit que les princes des prêtres
et tout le conseil cherchaient un faux témoignage contre
Jésus pour le faire périr.
Or, s'ils cherchaient un faux témoignage, ils ne lui
reprochaient donc pas d'avoir prêché publiquement
contre la loi. Il fut en effet soumis à la loi de Moïse
depuis son enfance jusqu'à sa mort. On le circoncit le
huitième jour, comme tous les autres enfants. S'il fut
depuis baptisé dans le Jourdain, c'était une cérémonie
consacrée chez les Juifs, comme chez tous les peuples de
l'Orient. Toutes les souillures légales se nettoyaient
par le baptême; c'est ainsi qu'on consacrait les prêtres:
on se plongeait dans l'eau à la fête de l'expiation
solennelle, on baptisait les prosélytes.
Jésus observa tous les points de la loi: il fêta
tous les jours de sabbat; il s'abstint des viandes défendues;
il célébra toutes les fêtes, et même,
avant sa mort, il avait célébré la pâque;
on ne l'accusa ni d'aucune opinion nouvelle, ni d'avoir observé
aucun rite étranger. Né Israélite, il vécut
constamment en Israélite.
Deux témoins qui se présentèrent l'accusèrent
d'avoir dit (Note 69): "qu'il pourrait détruire le
temple et le rebâtir en trois jours". Un tel discours
était incompréhensible pour les Juifs charnels;
mais ce n'était pas une accusation de vouloir fonder une
nouvelle secte.
Le grand prêtre l'interrogea, et lui dit: "Je vous
commande par le Dieu vivant de nous dire si vous êtes le
Christ fils de Dieu." On ne nous apprend point ce que le
grand prêtre entendait par fils de Dieu. On se servait quelquefois
de cette expression pour signifier un juste (Note 70), comme on
employait les mots de fils de Bélial pour signifier
un méchant. Les Juifs grossiers n'avaient aucune idée
du mystère sacré d'un fils de Dieu, Dieu lui-même
venant sur la terre.
Jésus lui répondit: "Vous l'avez dit; mais
je vous dis que vous verrez bientôt le fils de l'homme assis
à la droite de la vertu de Dieu, venant sur les nuées
du ciel."
Cette réponse fut regardée par le sanhédrin
irrité comme un blasphème. Le sanhédrin n'avait
plus le droit du glaive; ils traduisirent Jésus devant
le gouverneur romain de la province, et l'accusèrent calomnieusement
d'être un perturbateur du repos public, qui disait qu'il
ne fallait pas payer le tribut à César, et qui de
plus se disait roi des Juifs. Il est donc de la plus grande évidence
qu'il fut accusé d'un crime d'Etat.
Le gouverneur Pilate, ayant appris qu'il était Galiléen,
le renvoya d'abord à Hérode, tétrarque de
Galilée. Hérode crut qu'il était impossible
que Jésus pût aspirer à se faire chef de parti,
et prétendre à la royauté; il le traita avec
mépris, et le renvoya à Pilate, qui eut l'indigne
faiblesse de le condamner pour apaiser le tumulte excité
contre lui-même, d'autant plus qu'il avait essuyé
déjà une révolte des Juifs, à ce que
nous apprend Josèphe. Pilate n'eut pas la même générosité
qu'eut depuis le gouverneur Festus.
Je demande à présent si c'est la tolérance
ou l'intolérance qui est de droit divin? Si vous voulez
ressembler à Jésus-Christ, soyez martyrs, et non
pas bourreaux.
C'est une impiété d'ôter, en matière
de religion, la liberté aux hommes, d'empêcher qu'ils
ne fassent choix d'une divinité: aucun homme, aucun dieu,
ne voudrait d'un service forcé. (Apologétique,
ch. XXIV.)
Si on usait de violence pour la défense de la foi, les
évêques s'y opposeraient. (Saint HILAIRE, liv. Ier.)
La religion forcée n'est plus religion: il faut persuader,
et non contraindre. La religion ne se commande point. (JACTANCE,
liv. III.)
C'est une exécrable hérésie de vouloir
attirer par la force, par les coups, par les emprisonnements,
ceux qu'on n'a pu convaincre par la raison. (Saint ATHANASE, liv.
Ier.)
Rien n'est plus contraire à la religion que la contrainte.
(Saint JUSTIN, martyr, liv. V.)
Persécuterons-nous ceux que Dieu tolère? dit saint
Augustin, avant que sa querelle avec les donatistes l'eût
rendu trop sévère.
Qu'on ne fasse aucune violence aux Juifs. (Quatrième
concile de Tolède, cinquante-sixième canon.)
Conseillez, et ne forcez pas. (Lettre de saint Bernard.)
Nous ne prétendons point détruire les erreurs
par la violence. (Discours du clergé de France à
Louis XIII.)
Nous avons toujours désapprouvé les voies de rigueur.
(Assemblée du clergé, 11 auguste 1560.)
Nous savons que la foi se persuade et ne se commande point.
(FLECHIER, évêque de Nîmes, lettre 19.)
On ne doit pas même user de termes insultants. (L'évêque
Du BELLAI, dans une Instruction pastorale.)
Souvenez-vous que les maladies de l'âme ne se guérissent
point par contrainte et par violence. (Le cardinal LE CAMUS, Instruction
pastorale de 1688.)
Accordez à tous la tolérance civile. (FENELON,
archevêque de Cambrai, au duc de Bourgogne.)
L'exaction forcée d'une religion est une preuve évidente
que l'esprit qui la conduit est un esprit ennemi de la vérité.
(DIROIS, docteur de Sorbonne, livre VI, chap. IV.)
La violence peut faire des hypocrites; on ne persuade point
quand on fait retentir partout les menaces. (TILLEMONT, Histoire
ecclésiastique, tome VI.)
Il nous a paru conforme à l'équité et à
la droite raison de marcher sur les traces de l'ancienne Eglise,
qui n'a point usé de violence pour établir et étendre
la religion. (Remontrance du parlement de Paris à Henri
II.)
L'expérience nous apprend que la violence est plus capable
d'irriter que de guérir un mal qui a sa racine dans l'esprit,
etc. (DE THOU, Epître dédicatoire à Henri
IV.)
La foi ne s'inspire pas à coups d'épée.
(CERISIERS, Sur les règnes de Henri IV et de Louis XIII.)
C'est un zèle barbare que celui qui prétend planter
la religion dans les coeurs, comme si la persuasion pouvait être
l'effet de la contrainte. (BOULAINVILLIERS, Etat de la France.)
Il en est de la religion comme de l'amour: le commandement n'y
peut rien, la contrainte encore moins; rien de plus indépendant
que d'aimer et de croire. (AMELOT DE LA HOUSSAIE, sur les Lettres
du cardinal d'Ossat.)
Si le ciel vous a assez aimés pour vous faire voir la
vérité, il vous a fait une grande grâce; mais
est-ce aux enfants qui ont l'héritage de leur père,
de haïr ceux qui ne l'ont pas eu? (Esprit des Lois,
liv. XXV.)
On pourrait faire un livre énorme, tout composé
de pareils passages. Nos histoires, nos discours, nos sermons,
nos ouvrages de morale, nos catéchismes, respirent tous,
enseignent tous aujourd'hui ce devoir sacré de l'indulgence.
Par quelle fatalité, par quelle inconséquence démentirions-nous
dans la pratique une théorie que nous annonçons
tous les jours? Quand nos actions démentent notre morale,
c'est que nous croyons qu'il y a quelque avantage pour nous à
faire le contraire de ce que nous enseignons; mais certainement
il n'y a aucun avantage à persécuter ceux qui ne
sont pas de notre avis, et à nous en faire haïr. Il
y a donc, encore une fois, de l'absurdité dans l'intolérance.
Mais, dira-t-on, ceux qui ont intérêt à gêner
les consciences ne sont point absurdes. C'est à eux que
s'adresse le chapitre suivant.
Un citoyen était à l'agonie dans une ville de
province; un homme en bonne santé vint insulter à
ses derniers moments, et lui dit:
Misérable! pense comme moi tout à l'heure: signe
cet écrit, confesse que cinq propositions sont dans un
livre que ni toi ni moi n'avons jamais lu; sois tout à
l'heure du sentiment de Lanfranc contre Bérenger, de saint
Thomas contre saint Bonaventure; embrasse le second concile de
Nicée contre le concile de Francfort; explique-moi dans
l'instant comment ces paroles: "Mon Père est plus
grand que moi" signifient expressément: "Je suis
aussi grand que lui."
Dis-moi comment le Père communique tout au Fils, excepté
la paternité, ou je vais faire jeter ton corps à
la voirie; tes enfants n'hériteront point de toi, ta femme
sera privée de sa dot, et ta famille mendiera du pain,
que mes pareils ne lui donneront pas.
LE MOURANT.
J'entends à peine ce que vous me dites; les menaces que
vous me faites parviennent confusément à mon oreille,
elles troublent mon âme, elles rendent ma mort affreuse.
Au nom de Dieu, ayez pitié de moi.
LE BARBARE.
De la pitié! je n'en puis avoir si tu n'es pas de mon
avis en tout.
LE MOURANT.
Hélas! vous sentez qu'à ces derniers moments tous
mes sens sont flétris, toutes les portes de mon entendement
sont fermées, mes idées s'enfuient, ma pensée
s'éteint. Suis-je en état de disputer?
LE BARBARE.
Hé bien, si tu ne peux pas croire ce que je veux, dis
que tu le crois, et cela me suffit.
LE MOURANT.
Comment puis-je me parjurer pour vous plaire? Je vais paraître
dans un moment devant le Dieu qui punit le parjure.
LE BARBARE.
N'importe; tu auras le plaisir d'être enterré dans
un cimetière, et ta femme, tes enfants, auront de quoi
vivre. Meurs en hypocrite; l'hypocrisie est une bonne chose: c'est,
comme on dit, un hommage que le vice rend à la vertu. Un
peu d'hypocrisie, mon ami, qu'est-ce que cela coûte?
LE MOURANT.
Hélas! vous méprisez Dieu, ou vous ne le reconnaissez
pas, puisque vous me demandez un mensonge à l'article de
la mort, vous qui devez bientôt recevoir votre jugement
de lui, et qui répondrez de ce mensonge.
LE BARBARE.
Comment, insolent! je ne reconnais point de Dieu!
LE MOURANT.
Pardon, mon frère, je crains que vous n'en connaissiez
pas. Celui que j'adore ranime en ce moment mes forces pour vous
dire d'une voix mourante que, si vous croyez en Dieu, vous devez
user envers moi de charité. Il m'a donné ma femme
et mes enfants, ne les faites pas périr de misère.
Pour mon corps, faites-en ce que vous voudrez: je vous l'abandonne;
mais croyez en Dieu, je vous en conjure.
LE BARBARE.
Fais, sans raisonner, ce que je t'ai dit; je le veux, je te
l'ordonne.
LE MOURANT.
Et quel intérêt avez-vous à me tant tourmenter?
LE BARBARE.
Comment! quel intérêt? Si j'ai ta signature, elle
me vaudra un bon canonicat.
LE MOURANT.
Ah! mon frère! voici mon dernier moment; je meurs, je
vais prier Dieu qu'il vous touche et qu'il vous convertisse.
LE BARBARE.
Au diable soit l'impertinent, qui n'a point signé! Je
vais signer pour lui et contrefaire son écriture (Note 71).
La lettre suivante est une confirmation de la même
morale.
MON REVEREND PERE,
J'obéis aux ordres que Votre Révérence
m'a donnés de lui présenter les moyens les plus
propres de délivrer Jésus et sa Compagnie de leurs
ennemis. Je crois qu'il ne reste plus que cinq cent mille huguenots
dans le royaume, quelques-uns disent un million, d'autres quinze
cent mille; mais en quelque nombre qu'ils soient, voici mon avis,
que je soumets très humblement au vôtre, comme je
le dois.
1° Il est aisé d'attraper en un jour tous les prédicants
et de les pendre tous à la fois dans une même place,
non seulement pour l'édification publique, mais pour la
beauté du spectacle.
2° Je ferais assassiner dans leurs lits tous les pères
et mères, parce que si on les tuait dans les rues, cela
pourrait causer quelque tumulte; plusieurs même pourraient
se sauver, ce qu'il faut éviter sur toute chose. Cette
exécution est un corollaire nécessaire de nos principes:
car, s'il faut tuer un hérétique, comme tant de
grands théologiens le prouvent, il est évident qu'il
faut les tuer tous.
3° Je marierais le lendemain toutes les filles à
de bons catholiques, attendu qu'il ne faut pas dépeupler
trop l'Etat après la dernière guerre; mais à
l'égard des garçons de quatorze et quinze ans, déjà
imbus de mauvais principes, qu'on ne peut se flatter de détruire,
mon opinion est qu'il faut les châtrer tous, afin que cette
engeance ne soit jamais reproduite. Pour les autres petits garçons,
ils seront élevés dans vos collèges, et on
les fouettera jusqu'à ce qu'ils sachent par coeur les ouvrages
de Sanchez et de Molina.
4° Je pense, sauf correction, qu'il en faut faire autant
à tous les luthériens d'Alsace, attendu que, dans
l'année 1704, j'aperçus deux vieilles de ce pays-là
qui riaient le jour de la bataille d'Hochstedt.
5° L'article des jansénistes paraîtra peut-être
un peu plus embarrassant: je les crois au nombre de six millions
au moins; mais un esprit tel que le vôtre ne doit pas s'en
effrayer. Je comprends parmi les jansénistes tous les parlements,
qui soutiennent si indignement les libertés de l'Eglise
gallicane. C'est à Votre Révérence de peser,
avec sa prudence ordinaire, les moyens de vous soumettre tous
ces esprits revêches. La conspiration des poudres n'eut
pas le succès désiré, parce qu'un des conjurés
eut l'indiscrétion de vouloir sauver la vie à son
ami; mais, comme vous n'avez point d'ami, le même inconvénient
n'est point à craindre: il vous sera fort aisé de
faire sauter tous les parlements du royaume avec cette invention
du moine Schwartz, qu'on appelle pulvis pyrius. Je calcule
qu'il faut, l'un portant l'autre, trente-six tonneaux de poudre
pour chaque parlement, et ainsi, en multipliant douze parlements
par trente-six tonneaux, cela ne compose que quatre cent trente-deux
tonneaux, qui, à cent écus pièce, font la
somme de cent vingt-neuf mille six cents livres: c'est une bagatelle
pour le révérend père général.
Les parlements une fois sautés, vous donnerez leurs charges
à vos congréganistes, qui sont parfaitement instruits
des lois du royaume.
6° Il sera aisé d'empoisonner M. le cardinal de
Noailles, qui est un homme simple, et qui ne se défie de
rien.
Votre Révérence emploiera les mêmes moyens
de conversion auprès de quelques évêques rénitents;
leurs évêchés seront mis entre les mains des
jésuites, moyennant un bref du pape: alors tous les évêques
étant du parti de la bonne cause, et tous les curés
étant habilement choisis par les évêques,
voici ce que je conseille, sous le bon plaisir de Votre Révérence.
7° Comme on dit que les jansénistes communient au
moins à Pâques, il ne serait pas mal de saupoudrer
les hosties de la drogue dont on se servit pour faire justice
de l'empereur Henri VII. Quelque critique me dira peut-être
qu'on risquerait, dans cette opération, de donner aussi
la mort-aux-rats aux molinistes: cette objection est forte; mais
il n'y a point de projet qui n'ait des inconvénients, point
de système qui ne menace ruine par quelque endroit. Si
on était arrête par ces petites difficultés,
on ne viendrait jamais à bout de rien; et d'ailleurs, comme
il s'agit de procurer le plus grand bien qu'il soit possible,
il ne faut pas se scandaliser si ce grand bien entraîne
après lui quelques mauvaises suites, qui ne sont de nulle
considération.
Nous n'avons rien à nous reprocher: il est démontré
que tous les prétendus réformés, tous les
jansénistes, sont dévolus à l'enfer; ainsi
nous ne faisons que hâter le moment où ils doivent
entrer en possession.
Il n'est pas moins clair que le paradis appartient de droit
aux molinistes: donc, en les faisant périr par mégarde
et sans aucune mauvaise intention, nous accélérons
leur joie; nous sommes dans l'un et l'autre cas les ministres
de la Providence.
Quant à ceux qui pourraient être un peu effarouchés
du nombre, Votre Paternité pourra leur faire remarquer
que depuis les jours florissants de l'Eglise jusqu'à 1707,
c'est-à-dire depuis environ quatorze cents ans, la théologie
a procuré le massacre de plus de cinquante millions d'hommes;
et que je ne propose d'en étrangler, ou égorger,
ou empoisonner, qu'environ six millions cinq cent mille.
On nous objectera peut-être encore que mon compte n'est
pas juste, et que je viole la règle de trois: car, dira-t-on,
si en quatorze cents ans il n'a péri que cinquante millions
d'hommes pour des distinctions, des dilemmes et des antilemmes
théologiques, cela ne fait par année que trente-cinq
mille sept cent quatorze personnes avec fraction, et qu'ainsi
je tue six millions quatre cent soixante-quatre mille deux cent
quatre-vingt-cinq personnes de trop avec fraction pour la présente
année.
Mais, en vérité, cette chicane est bien puérile;
on peut même dire qu'elle est impie: car ne voit-on pas,
par mon procédé, que je sauve la vie à tous
les catholiques jusqu'à la fin du monde? On n'aurait jamais
fait, si on voulait répondre à toutes les critiques.
Je suis avec un profond respect de Votre Paternité,
Le très humble, très dévot et très doux R...,
natif d'Angoulême, préfet de la Congrégation.
Ce projet ne put être exécuté, parce que
le P. Le Tellier y trouva quelques difficultés, et que
Sa Paternité fut exilée l'année suivante.
Mais comme il faut examiner le pour et le contre, il est bon de
rechercher dans quels cas on pourrait légitimement suivre
en partie les vues du correspondant du P. Le Tellier. Il paraît
qu'il serait dur d'exécuter ce projet dans tous ses points;
mais il faut voir dans quelles occasions on doit rouer ou pendre,
ou mettre aux galères les gens qui ne sont pas de notre
avis: c'est l'objet de l'article suivant.
Pour qu'un gouvernement ne soit pas en droit de punir les erreurs
des hommes, il est nécessaire que ces erreurs ne soient
pas des crimes; elles ne sont des crimes que quand elles troublent
la société: elles troublent cette société,
dès qu'elles inspirent le fanatisme; il faut donc que les
hommes commencent par n'être pas fanatiques pour mériter
la tolérance.
Si quelques jeunes jésuites, sachant que l'Eglise a les
réprouvés en horreur, que les jansénistes
sont condamnés par une bulle, qu'ainsi les jansénistes
sont réprouvés, s'en vont brûler une maison
des Pères de l'Oratoire parce que Quesnel l'oratorien était
janséniste, il est clair qu'on sera bien obligé
de punir ces jésuites.
De même, s'ils ont débité des maximes coupables,
si leur institut est contraire aux lois du royaume, on ne peut
s'empêcher de dissoudre leur compagnie, et d'abolir les
jésuites pour en faire des citoyens: ce qui au fond est
un mal imaginaire, et un bien réel pour eux, car où
est le mal de porter un habit court au lieu d'une soutane, et
d'être libre au lieu d'être esclave? On réforme
à la paix des régiments entiers, qui ne se plaignent
pas: pourquoi les jésuites poussent-ils de si hauts cris
quand on les réforme pour avoir la paix?
Que les cordeliers, transportés d'un saint zèle
pour la vierge Marie, aillent démolir l'église des
jacobins, qui pensent que Marie est née dans le péché
originel, on sera obligé alors de traiter les cordeliers
à peu près comme les jésuites.
On en dira autant des luthériens et des calvinistes.
Ils auront beau dire: Nous suivons les mouvements de notre conscience,
il vaut mieux obéir à Dieu qu'aux hommes; nous sommes
le vrai troupeau, nous devons exterminer les loups; il est évident
qu'alors ils sont loups eux-mêmes.
Un des plus étonnants exemples de fanatisme a été
une petite secte en Danemark, dont le principe était le
meilleur du monde. Ces gens-là voulaient procurer le salut
éternel à leurs frères; mais les conséquences
de ce principe étaient singulières. Ils savaient
que tous les petits enfants qui meurent sans baptême sont
damnés, et que ceux qui ont le bonheur de mourir immédiatement
après avoir reçu le baptême jouissent de la
gloire éternelle: ils allaient égorgeant les garçons
et les filles nouvellement baptisés qu'ils pouvaient rencontrer;
c'était sans doute leur faire le plus grand bien qu'on
pût leur procurer: on les préservait à la
fois du péché, des misères de cette vie,
et de l'enfer; on les envoyait infailliblement au ciel. Mais ces
gens charitables ne considéraient pas qu'il n'est pas permis
de faire un petit mal pour un grand bien; qu'ils n'avaient aucun
droit sur la vie de ces petits enfants; que la plupart des pères
et mères sont assez charnels pour aimer mieux avoir auprès
d'eux leurs fils et leurs filles que de les voir égorger
pour aller en paradis, et qu'en un mot, le magistrat doit punir
l'homicide, quoiqu'il soit fait à bonne intention.
Les Juifs sembleraient avoir plus de droit que personne de nous
voler et de nous tuer: car bien qu'il y ait cent exemples de tolérance
dans l'Ancien Testament, cependant il y a aussi quelques exemples
et quelques lois de rigueur. Dieu leur a ordonné quelquefois
de tuer les idolâtres, et de ne réserver que les
filles nubiles: ils nous regardent comme idolâtres, et,
quoique nous les tolérions aujourd'hui, ils pourraient
bien, s'ils étaient les maîtres, ne laisser au monde
que nos filles.
Ils seraient surtout dans l'obligation indispensable d'assassiner
tous les Turcs, cela va sans difficulté: car les Turcs
possèdent le pays des Ethéens, des Jébuséens,
des Amorrhéens, Jersénéens, Hévéens,
Aracéens, Cinéens, Hamatéens, Samaréens:
tous ces peuples furent dévoués à l'anathème;
leur pays, qui était de plus de vingt-cinq lieues de long,
fut donné aux Juifs par plusieurs pactes consécutifs;
ils doivent rentrer dans leur bien; les mahométans en sont
les usurpateurs depuis plus de mille ans.
Si les Juifs raisonnaient ainsi aujourd'hui, il est clair qu'il
n'y aurait d'autre réponse à leur faire que de les
mettre aux galères.
Ce sont à peu près les seuls cas où l'intolérance
paraît raisonnable.
Dans les premières années du règne du grand
empereur Kang-hi, un mandarin de la ville de Kanton entendit de
sa maison un grand bruit qu'on faisait dans la maison voisine:
il s'informa si l'on ne tuait personne; on lui dit que c'était
l'aumônier de la compagnie danoise, un chapelain de Batavia,
et un jésuite qui disputaient; il les fit venir, leur fit
servir du thé et des confitures, et leur demanda pourquoi
ils se querellaient.
Le jésuite lui répondit qu'il était bien
douloureux pour lui, qui avait toujours raison, d'avoir affaire
à des gens qui avaient toujours tort; que d'abord il avait
argumenté avec la plus grande retenue, mais qu'enfin la
patience lui avait échappé.
Le mandarin leur fit sentir, avec toute la discrétion
possible, combien la politesse est nécessaire dans la dispute,
leur dit qu'on ne se fâchait jamais à la Chine, et
leur demanda de quoi il s'agissait.
Le jésuite lui répondit: "Monseigneur, je
vous en fais juge; ces deux messieurs refusent de se soumettre
aux décisions du concile de Trente."
- "Cela m'étonne, dit le mandarin." Puis se
tournant vers les deux réfractaires: "Il me paraît,
leur dit-il, messieurs, que vous devriez respecter les avis d'une
grande assemblée: je ne sais pas ce que c'est que le concile
de Trente; mais plusieurs personnes sont toujours plus instruites
qu'une seule. Nul ne doit croire qu'il en sait plus que les autres,
et que la raison n'habite que dans sa tête; c'est ainsi
que l'enseigne notre grand Confucius; et si vous m'en croyez,
vous ferez très bien de vous en rapporter au concile de
Trente."
Le Danois prit alors la parole, et dit: "Monseigneur parle
avec la plus grande sagesse; nous respectons les grandes assemblées
comme nous le devons; aussi sommes-nous entièrement de
l'avis de plusieurs assemblées qui se sont tenues avant
celle de Trente.
- Oh! si cela est ainsi, dit le mandarin, je vous demande pardon,
vous pourriez bien avoir raison. Ca, vous êtes donc du même
avis, ce Hollandais et vous, contre ce pauvre jésuite?
- Point du tout, dit le Hollandais; cet homme-ci a des opinions
presque aussi extravagantes que celles de ce jésuite, qui
fait ici le doucereux avec vous; il n'y a pas moyen d'y tenir.
- Je ne vous conçois pas, dit le mandarin; n'êtes-vous
pas tous trois chrétiens? Ne venez-vous pas tous trois
enseigner le christianisme dans notre empire? Et ne devez-vous
pas par conséquent avoir les mêmes dogmes?
- Vous voyez, monseigneur, dit le jésuite; ces deux gens-ci
sont ennemis mortels, et disputent tous deux contre moi: il est
donc évident qu'ils ont tous les deux tort, et que la raison
n'est que de mon côté.
- Cela n'est pas si évident, dit le mandarin; il se pourrait
faire à toute force que vous eussiez tort tous trois; je
serais curieux de vous entendre l'un après l'autre."
Le jésuite fit alors un assez long discours, pendant
lequel le Danois et le Hollandais levaient les épaules;
le mandarin n'y comprit rien. Le Danois parla à son tour;
ses deux adversaires le regardèrent en pitié, et
le mandarin n'y comprit pas davantage. Le Hollandais eut le même
sort. Enfin ils parlèrent tous trois ensemble, ils se dirent
de grosses injures. L'honnête mandarin eut bien de la peine
à mettre le holà, et leur dit: "Si vous voulez
qu'on tolère ici votre doctrine, commencez par n'être
ni intolérants ni intolérables."
Au sortir de l'audience, le jésuite rencontra un missionnaire
jacobin; il lui apprit qu'il avait gagné sa cause, l'assurant
que la vérité triomphait toujours. Le jacobin lui
dit: "Si j'avais été là, vous ne l'auriez
pas gagnée; je vous aurais convaincu de mensonge et d'idolâtrie."
La querelle s'échauffa; le jacobin et le jésuite
se prirent aux cheveux. Le mandarin, informé du scandale,
les envoya tous deux en prison. Un sous-mandarin dit au juge:
"Combien de temps Votre Excellence veut-elle qu'ils soient
aux arrêts? - Jusqu'à ce qu'ils soient d'accord,
dit le juge. - Ah! dit le sous-mandarin, ils seront donc en prison
toute leur vie. - Hé bien! dit le juge, jusqu'à
ce qu'ils se pardonnent. - Ils ne se pardonneront jamais, dit
l'autre; je les connais. - Hé bien donc! dit le mandarin,
jusqu'à ce qu'ils fassent semblant de se pardonner."
Telle est la faiblesse du genre humain, et telle est sa perversité,
qu'il vaut mieux sans doute pour lui d'être subjugué
par toutes les superstitions possibles, pourvu qu'elles ne soient
point meurtrières, que de vivre sans religion. L'homme
a toujours eu besoin d'un frein, et quoiqu'il fût ridicule
de sacrifier aux faunes, aux sylvains, aux naïades, il était
bien plus raisonnable et plus utile d'adorer ces images fantastiques
de la Divinité que de se livrer à l'athéisme.
Un athée qui serait raisonneur, violent et puissant, serait
un fléau aussi funeste qu'un superstitieux sanguinaire.
Quand les hommes n'ont pas de notions saines de la Divinité,
les idées fausses y suppléent, comme dans les temps
malheureux on trafique avec de la mauvaise monnaie, quand on n'en
a pas de bonne. Le païen craignait de commettre un crime,
de peur d'être puni par les faux dieux; le Malabare craint
d'être puni par sa pagode. Partout où il y a une
société établie, une religion est nécessaire;
les lois veillent sur les crimes connus, et la religion sur les
crimes secrets.
Mais lorsqu'une fois les hommes sont parvenus à embrasser
une religion pure et sainte, la superstition devient non seulement
inutile, mais très dangereuse. On ne doit pas chercher
à nourrir de gland ceux que Dieu daigne nourrir de pain.
La superstition est à la religion ce que l'astrologie
est à l'astronomie, la fille très folle d'une mère
très sage. Ces deux filles ont longtemps subjugué
toute la terre.
Lorsque, dans nos siècles de barbarie, il y avait à
peine deux seigneurs féodaux qui eussent chez eux un Nouveau
Testament, il pouvait être pardonnable de présenter
des fables au vulgaire, c'est-à-dire à ces seigneurs
féodaux, à leurs femmes imbéciles, et aux
brutes leurs vassaux; on leur faisait croire que saint Christophe
avait porté l'enfant Jésus du bord d'une rivière
à l'autre; on les repaissait d'histoires de sorciers et
de possédés; ils imaginaient aisément que
saint Genou guérissait de la goutte, et que sainte Claire
guérissait les yeux malades. Les enfants croyaient au loup-garou,
et les pères au cordon de saint François. Le nombre
des reliques était innombrable.
La rouille de tant de superstitions a subsisté encore
quelque temps chez les peuples, lors même qu'enfin la religion
fut épurée. On sait que quand M. de Noailles, évêque
de Châlons, fit enlever et jeter au feu la prétendue
relique du saint nombril de Jésus-Christ, toute la ville
de Châlons lui fit un procès; mais il eut autant
de courage que de piété, et il parvint bientôt
à faire croire aux Champenois qu'on pouvait adorer Jésus-Christ
en esprit et en vérité, sans avoir son nombril dans
une église.
Ceux qu'on appelait jansénistes ne contribuèrent
pas peu à déraciner insensiblement dans l'esprit
de la nation la plupart des fausses idées qui déshonoraient
la religion chrétienne. On cessa de croire qu'il suffisait
de réciter l'oraison des trente jours à la vierge
Marie pour obtenir tout ce qu'on voulait et pour pécher
impunément.
Enfin la bourgeoisie a commencé à soupçonner
que ce n'était pas sainte Geneviève qui donnait
ou arrêtait la pluie, mais que c'était Dieu lui-même
qui disposait des éléments. Les moines ont été
étonnés que leurs saints ne fissent plus de miracles;
et si les écrivains de la Vie de saint François
Xavier revenaient au monde, ils n'oseraient pas écrire
que ce saint ressuscita neuf morts, qu'il se trouva en même
temps sur mer et sur terre, et que son crucifix étant tombé
dans la mer, un cancre vint le lui rapporter.
Il en a été de même des excommunications.
Nos historiens nous disent que lorsque le roi Robert eut été
excommunié par le pape Grégoire V, pour avoir épousé
la princesse Berthe sa commère, ses domestiques jetaient
par les fenêtres les viandes qu'on avait servies au roi,
et que la reine Berthe accoucha d'une oie en punition de ce mariage
incestueux. On doute aujourd'hui que les maîtres d'hôtel
d'un roi de France excommunié jetassent son dîner
par la fenêtre, et que la reine mît au monde un oison
en pareil cas.
S'il y a quelques convulsionnaires dans un coin d'un faubourg,
c'est une maladie pédiculaire dont il n'y a que la plus
vile populace qui soit attaquée. Chaque jour la raison
pénètre en France, dans les boutiques des marchands
comme dans les hôtels des seigneurs. Il faut donc cultiver
les fruits de cette raison, d'autant plus qu'il est impossible
de les empêcher d'éclore. On ne peut gouverner la
France, après qu'elle a été éclairée
par les Pascal, les Nicole, les Arnauld, les Bossuet, les Descartes,
les Gassendi, les Bayle, les Fontenelle, etc., comme on la gouvernait
du temps des Garasse et des Menot.
Si les maîtres d'erreurs, je dis les grands maîtres,
si longtemps payés et honorés pour abrutir l'espèce
humaine, ordonnaient aujourd'hui de croire que le grain doit pourrir
pour germer; que la terre est immobile sur ses fondements, qu'elle
ne tourne point autour du soleil; que les marées ne sont
pas un effet naturel de la gravitation, que l'arc-en-ciel n'est
pas formé par la réfraction et la réflexion
des rayons de la lumière, etc., et s'ils se fondaient sur
des passages mal entendus de la sainte Ecriture pour appuyer leurs
ordonnances, comment seraient-ils regardés par tous les
hommes instruits? Le terme de bêtes serait-il trop
fort? Et si ces sages maîtres se servaient de la force et
de la persécution pour faire régner leur ignorance
insolente, le terme de bêtes farouches serait-il
déplacé?
Plus les superstitions des moines sont méprisées,
plus les évêques sont respectés, et les curés
considérés; ils ne font que du bien, et les superstitions
monacales ultramontaines feraient beaucoup de mal. Mais de toutes
les superstitions, la plus dangereuse, n'est-ce pas celle de haïr
son prochain pour ses opinions? Et n'est-il pas évident
qu'il serait encore plus raisonnable d'adorer le saint nombril,
le saint prépuce, le lait et la robe de la vierge Marie,
que de détester et de persécuter son frère?
Moins de dogmes, moins de disputes; et moins de disputes, moins
de malheurs: si cela n'est pas vrai, j'ai tort.
La religion est instituée pour nous rendre heureux dans
cette vie et dans l'autre. Que faut-il pour être heureux
dans la vie à venir? être juste.
Pour être heureux dans celle-ci, autant que le permet
la misère de notre nature, que faut-il? être indulgent.
Ce serait le comble de la folie de prétendre amener tous
les hommes à penser d'une manière uniforme sur la
métaphysique. On pourrait beaucoup plus aisément
subjuguer l'univers entier par les armes que subjuguer tous les
esprits d'une seule ville.
Euclide est venu aisément à bout de persuader
à tous les hommes les vérités de la géométrie:
pourquoi? parce qu'il n'y en a pas une qui ne soit un corollaire
évident de ce petit axiome: deux et deux font quatre.
Il n'en est pas tout à fait de même dans le mélange
de la métaphysique et de la théologie.
Lorsque l'évêque Alexandre et le prêtre Arios
ou Arius commencèrent à disputer sur la manière
dont le Logos était une émanation du Père,
l'empereur Constantin leur écrivit d'abord ces paroles
rapportées par Eusèbe et par Socrate: "Vous
êtes de grands fous de disputer sur des choses que vous
ne pouvez entendre."
Si les deux partis avaient été assez sages pour
convenir que l'empereur avait raison, le monde chrétien
n'aurait pas été ensanglanté pendant trois
cents années.
Qu'y a-t-il en effet de plus fou et de plus horrible que de
dire aux hommes: "Mes amis, ce n'est pas assez d'être
des sujets fidèles, des enfants soumis, des pères
tendres, des voisins équitables, de pratiquer toutes les
vertus, de cultiver l'amitié, de fuir l'ingratitude, d'adorer
Jésus-Christ en paix: il faut encore que vous sachiez comment
on est engendré de toute éternité; et si
vous ne savez pas distinguer l'omousion dans l'hypostase,
nous vous dénonçons que vous serez brûlés
à jamais; et, en attendant, nous allons commencer par vous
égorger"?
Si on avait présenté une telle décision
à un Archimède, à un Posidonius, à
un Varron, à un Caton, à un Cicéron, qu'auraient-ils
répondu?
Constantin ne persévéra point dans sa résolution
d'imposer silence aux deux partis: il pouvait faire venir les
chefs de l'ergotisme dans son palais; il pouvait leur demander
par quelle autorité ils troublaient le monde: "Avez-vous
les titres de la famille divine? Que vous importe que le Logos
soit fait ou engendré, pourvu qu'on lui soit fidèle,
pourvu qu'on prêche une bonne morale, et qu'on la pratique
si on peut? J'ai commis bien des fautes dans ma vie, et vous aussi;
vous êtes ambitieux, et moi aussi; l'empire m'a coûté
des fourberies et des cruautés; j'ai assassiné presque
tous mes proches; je m'en repens: je veux expier mes crimes en
rendant l'empire romain tranquille, ne m'empêchez pas de
faire le seul bien qui puisse faire oublier mes anciennes barbaries;
aidez-moi à finir mes jours en paix." Peut-être
n'aurait-il rien gagné sur les disputeurs; peut-être
fut-il flatté de présider à un concile en
long habit rouge, la tête chargée de pierreries.
Voilà pourtant ce qui ouvrit la porte à tous ces
fléaux qui vinrent de l'Asie inonder l'Occident. Il sortit
de chaque verset contesté une furie armée d'un sophisme
et d'un poignard, qui rendit tous les hommes insensés et
cruels. Les Huns, les Hérules, les Goths et les Vandales,
qui survinrent, firent infiniment moins de mal, et le plus grand
qu'ils firent fut de se prêter enfin eux-mêmes à
ces disputes fatales.
Il ne faut pas un grand art, une éloquence bien recherchée,
pour prouver que des chrétiens doivent se tolérer
les uns les autres. Je vais plus loin: je vous dis qu'il faut
regarder tous les hommes comme nos frères. Quoi! mon frère
le Turc? mon frère le Chinois? le Juif? le Siamois? Oui,
sans doute; ne sommes-nous pas tous enfants du même père,
et créatures du même Dieu?
Mais ces peuples nous méprisent; mais ils nous traitent
d'idolâtres! Hé bien! je leur dirai qu'ils ont grand
tort. Il me semble que je pourrais étonner au moins l'orgueilleuse
opiniâtreté d'un iman ou d'un talapoin, si je leur
parlais à peu près ainsi:
"Ce petit globe, qui n'est qu'un point, roule dans l'espace,
ainsi que tant d'autres globes; nous sommes perdus dans cette
immensité. L'homme, haut d'environ cinq pieds, est assurément
peu de chose dans la création. Un de ces êtres imperceptibles
dit à quelques-uns de ses voisins, dans l'Arabie ou dans
la Cafrerie: "Ecoutez-moi, car le Dieu de tous ces mondes
m'a éclairé: il y a neuf cents millions de petites
fourmis comme nous sur la terre, mais il n'y a que ma fourmilière
qui soit chère à Dieu; toutes les autres lui sont
en horreur de toute éternité; elle sera seule heureuse,
et toutes les autres seront éternellement infortunées."
Ils m'arrêteraient alors, et me demanderaient quel est
le fou qui a dit cette sottise. Je serais obligé de leur
répondre: "C'est vous-mêmes." Je tâcherais
ensuite de les adoucir; mais cela serait bien difficile.
Je parlerais maintenant aux chrétiens, et j'oserais dire,
par exemple, à un dominicain inquisiteur pour la foi: "Mon
frère, vous savez que chaque province d'Italie a son jargon,
et qu'on ne parle point à Venise et à Bergame comme
à Florence. L'Académie de la Crusca a fixé
la langue; son dictionnaire est une règle dont on ne doit
pas s'écarter, et la Grammaire de Buonmattei est
un guide infaillible qu'il faut suivre; mais croyez-vous que le
consul de l'Académie, et en son absence Buonmattei, auraient
pu en conscience faire couper la langue à tous les Vénitiens
et à tous les Bergamasques qui auraient persisté
dans leur patois?"
L'inquisiteur me répond: "Il y a bien de la différence;
il s'agit ici du salut de votre âme: c'est pour votre bien
que le directoire de l'Inquisition ordonne qu'on vous saisisse
sur la déposition d'une seule personne, fût-elle
infâme et reprise de justice; que vous n'ayez point d'avocat
pour vous défendre; que le nom de votre accusateur ne vous
soit pas seulement connu; que l'inquisiteur vous promette grâce,
et ensuite vous condamne; qu'il vous applique à cinq tortures
différentes, et qu'ensuite vous soyez ou fouetté,
ou mis aux galères, ou brûlé en cérémonie
(Note 72). Le P. Ivonet, le docteur Cuchalon, Zanchinus, Campegius,
Roias, Felynus, Gomarus, Diabarus, Gemelinus, y sont formels et
cette pieuse pratique ne peut souffrir de contradiction."
Je prendrais la liberté de lui répondre: "Mon
frère, peut-être avez-vous raison; je suis convaincu
du bien que vous voulez me faire; mais ne pourrais-je pas être
sauvé sans tout cela?"
Il est vrai que ces horreurs absurdes ne souillent pas tous
les jours la face de la terre; mais elles ont été
fréquentes, et on en composerait aisément un volume
beaucoup plus gros que les évangiles qui les réprouvent.
Non seulement il est bien cruel de persécuter dans cette
courte vie ceux qui ne pensent pas comme nous, mais je ne sais
s'il n'est pas bien hardi de prononcer leur damnation éternelle.
Il me semble qu'il n'appartient guère à des atomes
d'un moment, tels que nous sommes, de prévenir ainsi les
arrêts du Créateur. Je suis bien loin de combattre
cette sentence: "Hors de l'Eglise point de salut"; je
la respecte, ainsi que tout ce qu'elle enseigne, mais, en vérité,
connaissons-nous toutes les voies de Dieu et toute l'étendue
de ses miséricordes? N'est-il pas permis d'espérer
en lui autant que de le craindre? N'est-ce pas assez d'être
fidèles à l'Eglise? Faudra-t-il que chaque particulier
usurpe les droits de la Divinité, et décide avant
elle du sort éternel de tous les hommes?
Quand nous portons le deuil d'un roi de Suède, ou de
Danemark, ou d'Angleterre, ou de Prusse, disons-nous que nous
portons le deuil d'un réprouvé qui brûle éternellement
en enfer? Il y a dans l'Europe quarante millions d'habitants qui
ne sont pas de l'Eglise de Rome, dirons-nous à chacun d'eux:
"Monsieur, attendu que vous êtes infailliblement damné,
je ne veux ni manger, ni contracter, ni converser avec vous?"
Quel est l'ambassadeur de France qui, étant présenté
à l'audience du Grand Seigneur, se dira dans le fond de
son coeur: Sa Hautesse sera infailliblement brûlée
pendant toute l'éternité, parce qu'elle est soumise
à la circoncision? S'il croyait réellement que le
Grand Seigneur est l'ennemi mortel de Dieu, et l'objet de sa vengeance,
pourrait-il lui parler? devrait-il être envoyé vers
lui? Avec quel homme pourrait-on commercer, quel devoir de la
vie civile pourrait-on jamais remplir, si en effet on était
convaincu de cette idée que l'on converse avec des réprouvés?
O sectateurs d'un Dieu clément! si vous aviez un coeur
cruel; si, en adorant celui dont toute la loi consistait en ces
paroles: "Aimez Dieu et votre prochain", vous aviez
surchargé cette loi pure et sainte de sophismes et de disputes
incompréhensibles; si vous aviez allumé la discorde,
tantôt pour un mot nouveau, tantôt pour une seule
lettre de l'alphabet; si vous aviez attaché des peines
éternelles à l'omission de quelques paroles, de
quelques cérémonies que d'autres peuples ne pouvaient
connaître, je vous dirais, en répandant des larmes
sur le genre humain: "Transportez-vous avec moi au jour où
tous les hommes seront jugés, et où Dieu rendra
à chacun selon ses oeuvres."
"Je vois tous les morts des siècles passés
et du nôtre comparaître en sa présence. Etes-vous
bien sûrs que notre Créateur et notre Père
dira au sage et vertueux Confucius, au législateur Solon,
à Pythagore, à Zaleucus, à Socrate, à
Platon, aux divins Antonins, au bon Trajan, à Titus, les
délices du genre humain, à Epicitète, à
tant d'autres hommes, les modèles des hommes: Allez, monstres,
allez subir des châtiments infinis en intensité et
en durée; que votre supplice soit éternel comme
moi! Et vous, mes bien-aimés, Jean Châtel, Ravaillac,
Damiens, Cartouche, etc., qui êtes morts avec les formules
prescrites, partagez à jamais à ma droite mon empire
et ma félicité."
Vous reculez d'horreur à ces paroles; et, après
qu'elles me sont échappées, je n'ai plus rien à
vous dire.
Ce n'est donc plus aux hommes que je m'adresse; c'est à toi, Dieu de tous les êtres, de tous les mondes et de tous les temps: s'il est permis à de faibles créatures perdues dans l'immensité, et imperceptibles au reste de l'univers, d'oser te demander quelque chose, à toi qui as tout donné, à toi dont les décrets sont immuables comme éternels, daigne regarder en pitié les erreurs attachées à notre nature; que ces erreurs ne fassent point nos calamités. Tu ne nous as point donné un coeur pour nous haïr, et des mains pour nous égorger; fais que nous nous aidions mutuellement à supporter le fardeau d'une vie pénible et passagère; que les petites différences entre les vêtements qui couvrent nos débiles corps, entre tous nos langages insuffisants, entre tous nos usages ridicules, entre toutes nos lois imparfaites, entre toutes nos opinions insensées, entre toutes nos conditions si disproportionnées à nos yeux, et si égales devant toi; que toutes ces petites nuances qui distinguent les atomes appelés hommes ne soient pas des signaux de haine et de persécution; que ceux qui allument des cierges en plein midi pour te célébrer supportent ceux qui se contentent de la lumière de ton soleil; que ceux qui couvrent leur robe d'une toile blanche pour dire qu'il faut t'aimer ne détestent pas ceux qui disent la même chose sous un manteau de laine noire; qu'il soit égal de t'adorer dans un jargon formé d'une ancienne langue, ou dans un jargon plus nouveau; que ceux dont l'habit est teint en rouge ou en violet, qui dominent sur une petite parcelle d'un petit tas de la boue de ce monde, et qui possèdent quelques fragments arrondis d'un certain métal, jouissent sans orgueil de ce qu'ils appellent grandeur et richesse, et que les autres les voient sans envie: car tu sais qu'il n'y a dans ces vanités ni de quoi envier, ni de quoi s'enorgueillir.
Puissent tous les hommes se souvenir qu'ils sont frères!
Qu'ils aient en horreur la tyrannie exercée sur les âmes,
comme ils ont en exécration le brigandage qui ravit par
la force le fruit du travail et de l'industrie paisible. Si les
fléaux de la guerre sont inévitables, ne nous haïssons
pas, ne nous déchirons pas les uns les autres dans le sein
de la paix, et employons l'instant de notre existence à
bénir également en mille langages divers, depuis
Siam jusqu'à la Californie, ta bonté qui nous a
donné cet instant.
Tandis qu'on travaillait à cet ouvrage, dans l'unique
dessein de rendre les hommes plus compatissants et plus doux,
un autre homme écrivait dans un dessein tout contraire:
car chacun a son opinion. Cet homme faisait imprimer un petit
code de persécution, intitulé l'Accord de la
religion et de l'humanité (c'est une faute de l'imprimeur:
lisez de l'inhumanité).
L'auteur de ce saint libelle s'appuie sur saint Augustin, qui,
après avoir prêché la douceur, prêcha
enfin la persécution, attendu qu'il était alors
le plus fort, et qu'il changeait souvent d'avis. Il cite aussi
l'évêque de Meaux, Bossuet, qui persécuta
le célèbre Fénelon, archevêque de Cambrai,
coupable d'avoir imprimé que Dieu vaut bien la peine qu'on
l'aime pour lui-même.
Bossuet était éloquent, je l'avoue; l'évêque
d'Hippone, quelquefois inconséquent, était plus
disert que ne sont les autres Africains, je l'avoue encore; mais
je prendrai la liberté de dire à l'auteur de ce
saint libelle, avec Armande, dans Les Femmes savantes:
Quand sur une personne on prétend se régler,
C'est par les beaux côtés qu'il lui faut ressembler.
(Acte I, scène 1)
Je dirai à l'évêque d'Hippone: Monseigneur,
vous avez changé d'avis, permettez-moi de m'en tenir à
votre première opinion; en vérité, je la
crois meilleure.
Je dirai à l'évêque de Meaux: Monseigneur,
vous êtes un grand homme: je vous trouve aussi savant, pour
le moins, que saint Augustin, et beaucoup plus éloquent;
mais pourquoi tant tourmenter votre confrère, qui était
aussi éloquent que vous dans un autre genre, et qui était
plus aimable?
L'auteur du saint libelle sur l'inhumanité n'est ni un
Bossuet ni un Augustin; il me parait tout propre à faire
un excellent inquisiteur: je voudrais qu'il fût à
Goa à la tête de ce beau tribunal. Il est, de plus,
homme d'Etat, et il étale de grands principes de politique.
"S'il y a chez vous, dit-il, beaucoup d'hétérodoxes,
ménagez-les, persuadez-les; s'il n'y en a qu'un petit nombre,
mettez en usage la potence et les galères, et vous vous
en trouverez fort bien"; c'est ce qu'il conseille, à
la page 89 et 90.
Dieu merci, je suis bon catholique, je n'ai point à craindre
ce que les huguenots appellent le martyre; mais si cet
homme est jamais premier ministre, comme il paraît s'en
flatter dans son libelle, je l'avertis que je pars pour l'Angleterre
le jour qu'il aura ses lettres patentes.
En attendant, je ne puis que remercier la Providence de ce qu'elle
permet que les gens de son espèce soient toujours de mauvais
raisonneurs. Il va jusqu'à citer Bayle parmi les partisans
de l'intolérance: cela est sensé et adroit; et de
ce que Bayle accorde qu'il faut punir les factieux et les fripons,
notre homme en conclut qu'il faut persécuter à feu
et à sang les gens de bonne foi qui sont paisibles.
Presque tout son livre est une imitation de l'Apologie de
la Saint-Barthélémy. C'est cet apologiste ou son écho.
Dans l'un ou dans l'autre cas, il faut espérer que ni le
maître ni le disciple ne gouverneront l'Etat.
Mais s'il arrive qu'ils en soient les maîtres, je leur
présente de loin cette requête, au sujet de deux
lignes de la page 93 du saint libelle:
"Faut-il sacrifier au bonheur du vingtième de la
nation le bonheur de la nation entière?"
Supposé qu'en effet il y ait vingt catholiques romains
en France contre un huguenot, je ne prétends point que
le huguenot mange les vingt catholiques; mais aussi pourquoi ces
vingt catholiques mangeraient-ils ce huguenot, et pourquoi empêcher
ce huguenot de se marier? N'y a-t-il pas des évêques,
des abbés, des moines, qui ont des terres en Dauphiné,
dans le Gévaudan, devers Agde, devers Carcassonne? Ces
évêques, ces abbés, ces moines, n'ont-ils
pas des fermiers qui ont le malheur de ne pas croire à
la transsubstantiation? N'est-il pas de l'intérêt
des évêques, des abbés, des moines et du public,
que ces fermiers aient de nombreuses familles? N'y aura-t-il que
ceux qui communieront sous une seule espèce à qui
il sera permis de faire des enfants? En vérité cela
n'est ni juste ni honnête.
"La révocation de l'édit de Nantes n'a point
autant produit d'inconvénients qu'on lui en attribue",
dit l'auteur.
Si en effet on lui en attribue plus qu'elle n'en a produit,
on exagère, et le tort de presque tous les historiens est
d'exagérer; mais c'est aussi le tort de tous les controversistes
de réduire à rien le mal qu'on leur reproche. N'en
croyons ni les docteurs de Paris ni les prédicateurs d'Amsterdam.
Prenons pour juge M. le comte d'Avaux, ambassadeur en Hollande
depuis 1685 jusqu'en 1688. Il dit, page, 181, tome V, qu'un seul
homme avait offert de découvrir plus de vingt millions
que les persécutés faisaient sortir de France. Louis
XIV répond à M. d'Avaux: "Les avis que je reçois
tous les jours d'un nombre infini de conversions ne me laissent
plus douter que les plus opiniâtres ne suivent l'exemple
des autres."
On voit, par cette lettre de Louis XIV, qu'il était de
très bonne foi sur l'étendue de son pouvoir. On
lui disait tous les matins: Sire, vous êtes le plus grand
roi de l'univers; tout l'univers fera gloire de penser comme vous
dès que vous aurez parlé. Pellisson, qui s'était
enrichi dans la place de premier commis des finances; Pellisson,
qui avait été trois ans à la Bastille comme
complice de Fouquet; Pellisson, qui de calviniste était
devenu diacre et bénéficier, qui faisait imprimer
des prières pour la messe et des bouquets à Iris,
qui avait obtenu la place des économats et de convertisseur;
Pellisson, dis-je, apportait tous les trois mois une grande liste
d'abjurations à sept ou huit écus la pièce,
et faisait accroire à son roi que, quand il voudrait, il
convertirait tous les Turcs au même prix. On se relayait
pour le tromper; pouvait-il résister à la séduction?
Cependant le même M. d'Avaux mande au roi qu'un nommé
Vincent maintient plus de cinq cents ouvriers auprès d'Angoulême,
et que sa sortie causera du préjudice: tome V, page..
Le même M. d'Avaux parle de deux régiments que
le prince d'Orange fait déjà lever par les officiers
français réfugiés; il parle de matelots qui
désertèrent de trois vaisseaux pour servir sur ceux
du prince d'Orange. Outre ces deux régiments, le prince
d'Orange forme encore une compagnie de cadets réfugiés,
commandés par deux capitaines, page 240. Cet ambassadeur
écrit encore, le 9 mai 1686, à M. de Seignelai,
"qu'il ne peut lui dissimuler la peine qu'il a de voir les
manufactures de France s'établir en Hollande, d'où
elles ne sortiront jamais".
Joignez à tous ces témoignages ceux de tous les
intendants du royaume en 1699, et jugez si la révocation
de l'édit de Nantes n'a pas produit plus de mal que de
bien, malgré l'opinion du respectable auteur de l'Accord
de la religion et de l'inhumanité.
Un maréchal de France connu par son esprit supérieur
disait, il y a quelques années: "Je ne sais pas si
la dragonnade a été nécessaire; mais il est
nécessaire de n'en plus faire."
J'avoue que j'ai cru aller un peu trop loin, quand j'ai rendu
publique la lettre du correspondant du P. Le Tellier, dans laquelle
ce congréganiste propose des tonneaux de poudre. Je me
disais à moi-même: On ne m'en croira pas, on regardera
cette lettre comme une pièce supposée. Mes scrupules
heureusement ont été levés quand j'ai lu
dans l'Accord de la religion et de l'inhumanité,
page 149, ces douces paroles:
"L'extinction totale des protestants en France n'affaiblirait
pas plus la France qu'une saignée n'affaiblit un malade
bien constitué."
Ce chrétien compatissant, qui a dit tout à l'heure
que les protestants composent le vingtième de la nation,
veut donc qu'on répande le sang de cette vingtième
partie, et ne regarde cette opération que comme une saignée
d'une palette! Dieu nous préserve avec lui des trois vingtièmes!
Si donc cet honnête homme propose de tuer le vingtième
de la nation, pourquoi l'ami du P. Le Tellier n'aurait-il pas
proposé de faire sauter en l'air, d'égorger et d'empoisonner
le tiers? Il est donc très vraisemblable que la lettre
au P. Le Tellier a été réellement écrite.
Le saint auteur finit enfin par conclure que l'intolérance
est une chose excellente, "parce qu'elle n'a pas été,
dit-il, condamnée expressément par Jésus-Christ".
Mais Jésus-Christ n'a pas condamné non plus ceux
qui mettraient le feu aux quatre coins de Paris; est-ce une raison
pour canoniser les incendiaires?
Ainsi donc, quand la nature fait entendre d'un côté
sa voix douce et bienfaisante, le fanatisme, cet ennemi de la
nature, pousse des hurlements; et lorsque la paix se présente
aux hommes, l'intolérance forge ses armes. O vous, arbitre
des nations, qui avez donné la paix à l'Europe,
décidez entre l'esprit pacifique et l'esprit meurtrier!
Nous apprenons que le 7 mars 1763, tout le conseil d'Etat assemblé
à Versailles, les ministres d'Etat y assistant, le chancelier
y présidant, M. de Crosne, maître des requêtes,
rapporta l'affaire des Calas avec l'impartialité d'un juge,
l'exactitude d'un homme parfaitement instruit, l'éloquence
simple et vraie d'un orateur homme d'Etat, la seule qui convienne
dans une telle assemblée. Une foule prodigieuse de personnes
de tout rang attendait dans la galerie du château la décision
du conseil. On annonça bientôt au roi que toutes
les voix, sans en excepter une, avaient ordonné que le
parlement de Toulouse enverrait au conseil les pièces du
procès, et les motifs de son arrêt qui avait fait
expirer Jean Calas sur la roue. Sa Majesté approuva le
jugement du conseil.
Il y a donc de l'humanité et de la justice chez les hommes,
et principalement dans le conseil d'un roi aimé et digne
de l'être. L'affaire d'une malheureuse famille de citoyens
obscurs a occupé Sa Majesté, ses ministres, le chancelier
et tout le conseil, et a été discutée avec
un examen aussi réfléchi que les plus grands objets
de la guerre et de la paix peuvent l'être. L'amour de l'équité,
l'intérêt du genre humain, ont conduit tous les juges.
Grâces en soient rendues à ce Dieu de clémence,
qui seul inspire l'équité et toutes les vertus!
Nous attestons que nous n'avons jamais connu ni cet infortuné
Calas que les huit juges de Toulouse firent périr sur les
indices les plus faibles, contre les ordonnances de nos rois,
et contre les lois de toutes les nations; ni son fils Marc-Antoine,
dont la mort étrange a jeté ces huit juges dans
l'erreur; ni la mère, aussi respectable que malheureuse;
ni ses innocentes filles, qui sont venues avec elle de deux cents
lieues mettre leur désastre et leur vertu au pied du trône.
Ce Dieu sait que nous n'avons été animés
que d'un esprit de justice, de vérité, et de paix,
quand nous avons écrit ce que nous pensons de la tolérance,
à l'occasion de Jean Calas, que l'esprit d'intolérance
a fait mourir.
Nous n'avons pas cru offenser les huit juges de Toulouse en
disant qu'ils se sont trompés, ainsi que tout le conseil
l'a présumé: au contraire, nous leur avons ouvert
une voie de se justifier devant l'Europe entière. Cette
voie est d'avouer que des indices équivoques et les cris
d'une multitude insensée ont surpris leur justice; de demander
pardon à la veuve, et de réparer, autant qu'il est
en eux, la ruine entière d'une famille innocente, en se
joignant à ceux qui la secourent dans son affliction. Ils
ont fait mourir le père injustement: c'est à eux
de tenir lieu de père aux enfants, supposé que ces
orphelins veuillent bien recevoir d'eux une faible marque d'un
très juste repentir. Il sera beau aux juges de l'offrir,
et à la famille de la refuser.
C'est surtout au sieur David, capitoul de Toulouse, s'il a été
le premier persécuteur de l'innocence, à donner
l'exemple des remords. Il insulta un père de famille mourant
sur l'échafaud. Cette cruauté est bien inouïe;
mais puisque Dieu pardonne, les hommes doivent aussi pardonner
à qui répare ses injustices.
On m'a écrit du Languedoc cette lettre du 20 février
1763.
"Votre ouvrage sur la tolérance me paraît
plein d'humanité et de vérité; mais je crains
qu'il ne fasse plus de mal que de bien à la famille des
Calas. Il peut ulcérer les huit juges qui ont opiné
à la roue; ils demanderont au parlement qu'on brûle
votre livre, et les fanatiques (car il y en a toujours) répondront
par des cris de fureur à la voix de la raison, etc."
...............................................................................................................
Voici ma réponse:
"Les huit juges de Toulouse peuvent faire brûler
mon livre, s'il est bon; il n'y a rien de plus aisé: on
a bien brûlé les Lettres provinciales, qui
valaient sans doute beaucoup mieux; chacun peut brûler chez
lui les livres et papiers qui lui déplaisent.
"Mon ouvrage ne peut faire ni bien ni mal aux Calas, que
je ne connais point. Le conseil du roi, impartial et ferme, juge
suivant les lois, suivant l'équité, sur les pièces,
sur les procédures, et non sur un écrit qui n'est
point juridique, et dont le fond est absolument étranger
à l'affaire qu'il juge.
"On aurait beau imprimer des in-folio pour ou contre les
huit juges de Toulouse, et pour ou contre la tolérance,
ni le conseil, ni aucun tribunal ne regardera ces livres comme
des pièces du procès.
"Cet écrit sur la tolérance est une requête
que l'humanité présente très humblement au
pouvoir et à la prudence. Je sème un grain qui pourra
un jour produire une moisson. Attendons tout du temps, de la bonté
du roi, de la sagesse de ses ministres, et de l'esprit de raison
qui commence à répandre partout sa lumière.
"La nature dit à tous les hommes: Je vous ai tous fait naître faibles et ignorants, pour végéter quelques minutes sur la terre, et pour l'engraisser de vos cadavres. Puisque vous êtes faibles, secourez-vous; puisque vous êtes ignorants, éclairez-vous et supportez-vous. Quand vous seriez tous du même avis, ce qui certainement n'arrivera jamais, quand il n'y aurait qu'un seul homme d'un avis contraire, vous devriez lui pardonner: car c'est moi qui le fais penser comme il pense. Je vous ai donné des bras pour cultiver la terre, et une petite lueur de raison pour vous conduire; j'ai mis dans vos coeurs un germe de
compassion pour vous aider les uns les autres à supporter
la vie. N'étouffez pas ce germe, ne le corrompez pas, apprenez
qu'il est divin, et ne substituez pas les misérables fureurs
de l'école à la voix de la nature.
"C'est moi seule qui vous unis encore malgré vous
par vos besoins mutuels, au milieu même de vos guerres cruelles
si légèrement entreprises, théâtre
éternel des fautes, des hasards, et des malheurs. C'est
moi seule qui, dans une nation, arrête les suites funestes
de la division interminable entre la noblesse et la magistrature,
entre ces deux corps et celui du clergé, entre le bourgeois
même et le cultivateur. Ils ignorent tous les bornes de
leurs droits; mais ils écoutent tous malgré eux,
à la longue, ma voix qui parle à leur coeur. Moi
seule je conserve l'équité dans les tribunaux, où
tout serait livré sans moi à l'indécision
et aux caprices, au milieu d'un amas confus de lois faites souvent
au hasard et pour un besoin passager, différentes entre
elles de province en province, de ville en ville, et presque toujours
contradictoires entre elles dans le même lieu. Seule je
peux inspirer la justice, quand les lois n'inspirent que la chicane.
Celui qui m'écoute juge toujours bien; et celui qui ne
cherche qu'à concilier des opinions qui se contredisent
est celui qui s'égare.
"Il y a un édifice immense dont j'ai posé
le fondement de mes mains: il était solide et simple, tous
les hommes pouvaient y entrer en sûreté; ils ont
voulu y ajouter les ornements les plus bizarres, les plus grossiers,
et les plus inutiles; le bâtiment tombe en ruine de tous
les côtés; les hommes en prennent les pierres, et
se les jettent à la tête; je leur crie: Arrêtez,
écartez ces décombres funestes qui sont votre ouvrage,
et demeurez avec moi en paix dans l'édifice inébranlable
qui est le mien."
Depuis le 7 mars 1763 jusqu'au jugement définitif, il
se passa encore deux années: tant il est facile au fanatisme
d'arracher la vie à l'innocence, et difficile à
la raison de lui faire rendre justice. Il fallut essuyer des longueurs
inévitables, nécessairement attachées aux
formalités. Moins ces formalités avaient été
observées dans la condamnation de Calas, plus elles devaient
l'être rigoureusement par le conseil d'Etat. Une année
entière ne suffit pas pour forcer le parlement de Toulouse
à faire parvenir au conseil toute la procédure,
pour en faire l'examen, pour le rapporter. M. de Crosne fut encore
chargé de ce travail pénible. Une assemblée
de prés de quatre-vingts juges cassa l'arrêt de Toulouse,
et ordonna la révision entière du procès.
D'autres affaires importantes occupaient alors presque tous
les tribunaux du royaume. On chassait les jésuites; on
abolissait leur société en France: ils avaient été
intolérants et persécuteurs; ils furent persécutés
à leur tour.
L'extravagance des billets de confession, dont on les crut les
auteurs secrets, et dont ils étaient publiquement les partisans,
avait déjà ranimé contre eux la haine de
la nation. Une banqueroute immense d'un de leurs missionnaires,
banqueroute que l'on crut en partie frauduleuse, acheva de les
perdre. Ces seuls mots de missionnaires et de banqueroutiers,
si peu faits pour être joints ensemble, portèrent
dans tous les esprits l'arrêt de leur condamnation. Enfin
les ruines de Port-Royal et les ossements de tant d'hommes célèbres
insultés par eux dans leurs sépultures, et exhumés
au commencement du siècle par des ordres que les jésuites
seuls avaient dictés, s'élevèrent tous contre
leur crédit expirant. On peut voir l'histoire de leur proscription
dans l'excellent livre intitulé Sur la Destruction des
jésuites en France, ouvrage impartial, parce qu'il
est d'un philosophe, écrit avec la finesse et l'éloquence
de Pascal, et surtout avec une supériorité de lumières
qui n'est pas offusquée, comme dans Pascal, par des préjugés
qui ont quelquefois séduit de grands hommes.
Cette grande affaire, dans laquelle quelques partisans des jésuites
disaient que la religion était outragée, et où
le plus grand nombre la croyait vengée, fit pendant plusieurs
mois perdre de vue au public le procès des Calas; mais
le roi ayant attribué au tribunal qu'on appelle les
requêtes de l'hôtel le jugement définitif,
le même public, qui aime à passer d'une scène
à l'autre, oublia les jésuites, et les Calas saisirent
toute son attention.
La chambre des requêtes de l'hôtel est une cour
souveraine composée de maîtres des requêtes,
pour juger les procès entre les officiers de la cour et
les causes que le roi leur renvoie. On ne pouvait choisir un tribunal
plus instruit de l'affaire: c'étaient précisément
les mêmes magistrats qui avaient jugé deux fois les
préliminaires de la révision, et qui étaient
parfaitement instruits du fond et de la forme. La veuve de Jean
Calas, son fils, et le sieur de Lavaisse, se remirent en prison:
on fit venir du fond du Languedoc cette vieille servante catholique
qui n'avait pas quitté un moment ses maîtres et sa
maîtresse, dans le temps qu'on supposait, contre toute vraisemblance,
qu'ils étranglaient leur fils et leur frère. On
délibéra enfin sur les mêmes pièces
qui avaient servi à condamner Jean Calas à la roue,
et son fils Pierre au bannissement.
Ce fut alors que parut un nouveau mémoire de l'éloquent
M. de Beaumont, et un autre du jeune M. de Lavaisse, si injustement
impliqué dans cette procédure criminelle par les
juges de Toulouse, qui, pour comble de contradiction, ne l'avaient
pas déclaré absous. Ce jeune homme fit lui-même
un factum qui fut jugé digne par tout le monde de paraître
à côté de celui de M. de Beaumont. Il avait
le double avantage de parler pour lui-même et pour une famille
dont il avait partagé les fers. Il n'avait tenu qu'à
lui de briser les siens et de sortir des prisons de Toulouse,
s'il avait voulu seulement dire qu'il avait quitté un moment
les Calas dans le temps qu'on prétendait que le père
et la mère avaient assassiné leur fils. On l'avait
menacé du supplice; la question et la mort avaient été
présentées à ses yeux; un mot lui aurait
pu rendre sa liberté: il aima mieux s'exposer au supplice
que de prononcer ce mot, qui aurait été un mensonge.
Il exposa tout ce i détail dans son factum, avec une candeur
si noble, si simple, si éloignée de toute ostentation,
qu'il toucha tous ceux qu'il ne voulait que convaincre, et qu'il
se fit admirer sans prétendre à la réputation.
Son père, fameux avocat, n'eut aucune part à cet
ouvrage: il se vit tout d'un coup égalé par son
fils, qui n'avait jamais suivi le barreau.
Cependant les personnes de la plus grande considération
venaient en foule dans la prison de Mme Calas, où ses filles
s'étaient renfermées avec elle. On s'y attendrissait
jusqu'aux larmes. L'humanité, la générosité,
leur prodiguaient des secours. Ce qu'on appelle la charité
ne leur en donnait aucun. La charité, qui d'ailleurs est
si souvent mesquine et insultante, est le partage des dévots,
et les dévots tenaient encore contre les Calas.
Le jour arriva (9 mars 1765) où l'innocence triompha
pleinement. M. de Baquencourt ayant rapporté toute la procédure,
et ayant instruit l'affaire jusque dans les moindres circonstances,
tous les juges, d'une voix unanime, déclarèrent
la famille innocente, tortionnairement et abusivement jugée
par le parlement de Toulouse. Ils réhabilitèrent
la mémoire du père. Ils permirent à la famille
de se pourvoir devant qui il appartiendrait pour prendre ses juges
à partie, et pour obtenir les dépens, dommages et
intérêts que les magistrats toulousains auraient
dû offrir d'eux-mêmes.
Ce fut dans Paris une joie universelle: on s'attroupait dans
les places publiques, dans les promenades; on accourait pour voir
cette famille si malheureuse et si bien justifiée; on battait
des mains en voyant passer les juges, on les comblait de bénédictions.
Ce qui rendait encore ce spectacle plus touchant, c'est que ce
jour, neuvième mars, était le jour même où
Calas avait péri par le plus cruel supplice (trois ans
auparavant).
Messieurs les maîtres des requêtes avaient rendu
à la famille Calas une justice complète, et en cela
ils n'avaient fait que leur devoir. Il est un autre devoir, celui
de la bienfaisance, plus rarement rempli par les tribunaux, qui
semblent se croire faits pour être seulement équitables.
Les maîtres des requêtes arrêtèrent qu'ils
écriraient en corps à Sa Majesté pour la
supplier de réparer par ses dons la ruine de la famille.
La lettre fut écrite. Le roi y répondit en faisant
délivrer trente-six mille livres à la mère
et aux enfants; et de ces trente-six mille livres, il y en eut
trois mille pour cette servante vertueuse qui avait constamment
défendu la vérité en défendant ses
maîtres.
Le roi, par cette bonté, mérita, comme par tant d'autres actions, le surnom que l'amour de la nation lui a donné. Puisse cet exemple servir à inspirer aux hommes la tolérance, sans laquelle le fanatisme désolerait la terre, ou du moins l'attristerait toujours! Nous savons qu'il ne s'agit ici que d'une seule famille, et que la rage des sectes en a fait périr des milliers; mais aujourd'hui qu'une ombre de paix laisse reposer toutes les sociétés chrétiennes, après des siècles de carnage, c'est dans ce temps de tranquillité que le malheur des Calas doit faire une plus grande impression, à peu prés comme le tonnerre qui tombe dans la sérénité d'un beau jour. Ces cas sont rares, mais ils arrivent, et ils sont l'effet de cette sombre superstition qui porte les âmes faibles à imputer des crimes à quiconque ne pense pas comme elles.
Note 1 12 octobre 1761.
Note 2 On ne lui trouva, après le transport du cadavre
à l'hôtel de ville, qu'une petite égratignure
au bout du nez, et une petite tache sur la poitrine, causée
par quelque inadvertance dans le transport du corps.
Note 3 Je ne connais que deux exemples de pères accusés dans l'histoire d'avoir assassiné leurs fils pour la religion:
Le premier est du père de sainte Barbara, que nous nommons sainte Barbe. Il avait commandé deux fenêtres dans sa salle de bains; Barbe, en son absence, en fit une troisième en l'honneur de la sainte Trinité; elle fit, du bout du doigt, le signe de la croix sur des colonnes de marbre, et ce signe se grava profondément dans les colonnes. Son père, en colère, courut après elle l'épée à la main; mais elle s'enfuit à travers une montagne qui s'ouvrit pour elle. Le père fit le tour de la montagne, et rattrapa sa fille; on la fouetta toute nue, mais Dieu la couvrit d'un nuage blanc; enfin son père lui trancha la tête. Voilà ce que rapporte la Fleur des saints.
Le second exemple est le prince Herménégilde.
Il se révolta contre le roi son père, lui donna
bataille en 584, fut vaincu et tué par un officier: on
en a fait un martyr, parce que son père était arien.
Note 4 Un jacobin vint dans mon cachot, et me menaça
du même genre de mort si je n'abjurais pas: c'est ce que
j'atteste devant Dieu. 23 juillet 1762. PIERRE CALAS.
Note 5 On les a contrefaits dans plusieurs villes, et la dame
Calas a perdu le fruit de cette générosité.
Note 6 Dévot vient du mot latin devotus.
Les devoti de l'ancienne Rome étaient ceux qui se
dévouaient pour le salut de la république: c'étaient
les Curtius, les Decius.
Note 7 Ils renouvelaient le sentiment de Bérenger sur
l'Eucharistie; ils niaient qu'un corps pût être en
cent mille endroits différents, même par la toute-puissance
divine; ils niaient que les attributs pussent subsister sans sujet;
ils croyaient qu'il était absolument impossible que ce
qui est pain et vin aux yeux, au goût, à l'estomac,
fût anéanti dans le moment même qu'il existe;
ils soutenaient toutes ces erreurs, condamnées autrefois
dans Bérenger. Ils se fondaient sur plusieurs passages
des premiers Pères de l'Eglise, et surtout de saint Justin,
qui dit expressément dans son dialogue contre Tryphon:
"L'oblation de la fine farine... est la figure de l'eucharistie
que Jésus-Christ nous ordonne de faire en mémoire
de sa Passion."
(Page 119, Edit. Londinensis, 1719, in-8°.)
Ils appelaient tout ce qu'on avait dit dans les premiers siècles contre le culte des reliques; ils citaient ces paroles de Vigilantius: "Est-il nécessaire que vous respectiez ou même que vous adoriez une vile poussière? Les âmes des martyrs animent-elles encore leurs cendres? Les coutumes des idolâtres se sont introduites dans l'Eglise: on commence à allumer des flambeaux en plein midi. Nous pouvons pendant notre vie prier les uns pour les autres; mais après la mort, à quoi servent ces prières?"
Mais ils ne disaient pas combien saint Jérôme s'était
élevé contre ces paroles de Vigilantius. Enfin ils
voulaient tout rappeler aux temps apostoliques, et ne voulaient
pas convenir que, l'Eglise s'étant étendue et fortifiée,
il avait fallu nécessairement étendre et fortifier
sa discipline: ils condamnaient les richesses, qui semblaient
pourtant nécessaires pour soutenir la majesté du
culte.
Note 8 Le véridique et respectable président de Thou parle ainsi de ces hommes si innocents et si infortunés: "Homines esse qui trecentis circiter abhinc annis asperum et incultum solum vectigale a dominis acceperint, quod improbo labore et assiduo cultu frugum ferax et aptum pecori reddiderint; patientissimos eos laboris et inediae, a litibus abhorrentes, erga egenos munificos, tributa principi et sua jura dominis sedulo et summa fide pendere; Dei cultum assiduis precibus et morum innocentia prae se ferre, caeterum raro divorum templa adire, nisi si quando ad vicina suis finibus oppida mercandi aut negotiorum causa divertant; quo si quandoque pedem inferant, non Dei divorumque statuis advolvi, nec oereos eis aut donoria ulla ponere; non sacerdotes ab eis rogari ut pro se aut propinquorum manibus rem divinam faciant: non cruce frontem insignire uti aliorum moris est; cum coelum intonat, non se lustrali aqua aspergere, sed sublatis in coelum oculis Dei opem implorare; non religionis ergo peregre proficisci, non per vias ante crucium simulacra caput aperire; sacra alio ritu et populari lingua celebrare; non denique pontifici aut episcopis honorem deferre, sed quosdam e suo numero delectos pro antistitibus et doctoribus habere. Haec uti ad Franciscum relata VI id. feb., anni, etc." (THUANI, Hist., lib. VI.)
Mme de Cental, à qui appartenait une partie des terres
ravagées, et sur lesquelles on ne voyait que les cadavres
de ses habitants, demanda justice au roi Henri II, qui la renvoya
au parlement de Paris. L'avocat général de Provence,
nommé Guérin, principal auteur des massacres, fut
seul condamné à perdre la tête. De Thou dit
qu'il porta seul la peine des autres coupables, quod aulicorum
favore destitueretur, parce qu'il n'avait pas d'amis à
la cour.
Note 9 François Gomar était un théologien
protestant; il soutint, contre Arminius son collègue, que
Dieu a destiné de toute éternité la plus
grande partie des hommes à être brûlés
éternellement: ce dogme infernal fut soutenu, comme il
devait l'être, par la persécution. Le grand pensionnaire
Barneveldt, qui était du parti contraire à Gomar,
eut la tête tranchée à l'âge de soixante-douze
ans, le 13 mai 1619, "pour avoir contristé au possible
l'Eglise de Dieu".
Note 10 Un déclamateur, dans l'apologie de la révocation
de l'édit de Nantes, dit en parlant de l'Angleterre: "Une
fausse religion devait produire nécessairement de tels
fruits; il en restait un à mûrir, ces insulaires
le recueillent, c'est le mépris des nations." Il faut
avouer que l'auteur prend bien mal son temps pour dire que les
Anglais sont méprisables et méprisés de toute
la terre. Ce n'est pas, ce me semble, lorsqu'une nation signale
sa bravoure et sa générosité, lorsqu'elle
est victorieuse dans les quatre parties du monde, qu'on est bien
reçu à dire qu'elle est méprisable et méprisée.
C'est dans un, chapitre sur l'intolérance qu'on trouve
ce singulier passage; ceux qui prêchent l'intolérance
méritent d'écrire ainsi. Cet abominable livre, qui
semble fait par le fou de Verberie, est d'un homme sans mission:
car quel pasteur écrirait ainsi? La fureur est poussée
dans ce livre jusqu'à justifier la Saint-Barthélémy.
On croirait qu'un tel ouvrage, rempli de si affreux paradoxes,
devrait être entre les mains de tout le monde, au moins
par sa singularité; cependant à peine est-il connu.
Note 11 Voyez Rycaut.
Note 12 Voyez Kempfer et toutes les relations du Japon.
Note 13 M. de La Bourdonnaie, intendant de Rouen, dit que la manufacture de chapeaux est tombée à Caudebec et à Neuchâtel par la fuite des réfugiés. M. Foucaut, intendant de Caen, dit que le commerce est tombé de moitié dans la généralité. M. de Maupeou, intendant de Poitiers, dit que la manufacture de droguet est anéantie. M. de Bezons, intendant de Bordeaux, se plaint que le commerce de Clérac et de Nérac ne subsiste presque plus. M. de Miroménil, intendant de Touraine, dit que le commerce de Tours est diminué de dix millions par année; et tout cela, par la persécution. (Voyez les Mémoires des intendants, en 1698.) Comptez surtout le nombre des officiers de terre et de mer, et des matelots, qui ont été obligés d'aller servir contre la France, et souvent avec un funeste avantage, et voyez si l'intolérance n'a pas causé quelque mal à l'Etat.
On n'a pas ici la témérité de proposer
des vues à des ministres dont on connaît le génie
et les grands sentiments, et dont le coeur est aussi noble que
la naissance: ils verront assez que le rétablissement de
la marine demande quelque indulgence pour les habitants de nos
côtes.
Note 14 Chapitres XXI et XXIV.
Note 15 Actes, chapitre XXV, v. 16.
Note 16 Actes, chapitre XXVI v. 24.
Note 17 Quoique les Juifs n'eussent pas le droit du glaive
depuis qu'Archélaüs avait été relégué
chez les Allobroges, et que la Judée était gouvernée
en province de l'empire, cependant les Romains fermaient souvent
les yeux quand les Juifs exerçaient le jugement du zèle,
c'est-à-dire quand, dans une émeute subite, ils
lapidaient par zèle celui qu'ils croyaient avoir blasphémé.
Note 18 Ulpianus, Digest., lib. I, tit. II. "Eis
qui judaicam superstitionem sequuntur honores adipisci permiserunt,
etc."
Note 19 Tacite dit (Annales, XV, 44): "Quos per flagitia invisos vulgus christianos appellabat."
Il était bien difficile que le nom de chrétien fût déjà connu à Rome: Tacite écrivait sous Vespasien et sous Domitien; il parlait des chrétiens comme on en parlait de son temps. J'oserais dire que ces mots odio humani generis convicti pourraient bien signifier, dans le style de Tacite, convaincus d'être haïs du genre humain, autant que convaincus de haïr le genre humain.
En effet, que faisaient à Rome ces premiers missionnaires? Ils tâchaient de gagner quelques âmes, ils leur enseignaient la morale la plus pure; ils ne s'élevaient contre aucune puissance; l'humilité de leur coeur était extrême comme celle de leur état et de leur situation; à peine étaient-ils connus; à peine étaient-ils séparés des autres Juifs: comment le genre humain, qui les ignorait, pouvait-il les haïr? Et comment pouvaient-ils être convaincus de détester le genre humain?
Lorsque Londres brûla, on en accusa les catholiques; mais c'était après des guerres de religion, c'était après la conspiration des poudres, dont plusieurs catholiques, indignes de l'être, avaient été convaincus.
Les premiers chrétiens du temps de Néron ne se trouvaient pas assurément dans les mêmes termes. Il est très difficile de percer dans les ténèbres de l'histoire; Tacite n'apporte aucune raison du soupçon qu'on eut que Néron lui-même eût voulu mettre Rome en cendres. On aurait été bien mieux fondé de soupçonner Charles II d'avoir brûlé Londres: le sang du roi son père, exécuté sur un échafaud aux yeux du peuple qui demandait sa mort, pouvait au moins servir d'excuse à Charles II; mais Néron n'avait ni excuse, ni prétexte, ni intérêt. Ces rumeurs insensées peuvent être en tout pays le partage du peuple: nous en avons entendu de nos jours d'aussi folles et d'aussi injustes.
Tacite, qui connaît si bien le naturel des princes, devait connaître celui du peuple, toujours vain, toujours outré dans ses opinions violentes et passagères, incapable de rien voir, et capable de tout dire, de tout croire, et de tout oublier.
Philon (De Virtutibus, et Legatione ad Caium) dit que "Séjan les persécuta sous Tibère, mais qu'après la mort de Séjan l'empereur les rétablit dans tous leurs droits". Ils avaient celui des citoyens romains, tout méprisés qu'ils étaient des citoyens romains; ils avaient part aux distributions de blé; et même, lorsque la distribution se faisait un jour de sabbat, on remettait la leur à un autre jour: c'était probablement en considération des sommes d'argent qu'ils avaient données à l'Etat, car en tout pays ils ont acheté la tolérance, et se sont dédommagés bien vite de ce qu'elle avait coûté.
Ce passage de Philon explique parfaitement celui de Tacite, qui dit qu'on envoya quatre mille Juifs ou Egyptiens en Sardaigne, et que si l'intempérie du climat les eût fait périr, c'eût été une perte légère, vile damnum (Annales, II, 85).
J'ajouterai à cette remarque que Philon regarde Tibère
comme un prince sage et juste. Je crois bien qu'il n'était
juste qu'autant que cette justice s'accordait avec ses intérêts;
mais le bien que Philon en dit me fait un peu douter des horreurs
que Tacite et Suétone lui reprochent. Il ne me parait point
vraisemblable qu'un vieillard infirme, de soixante et dix ans,
se soit retiré dans l'île de Caprée pour s'y
livrer à des débauches recherchées, qui sont
t peine dans la nature, et qui étaient même inconnues
t la jeunesse de Rome la plus effrénée; ni Tacite
ni Suétone n'avaient connu cet empereur; ils recueillaient
avec plaisir des bruits populaires. Octave, Tibère, et
leurs successeurs, avaient été odieux, parce qu'ils
régnaient sur un peuple qui devait être libre: les
historiens se plaisaient à les diffamer, et on croyait
ces historiens sur leur parole parce qu'alors on manquait de mémoires,
de journaux du temps, de documents: aussi les historiens ne citent
personne; on ne pouvait les contredire; ils diffamaient qui ils
voulaient, et décidaient à leur gré du jugement
de la postérité. C'est au lecteur sage de voir jusqu'à
quel point on doit se défier de la véracité
des historiens, quelle créance on doit avoir pour des faits
publics attestés par des auteurs graves, nés dans
une nation éclairée, et quelles bornes on doit mettre
à sa crédulité sur des anecdotes que ces
mêmes auteurs rapportent sans aucune preuve.
Note 20 Nous respectons assurément tout ce que 1'Eglise
rend respectable; nous invoquons les saints martyrs, mais en révérant
saint Laurent, ne peut on pas douter que saint Sixte lui ait dit:
Vous me suivrez dans trois jours; que dans ce court intervalle
le préfet de Rome lui ait fait demander l'argent des chrétiens;
que le diacre Laurent ait eu le temps de faire assembler tous
les pauvres de la ville; qu'il ait marché devant le préfet
pour le mener à l'endroit où étaient ces
pauvres; qu'on lui ait fait son procès; qu'il ait subi
la question; que le préfet ait commandé à
un forgeron un gril assez grand pour y rôtir un homme; que
le premier magistrat de Rome ait assisté lui-même
à cet étrange supplice; que saint Laurent sur ce
gril ait dit: "Je suis assez cuit d'un côté,
fais moi retourner de l'autre si tu veux me manger?" Ce gril
n'est guère dans le génie des Romains; et comment
se peut-il faire qu'aucun auteur païen n'ait parlé
d'aucune de ces aventures?
Note 21 Il n'y a qu'à ouvrir Virgile pour voir que
les Romains reconnaissaient un Dieu suprême, souverain de
tous les êtres célestes.
... O! qui res hominumque deumque
Aeternis regis imperiis, et fulmine terres.
(Aen., I, 233-34.)
O pater, o hominum divumque aeterna potestas, etc.
(Aen., X, 18.)
Horace s'exprime bien plus fortement:
Unde nil majus generatur ipso,
Nec viget quidquam simile, aut secundum.
(Lib. I, od. XII, 17-18.)
On ne chantait autre chose que l'unité de Dieu dans les
mystères auxquels presque tous les Romains étaient
initiés. Voyez le bel hymne d'Orphée; lisez la lettre
de Maxime de Madaure à saint Augustin, dans laquelle il
dit "qu'il n'y a que des imbéciles qui puissent ne
pas reconnaître un Dieu souverain". Longinien étant
païen écrit au même saint Augustin que Dieu
"est unique, incompréhensible, ineffable"; Lactance
lui-même, qu'on ne peut accuser d'être trop indulgent,
avoue, dans son livre V (Divin. Institut., c. III), que
"les Romains soumettent tous les dieux au Dieu suprême;
illos subjicit et mancipat Deo". Tertullien même,
dans son Apologétique (c. XXIV), avoue que tout
l'empire reconnaissait un Dieu maître du monde, dont la
puissance et la majesté sont infinies, principem mundi,
perfectoe potentioe et majestatis. Ouvrez surtout Platon,
le maître de Cicéron dans la philosophie, vous y
verrez "qu'il n'y a qu'un Dieu; qu'il faut l'adorer, l'aimer,
travailler à lui ressembler par la sainteté et par
la justice". Epictète dans les fers, Marc-Antoine
sur le trône, disent la même chose en cent endroits.
Note 22 Chapitre XXXIX.
Note 23 Chapitre XXXV.
Note 24 Chapitre III.
Note 25 Cette assertion doit être prouvée. Il faut convenir que, depuis que l'histoire a succédé à la fable, on ne voit dans les Egyptiens qu'un peuple aussi lâche que superstitieux. Cambyse s'empare de l'Egypte par une seule bataille; Alexandre y donne des lois sans essuyer un seul combat, sans qu'aucune ville ose attendre un siège; les Ptolémées s'en emparent sans coup férir; César et Auguste la subjuguent aussi aisément, Omar prend toute l'Egypte en une seule campagne; les Mamelucks, peuple de la Colchide et des environs du mont Caucase, en sont les maîtres après Omar; ce sont eux, et non les Egyptiens, qui défont l'armée de saint Louis, et qui prennent ce roi prisonnier. Enfin, les Mamelucks étant devenus Egyptiens, c'est-à-dire mous, lâches, inappliqués, volages, comme les habitants naturels de ce climat, ils passent en trois mois sous le joug de Sélim Ier, qui fait pendre leur soudan, et qui laisse cette province annexée à l'empire des Turcs, jusqu'à ce que d'autres barbares s'en emparent un jour.
Hérodote rapporte que, dans les temps fabuleux, un roi égyptien nommé Sésostris sortit de son pays dans le dessein formel de conquérir l'univers: il est visible qu'un tel dessein n'est digne que de Picrochole ou de don Quichotte, et sans compter que le nom de Sésostris n'est point égyptien, on peut mettre cet événement, ainsi que tous les faits antérieurs, au rang des Mille et Une Nuits. Rien n'est plus commun chez les peuples conquis que de débiter des fables sur leur ancienne grandeur, comme, dans certains pays, certaines misérables familles se font descendre d'antiques souverains. Les prêtres d'Egypte contèrent à Hérodote que ce roi qu'il appelle Sésostris était allé subjuguer la Colchide: c'est comme si l'on disait qu'un roi de France partit de la Touraine pour aller subjuguer la Norvège.
On a beau répéter tous ces contes dans mille et mille volumes, ils n'en sont pas plus vraisemblables; il est bien plus naturel que les habitants robustes et féroces du Caucase, les Colchidiens, et les autres Scythes, qui vinrent tant de fois ravager l'Asie, aient pénétré jusqu'en Egypte; et si les prêtres de Colchos rapportèrent ensuite chez eux la mode de la circoncision, ce n'est pas une preuve qu'ils aient été subjugués par les Egyptiens. Diodore de Sicile rapporte que tous les rois vaincus par Sésostris venaient tous les ans du fond de leurs royaumes lui apporter leurs tributs, et que Sésostris se servait d'eux comme de chevaux de carrosse, qu'il les faisait atteler à son char pour aller au temple. Ces histoires de Gargantua sont tous les jours fidèlement copiées. Assurément ces rois étaient bien bons de venir de si loin servir ainsi de chevaux.
Quant aux pyramides et aux autres antiquités, elles ne prouvent autre chose que l'orgueil et le mauvais goût des princes d'Egypte, ainsi que l'esclavage d'un peuple imbécile, employant ses bras, qui étaient son seul bien, à satisfaire la grossière ostentation de ses maîtres. Le gouvernement de ce peuple, dans les temps mêmes que l'on vante si fort, paraît absurde et tyrannique; on prétend que toutes les terres appartenaient à leurs monarques. C'était bien à de pareils esclaves à conquérir le monde!
Cette profonde science des prêtres égyptiens est encore un des plus énormes ridicules de l'histoire ancienne, c'est-à-dire de la fable. Des gens qui prétendaient que dans le cours d'onze mille années le soleil s'était levé deux fois au couchant, et couché deux fois au levant, en recommençant son cours, étaient sans doute, bien au-dessous de l'auteur de l'Almanach de Liège. La religion de ces prêtres, qui gouvernaient l'Etat, n'était pas comparable à celle des peuples les plus sauvages de l'Amérique: on sait qu'ils adoraient des crocodiles, des singes, des chats, des oignons; et il n'y a peut-être aujourd'hui dans toute la terre que le culte du grand lama qui soit aussi absurde.
Leurs arts ne valent guère mieux que leur religion; il n'y a pas une seule ancienne statue égyptienne qui soit supportable, et tout ce qu'ils ont eu de bon a été fait dans Alexandrie, sous les Ptolémées et sous les Césars, par des artistes de Grèce: ils ont eu besoin d'un Grec pour apprendre la géométrie.
L'illustre Bossuet s'extasie sur le mérite égyptien,
dans son Discours sur l'Histoire universelle adressé
au fils de Louis XIV. Il peut éblouir un jeune prince;
mais il contente bien peu les savants: c'est une très éloquente
déclamation, mais un historien doit être plus philosophe
qu'orateur. Au reste, on ne donne cette réflexion sur les
Egyptiens que comme une conjecture: quel autre nom peut-on donner
à tout ce qu'on dit de l'Antiquité?
Note 26 On ne révoque point en doute la mort de saint Ignace; mais qu'on lise la relation de son martyre, un homme de bon sens ne sentira-t-il pas quelques doutes s'élever dans son esprit? L'auteur inconnu de cette relation dit que "Trajan crut qu'il manquerait quelque chose à sa gloire s'il ne soumettait à son empire le dieu des chrétiens". Quelle idée! Trajan était-il un homme qui voulût triompher des dieux? Lorsque Ignace parut devant l'empereur, ce prince lui dit: "Qui es-tu, esprit impur?" Il n'est guère vraisemblable qu'un empereur ait parlé à un prisonnier, et qu'il l'ait condamné lui-même; ce n'est pas ainsi que les souverains en usent. Si Trajan fit venir Ignace devant lui il ne lui demanda pas: Qui es-tu? il le savait bien. Ce mot esprit impur a-t-il pu être prononcé par un homme comme Trajan? Ne voit-on pas que c'est une expression d'exorciste, qu'un chrétien met dans la bouche d'un empereur? Est-ce là, bon Dieu! le style de Trajan?
Peut-on imaginer qu'Ignace lui ait répondu qu'il se nommait Théophore, parce qu'il portait Jésus dans son coeur, et que Trajan eût disserté avec lui sur Jésus-Christ? On fait dire à Trajan, à la fin de la conversation: "Nous ordonnons qu'Ignace, qui se glorife de porter en lui le crucifié, sera mis aux fers, etc." Un sophiste ennemi des chrétiens, pouvait appeler Jésus-Christ le crucifié; mais il n'est guère probable que, dans un arrêt, on se fût servi de ce terme. Le supplice de la croix était si usité chez les Romains qu'on ne pouvait, dans le style des lois, désigner par le crucifié l'objet du culte des chrétiens; et ce n'est pas ainsi que les lois et les empereurs prononcent leurs jugements.
On fait ensuite écrire une longue lettre par saint Ignace aux chrétiens de Rome: "Je vous écris, dit-il, tout enchaîné que je suis." Certainement, s'il lui fut permis d'écrire aux chrétiens de Rome, ces chrétiens n'étaient donc pas recherchés; Trajan n'avait donc pas dessein de soumettre leur Dieu à son empire; ou si ces chrétiens étaient sous le fléau de la persécution, Ignace commettait une très grande imprudence en leur écrivant: c'était les exposer, les livrer, c'était se rendre leur délateur.
Il semble que ceux qui ont rédigé ces actes devaient
avoir plus d'égards aux vraisemblances et aux convenances.
Le martyre de saint Polycarpe fait naître plus de doutes.
Il est dit qu'une voix cria du haut du ciel: Courage, Polycarpe!
que les chrétiens l'entendirent, mais que les autres n'entendirent
rien: il est dit que quand on eut lié Polycarpe au poteau,
et que le bûcher fut en flammes, ces flammes s'écartèrent
de lui, et formèrent un arc au-dessus de sa tête;
qu'il en sortit une colombe; que le saint, respecté par
le feu, exhala une odeur d'aromate qui embauma toute l'assemblée,
mais que celui dont le feu n'osait approcher ne put résister
au tranchant du glaive. Il faut avouer qu'on doit pardonner à
ceux qui trouvent dans ces histoires plus de piété
que de vérité.
Note 27 Histoire ecclésiastique, liv. VIII.
Note 28 Voyez l'excellente Lettre de Locke sur la tolérance.
Note 29 Le jésuite Busembaum, commenté par le jésuite Lacroix, dit "qu'il est permis de tuer un prince excommunié par le pape, dans quelque pays qu'on trouve ce prince, parce que l'univers appartient au pape, et que celui qui accepte cette commission fait une oeuvre charitable". C'est cette proposition, inventée dans les petites maisons de l'enfer, qui a le plus soulevé toute la France contre les jésuites. On leur a reproché alors plus que jamais ce dogme, si souvent enseigné par eux, et si souvent désavoué. Ils ont cru se justifier en montrant à peu prés les mêmes décisions dans saint Thomas et dans plusieurs jacobins (voyez, si vous pouvez, la Lettre d'un homme du monde à un théologien, sur saint Thomas; c'est une brochure de jésuite, de 1762). En effet, saint Thomas d'Aquin, docteur angélique, interprète de la volonté divine (ce sont ses titres), avance qu'un prince apostat perd son droit à la couronne, et qu'on ne doit plus lui obéir; que l'Eglise peut le punir de mort (livre II,,part. 2, quest. 12); qu'on n'a toléré 1'empereur Julien que parce qu'on n'était pas le plus fort (livre II, part. 2, quest. 12); que de droit on doit tuer tout hérétique (livre II, part. 2, quest. 11 et 12); que ceux qui délivrent le peuple d'un prince qui gouverne tyranniquement sont très louables, etc. etc. On respecte fort l'ange de l'école; mais si, dans les temps de Jacques Clément, son confrère, et du feuillant Ravaillac, il était venu soutenir en France de telles propositions, comment aurait-on traité l'ange de l'école?
Il faut avouer que Jean Gerson, chancelier de l'Université,
alla encore plus loin que saint Thomas, et le cordelier Jean Petit,
infiniment plus loin que Gerson. Plusieurs cordeliers soutinrent
les horribles thèses de Jean Petit. Il faut avouer que
cette doctrine diabolique du régicide vient uniquement
de la folle idée où ont été longtemps
presque tous les moines que le pape est un Dieu en terre, qui
peut disposer à son gré du trône et de la
vie des rois. Nous avons été en cela fort au-dessous
de ces Tartares qui croient le grand-lama immortel: il leur distribue
sa chaise percée; ils font sécher ces reliques,
les enchâssent, et les baisent dévotement. Pour moi,
j'avoue que j'aimerais mieux, pour le bien de la paix, porter
à mon cou de telles reliques que de croire que le pape
ait le moindre droit sur le temporel des rois, ni même sur
le mien, en quelque cas que ce puisse être.
Note 30 Deutéronome, ch. XIV.
Note 31 Dans l'idée que nous avons de faire sur cet ouvrage quelques notes utiles, nous remarquerons ici qu'il est dit que Dieu fait une alliance avec Noé et avec tous les animaux; et cependant il permet à Noé de manger de tout ce qui a vie et mouvement; il excepte seulement le sang, dont il ne permet pas qu'on se nourrisse. Dieu ajoute (Genèse, IX, 5) "qu'il tirera vengeance de tous les animaux qui ont répandu le sang de l'homme".
On peut inférer de ces passages et de plusieurs autres ce que toute l'Antiquité a toujours pensé jusqu'à nos jours, et ce que tous les hommes sensés pensent, que les animaux ont quelque connaissance. Dieu ne fait point un pacte avec les arbres et avec les pierres, qui n'ont point de sentiment; mais il en fait un avec les animaux, qu'il a daigné douer d'un sentiment souvent plus exquis que le nôtre, et de quelques idées nécessairement attachées à ce sentiment. C'est pourquoi il ne veut pas qu'on ait la barbarie de se nourrir de leur sang, parce qu'en effet le sang est la source de la vie, et par conséquent du sentiment. Privez un animal de tout son sang, tous ses organes restent sans action. C'est donc avec très grande raison que l'Ecriture dit en cent endroits que l'âme, c'est-à-dire ce qu'on appelait l'âme sensitive, est dans le sang; et cette idée si naturelle a été celle de tous les peuples.
C'est sur cette idée qu'est fondée la commisération que nous devons avoir pour les animaux. Des sept préceptes des Noachides, admis chez les Juifs, il y en a un qui défend de manger le membre d'un animal en vie. Ce précepte prouve que les hommes avaient eu la cruauté de mutiler les animaux pour manger leurs membres coupés, et qu'ils les laissaient vivre pour se nourrir successivement des parties de leurs corps. Cette coutume subsista en effet chez quelques peuples barbares, comme on le voit par les sacrifices de l'île de Chio, à Bacchus Omadios, le mangeur de chair crue. Dieu, en permettant que les animaux nous servent de pâture, recommande donc quelque humanité envers eux. Il faut convenir qu'il y a de la barbarie à les faire souffrir; il n'y a certainement que l'usage qui puisse diminuer en nous l'horreur naturelle d'égorger un animal que nous avons nourri de nos mains. Il y a toujours eu des peuples qui s'en sont fait un grand scrupule: ce scrupule dure encore dans la presqu'île de l'Inde; toute la secte de Pythagore, en Italie et en Grèce, s'abstint constamment de manger de la chair. Porphyre, dans son livre de l'Abstinence, reproche à son disciple de n'avoir quitté sa secte que pour se livrer à son appétit barbare.
Il faut, ce me semble, avoir renoncé à la lumière naturelle, pour oser avancer que les bêtes ne sont que des machines. Il y a une contradiction manifeste à convenir que Dieu a donné aux bêtes tous les organes du sentiment, et à soutenir qu'il ne leur a point donné de sentiment.
Il me paraît encore qu'il faut n'avoir jamais observé les animaux pour ne pas distinguer chez eux les différentes voix du besoin, de la souffrance, de la joie, de la crainte, de l'amour, de la colère, et de toutes leurs affections; il serait bien étrange qu'ils exprimassent si bien ce qu'ils ne sentiraient pas.
Cette remarque peut fournir beaucoup de réflexions aux
esprits exercés sur le pouvoir et la bonté du Créateur,
qui daigne accorder la vie, le sentiment, les idées, la
mémoire, aux êtres que lui-même a organisés
de sa main toute-puissante. Nous ne savons ni comment ces organes
se sont formés, ni comment ils se développent, ni
comment on reçoit la vie, ni par quelles lois les sentiments,
les idées, la mémoire, la volonté, sont attachés
à cette vie: a dans cette profonde et éternelle
ignorance, inhérente à notre nature, nous disputons
sans cesse, nous nous persécutons les uns les autres, comme
les taureaux qui se battent avec leurs cornes sans savoir pourquoi
et comment ils ont des cornes.
Note 32 Amos, ch. V, v. 26.
Note 33 Jérém., ch. VII, v. 22.
Note 34 Act., ch. VII, v. 42-43.
Note 35 Deutér., ch. XII, v. 8.
Note 36 Plusieurs écrivains conclurent témérairement de ce passage que le chapitre concernant le veau d'or (qui n'est autre chose que le dieu Apis) a été ajouté aux livres de Moïse, ainsi que plusieurs autres chapitres.
Aben-Hezra fut le premier qui crut prouver que le Pentateuque avait été rédigé du temps des rois. Wollaston, Collins, Tindal, Shaftesbury, Bolingbroke, et beaucoup d'autres, ont allégué que l'art de graver ses pensées sur la pierre polie, sur la brique, sur le plomb ou sur le bois, était alors la seule manière d'écrire ils disent que du temps de Moïse les Chaldéens et les Egyptiens n'écrivaient pas autrement; qu'on ne pouvait alors graver que d'une manière très abrégée, et en hiéroglyphes, la substance des choses qu'on voulait transmettre à la postérité, et non pas des histoires détaillées; qu'il n'était pas possible de graver de gros livres dans un désert où l'on changeait si souvent de demeure, où l'on n'avait personne qui pût ni fournir les vêtements, ni les tailler, ni même raccommoder les sandales, et où Dieu fut obligé de faire un miracle de quarante années (Deutéronome, VIII, 5) pour conserver les vêtements et les chaussures de son peuple. Ils disent qu'il n'est pas vraisemblable qu'on eût tant de graveurs de caractères, lorsqu'on manquait des arts les plus nécessaires, et qu'on ne pouvait même faire du pain; et si on leur dit que les colonnes du tabernacle étaient d'airain, et les chapiteaux d'argent massif, ils répondent que l'ordre a pu en être donné dans le désert, mais qu'il ne fut exécuté que dans des temps plus heureux.
Ils ne peuvent concevoir que ce peuple pauvre ait demandé un veau d'or massif (Exode, XXXII, 1) pour l'adorer au pied de la montagne même où Dieu parlait à Moïse, au milieu des foudres et des éclairs que ce peuple voyait (Exode, XIX, 18-19), et au son de la trompette céleste qu'il entendait. Ils s'étonnent que la veille du jour même où Moïse descendit de la montagne, tout ce peuple se soit adressé au frère de Moïse pour avoir ce veau d'or massif. Comment Aaron le jeta-t-il en fonte en un seul jour (Exode, XXXII, 4)? comment ensuite Moise le réduisit-il en poudre (Exode, XXXII, 20)? Ils disent qu'il est impossible à tout artiste de faire en moins de trois mois une statue d'or, et que, pour la réduire en poudre qu'on puisse avaler, l'art de la chimie la plus savante ne suffit pas: ainsi la prévarication d'Aaron et l'opération de Moïse aurait été deux miracles.
L'humanité, la bonté du coeur, qui les trompent, les empêchent de croire que Moïse ait fait égorger vingt-trois mille personnes (Exode, XXXII, 28) pour expier ce péché; ils n'imaginent pas que vingt-trois mille hommes se soient ainsi laissés massacrer par des lévites, à moins d'un troisième miracle. Enfin ils trouvent étranges qu'Aaron, le plus coupable de tous, ait été récompensé du crime dont les autres étaient si horriblement punis (Exode, XXXIII, 19; et Lévitique, VIII, 2), et qu'il ait été fait grand prêtre, tandis que les cadavres de vingt-trois mille de ses frères sanglants étaient entassés au pied de l'autel où il allait sacrifier.
Ils font les mêmes difficultés sur les vingt-quatre mille Israélites massacrés par l'ordre de Moïse (Nombres, XXV, 9), pour expier la faute d'un seul qu'on avait surpris avec une fille madianite. On voit tant de rois juifs, et surtout Salomon, épouser impunément des étrangères que ces critiques ne peuvent admettre que l'alliance d'une Madianite ait été un si grand crime: Ruth était Moabite, quoique sa famille fût originaire de Bethléem; la sainte Ecriture l'appelle toujours Ruth la Moabite: cependant elle alla se mettre dans le lit de Booz par le conseil de sa mère; elle en reçut six boisseaux d'orge, l'épousa ensuite, et fut l'aïeule de David. Rahab était non seulement étrangère, mais une femme publique; la Vulgate ne lui donne d'autre titre que celui de meretrix (Josué, VI, 17); elle épousa Salmon, prince de Juda; et c'est encore de ce Salmon que David descend. On regarde même Rahab comme la figure de l'Eglise chrétienne: c'est le sentiment de plusieurs Pères, et surtout d'Origène dans sa septième homélie sur Josué.
Bethsabée, femme d'Urie, de laquelle David eut Salomon, était Ethéenne. Si vous remontez plus haut, le patriarche Juda épousa une femme chananéenne; ses enfants eurent pour femme Thamar de la race d'Aram: cette femme, avec laquelle Juda commit, sans lé savoir, un inceste, n'était pas de la race d'Israël.
Ainsi notre Seigneur Jésus-Christ daigna s'incarner chez les Juifs dans une famille dont cinq étrangères étaient la tige, pour faire voir que les nations étrangères auraient part à son héritage.
Le rabbin Aben-Hezra fut, comme on l'a dit, le premier qui osa prétendre que le Pentateuque avait été rédigé longtemps après Moïse: il se fonde sur plusieurs passages. "Le Chananéen (Genèse IX, 6) était alors dans ce pays. La montagne de Moria (II. Paralip., III, 1), appelée la montagne de Dieu. Le lit de Og, roi de Bazan, se voit encore en Rabath, et il appela tout ce pays de Bazan les villages de Jaïr, jusqu'aujourd'hui. Il ne s'est jamais vu de prophète en Israël comme Moïse. Ce sont ici les rois qui ont régné en Edom (Genèse, XXXVI, 31) avant qu'aucun roi régnât sur Israël." Il prétend que ces passages où il est parlé de choses arrivées après Moise, ne peuvent être de Moïse. On répond à ces objections que ces passages sont des notes ajoutées longtemps après par les copistes.
Newton, de qui d'ailleurs on ne doit prononcer le nom qu'avec respect, mais qui a pu se tromper puisqu'il était homme, attribue, dans son introduction à ses commentaires sur Daniel et sur saint Jean, les livres de Moïse, de Josué, et des Juges, à des auteurs sacrés très postérieurs: il se fonde sur le chap. XXXVI de la Genèse; sur quatre chapitres des Juges, XVII, XVIII, XIX, XXI; sur Samuel, chap. VIII sur les Chroniques, chap. II; sur le livre de Ruth, chap. IV, en effet, si dans le chap. XXXVI de la Genèse il est parlé des rois, s'il en est fait mention dans les livres des Juges, si dans le livre de Ruth il est parlé de David, il semble que tous ces livres aient été rédigés du temps des rois. C'est aussi le sentiment de quelques théologiens, à la tête desquels est le fameux Leclerc. Mais cette opinion n'a qu'un petit nombre de sectateurs dont la curiosité sonde ces abîmes. Cette curiosité, sans doute, n'est pas au rang des devoirs de l'homme. Lorsque les savants et les ignorants, les princes et les bergers paraîtront après cette courte vie devant le maître de l'éternité, chacun de nous alors voudra être juste, humain, compatissant, généreux; nul ne se vantera d'avoir su précisément en quelle année le Pentateuque fut écrit, et d'avoir démêlé le texte de notes qui étaient en usage chez les scribes. Dieu ne nous demandera pas si nous avons pris parti pour les Massorètes contre le Talmud, si nous n'avons jamais pris un caph pour un beth, un yod pour un vaü, un daleth pour un res: certes, il nous jugera sur nos actions, et non sur l'intelligence de la langue hébraïque. Nous nous en tenons fermement à la décision de l'Eglise, selon le devoir raisonnable d'un fidèle.
Finissons cette note par un passage important du Lévitique, livre composé après l'adoration du veau d'or. Il ordonna aux Juifs de ne plus adorer les velus, "les boucs, avec lesquels même ils ont commis des abominations infâmes". On ne sait si cet étrange culte venait d'Egypte, patrie de la superstition et du sortilège; mais on croit que la coutume de nos prétendus sorciers d'aller au sabbat, d'y adorer un bouc, et de s'abandonner avec lui à des turpitudes inconcevables, dont l'idée fait horreur, est venue des anciens Juifs: en effet, ce furent eux qui enseignèrent dans une partie de l'Europe la sorcellerie. Quel peuple! Une si étrange infamie semblait mériter un châtiment pareil à celui que le veau d'or leur attira, et pourtant le législateur se contente de leur faire une simple défense. On ne apporte ici ce fait que pour faire connaître la nation juive: il faut que la bestialité ait été commune chez elle, puisqu'elle est la seule nation connue chez qui les lois aient été forcées de prohiber un crime qui n'a été soupçonné ailleurs par aucun législateur.
Il est à croire que dans les fatigues et dans la pénurie que les Juifs avaient essuyées dans les déserts de Pharan, d'Oreb, et de Cadès-Barné, l'espèce féminine, plus faible que l'autre, avait succombé. Il faut bien qu'en effet les Juifs manquassent de filles, puisqu'il leur est toujours ordonné, quand ils s'emparent d'un bourg ou d'un village, soit à gauche, soit à droite du lac Asphaltite, de tuer tout, excepté les filles nubiles.
Les Arabes qui habitent encore une partie de ces déserts stipulent toujours, dans les traités qu'ils font avec les caravanes, qu'on leur donnera des filles nubiles. Il est vraisemblable que les jeunes gens, dans ce pays affreux, poussèrent la dépravation de la nature humaine jusqu'à s'accoupler avec des chèvres, comme on le dit de quelques bergers de la Calabre.
Il reste maintenant à savoir si ces accouplements avaient
produit des monstres, et s'il y a quelque fondement aux anciens
contes des satyres, des faunes, des centaures, et des minotaures;
I'histoùe le dit, la physique ne nous a pas encore éclairé
sur cet article monstrueux.
Note 37 Josué, chap. XXIV, v. 15 et suiv.
Note 38 Nomb., chap. XXI, v. 9.
Note 39 Rois, liv. III, chap. XV, v. 14; ibid., chap.
XXII, v. 44.
Note 40 Rois, liv. IV, chap. XVI.
Note 41 Ibid., liv. III, chap. XVIII, V. 38 et 40;
ibid., liv. IV, chap. II, v. 24.
Note 42 Nomb., chap. XXXI.
Note 43 Madian n'était point compris dans la terre
promise: c'est un petit canton de l'Idumée, dans l'Arabie
Pétrée; il commence vers le septentrion au torrent
d'Arnon, et finit au torrent de Zared, au milieu des rochers,
et sur le rivage oriental du lac Asphaltite. Ce pays est habité
aujourd'hui par une petite horde d'Arabes: il peut avoir huit
lieues ou environ de long, et un peu moins en largeur.
Note 44 Il est certain par le texte (Juges, XI, 39) que Jephté immola sa fille. "Dieu n'approuve pas ces dévouements, dit dom Calmet dans sa Dissertation sur le voeu de Jephté; mais lorsqu'on les a faits, il veut qu'on les exécute, ne fût-ce que pour punir ceux qui les faisaient, ou pour réprimer la légèreté qu'on aurait eue à les faire, si on n'en avait pas craint l'exécution." Saint Augustin et presque tous les Pères condamnent l'action de Jephté: il est vrai que l'Ecriture (Juges, XI, 29) dit qu'il fut rempli de l'esprit de Dieu; et saint Paul, dans son Epître aux Hébreux, chap. XI (verset 32), fait l'éloge de Jephté; il le place avec Samuel et David.
Saint Jérôme, dans son Epître à Julien,
dit: "Jephté immola sa fille au Seigneur, et c'est
pour cela que l'apôtre le compte parmi les saints."
Voilà de part et d'autre des jugements sur lesquels il
ne nous est pas permis de porter le nôtre; on doit craindre
même d'avoir un avis.
Note 45 On peut regarder la mort du roi Agag comme un vrai sacrifice. Saül avait fait ce roi des Amalécites prisonnier de guerre, et l'avait reçu à composition; mais le prêtre Samuel lui avait ordonné de ne rien épargner; il lui avait dit en propres mots (I. Rois, XV, 3): "Tuez tout, depuis l'homme jusqu'à la femme, jusqu'aux petits enfants, et ceux qui sont encore à la mamelle.
"Samuel coupa le roi Agag en morceaux, devant le Seigneur, à Galgal.
"Le zèle dont ce prophète était animé, dit dom Calmet, lui mit l'épée en main dans cette occasion pour venger la gloire du Seigneur et pour confondre Saül."
On voit, dans cette fatale aventure, un dévouement, un prêtre, une victime: c'était donc un sacrifice.
Tous les peuples dont nous avons l'histoire ont sacrifié des hommes à la Divinité, excepté les Chinois. Plutarque (Quest. rom. LXXXII) rapporte que les Romains même en immolèrent du temps de la république.
On voit, dans les Commentaires de César (De Bello gall., I, XXIV), que les Germains allaient immoler les otages qu'il leur avait donnés, lorsqu'il délivra ces otages par sa victoire.
J'ai remarqué ailleurs que cette violation du droit des gens envers les otages de César, et ces victimes humaines immolées, pour comble d'horreur, par la main des femmes, dément un peu le panégyrique que Tacite fait des Germains, dans son traité De Moribus Germanorum. Il paraît que, dans ce traité, Tacite songe plus à faire la satire des Romains que l'éloge des Germains, qu'il ne connaissait pas.
Disons ici en passant que Tacite aimait encore mieux la satire que la vérité. Il veut rendre tout odieux, jusqu'aux actions indifférentes, et sa malignité nous plaît presque autant que son style, parce que nous aimons la médisance et l'esprit.
Revenons aux victimes humaines. Nos pères en immolaient aussi bien que les Germains: c'est le dernier degré de la stupidité de notre nature abandonnée à elle-même, et c'est un des fruits de la faiblesse de notre jugement. Nous dîmes: Il faut offrir à Dieu ce qu'on a de plus précieux et de plus beau; nous n'avons rien de plus précieux que nos enfants; il faut donc choisir les plus beaux et les plus jeunes pour les sacrifier à la Divinité.
Philon dit que, dans la terre de Chanaan, on immolait quelquefois ses enfants avant que Dieu eût ordonné à Abraham de lui sacrifier son fils unique Isaac, pour éprouver sa foi.
Sanchoniathon, cité par Eusèbe, rapporte que les
Phéniciens sacrifiaient dans les grands dangers le plus
cher de leurs enfants, et qu'Ilus immola son fils Jéhud
à peu près dans le temps que Dieu mit la foi d'Abraham
à l'épreuve. Il est difficile de percer dans les
ténèbres de cette antiquité; mais il n'est
que trop vrai que ces horribles sacrifices ont été
presque partout en usage; les peuples ne s'en sont défaits
qu'à mesure qu'ils se sont policés: la politesse
amène l'humanité.
Note 46 Juges, chap. XI, v. 24.
Note 47 Juges, chap. XVII, verset dernier.
Note 48 Rois, liv. IV, ch. V, v. 18 et 19.
Note 49 Ceux qui sont peu au fait des usages de l'Antiquité, et qui ne jugent que d'après ce qu'ils voient autour d'eux, peuvent être étonnés de ces singularités; mais il faut songer qu'alors dans l'Egypte, et dans une grande partie de l'Asie, la plupart des choses s'exprimaient par des figures, des hiéroglyphes, des signes, des types.
Les prophètes, qui s'appelaient les voyants chez les Egyptiens et chez les Juifs, non seulement s'exprimaient en allégories, mais ils figuraient par des signes les événements qu'ils annonçaient. Ainsi Isaïe, le premier des quatre grands prophètes juifs, prend un rouleau (chap. VIII), et y écrit: "Shas bas, butinez vite"; puis il s'approche de la prophétesse. Elle conçoit, et met au monde un fils qu'il appelle Maher-Salas-Has-bas: c'est une figure des maux que les peuples d'Egypte et d'Assyrie feront aux Juifs.
Ce prophète dit (VII, 15, 16, 18, 20): "Avant que l'enfant soit en âge de manger du beurre et du miel, et qu'il sache réprouver le mauvais et choisir le bon, la terre détestée par vous sera délivrée des deux rois; le Seigneur sifflera aux mouches d'Egypte et aux abeilles d'Assur; le Seigneur prendra un rasoir de louage, et en rasera toute la barbe et les poils des pieds du roi d'Assur."
Cette prophétie des abeilles, de la barbe, et du poil des pieds rasés, ne peut être entendue que par ceux qui savent que c'était la coutume d'appeler les essaims au son du flageolet ou de quelque autre instrument champêtre; que le plus grand affront qu'on pût faire à un homme était de lui couper la barbe; qu'on appelait le poil des pieds, le poil du pubis; que l'on ne rasait ce poil que dans les maladies immondes, comme celle de la lèpre. Toutes ces figures si étrangères à notre style ne signifient autre chose sinon que le Seigneur, dans quelques années, délivrera son peuple d'oppression.
Le même Isaïe (chap. XX) marche tout nu, pour marquer que le roi d'Assyrie emmènera d'Egypte et d'Ethiopie une foule de captifs qui n'auront pas de quoi couvrir leur nudité.
Ezéchiel (chap. IV et suiv.) mange le volume de parchemin qui lui est présenté; ensuite il couvre son pain d'excréments, et demeure couché sur son côté gauche trois cent quatre-vingt-dix jours, et sur le côté droit quarante jours, pour faire entendre que les Juifs manqueront de pain, et pour signifier les années que devait durer la captivité. Il se charge de chaînes, qui figurent celles du peuple; il coupe ses cheveux et sa barbe, et les partage en trois parties: le premier tiers désigne ceux qui doivent périr dans la ville; le second, ceux qui seront mis à mort autour des murailles; le troisième, ceux qui doivent être emmenés à Babylone.
Le prophète Osée (chap. III) s'unit à une femme adultère, qu'il achète quinze pièces d'argent et un chomer et demi d'orge: "Vous m'attendrez, lui dit-il, plusieurs jours, et pendant ce temps nul homme n'approchera de vous: c'est l'état où les enfants d'Israël seront longtemps sans rois, sans princes, sans sacrifice, sans autel, sans éphod." En un mot, les nabis, les voyants, les prophètes, ne prédisent presque jamais sans figurer par un signe la chose prédite.
Jérémie ne fait donc que se conformer à l'usage, en se liant de cordes, et en se mettant des colliers et des jougs sur le dos, pour signifier l'esclavage de ceux auxquels il envoie ces types. Si on veut y prendre garde, ces temps-là sont comme ceux d'un ancien monde, qui diffère en tout du nouveau: la vie civile, les lois, la manière de faire la guerre, les cérémonies de la religion, tout est absolument différent. Il n'y a même qu'à ouvrir Homère et le premier livre d'Hérodote pour se convaincre que nous n'avons aucune ressemblance avec les peuples de la Haute Antiquité, et que nous devons nous défier de notre jugement quand nous cherchons à comparer leurs moeurs avec les nôtres.
La nature même n'était pas ce qu'elle est aujourd'hui. Les magiciens avaient sur elle un pouvoir qu'ils n'ont plus: ils enchantaient les serpents, ils évoquaient les morts, etc. Dieu envoyait des songes, et des hommes les expliquaient. Le don de prophétie était commun. On voyait des métamorphoses telles que celles de Nabuchodonosor changé en boeuf, de la femme de Loth en statue de sel, de cinq villes en un lac bitumineux.
Il y avait des espèces d'hommes qui n'existent plus. La race de géants Réphaïm, Enim, Néphilim, Enacim, a disparu. Saint Augustin, au liv. V de La Cité de Dieu, dit avoir vu la dent d'un ancien géant grosse comme cent de nos molaires. Ezéchiel (XXVII, II) parle des pygmées Gamadim, hauts d'une coudée, qui combattaient au siège de Tyr: et en presque tout cela les auteurs sacrés sont d'accord avec les profanes. Les maladies et les remèdes n'étaient point les mêmes que de nos jours: les possédés étaient guéris avec la racine nommée barad, enchâssée dans un anneau qu'on leur mettait sous le nez.
Enfin tout cet ancien monde était si différent
du nôtre qu'on ne peut en tirer aucune règle de conduite;
et si, dans cette Antiquité reculée, les hommes
s'étaient persécutés et opprimés tour
à tour au sujet de leur culte, on ne devrait pas imiter
cette cruauté sous la loi de grâce.
Note 50 Jérém., chap. XXVII, v. 6.
Note 51 Jérémie, chap. XXVIII, v. 17.
Note 52 Isaïe, ch. XLIV et XLV.
Note 53 Exode, chap. XX, v. 5.
Note 54 Deutéronome, XXVIII.
Note 55 Il n'y a qu'un seul passage dans les lois de Moise d'où l'on pût conclure qu'il était instruit de l'opinion régnante chez les Egyptiens, que l'âme ne meurt point avec le corps; ce passage est très important, c'est dans le chapitre XVIII du Deutéronome: "Ne consultez point les devins qui prédisent par l'inspection des nuées, qui enchantent les serpents, qui consultent l'esprit de Python, les voyants, les connaisseurs qui interrogent les morts et leur demandent la vérité."
Il paraît, par ce passage, que si l'on évoquait les âmes des morts, ce sortilège prétendu supposait la permanence des âmes. Il se peut aussi que les magiciens dont parle Moïse, n'étant que des trompeurs grossiers, n'eussent pas une idée distincte du sortilège qu'ils croyaient opérer. Ils faisaient accroire qu'ils forçaient des morts à parler, qu'ils les remettaient, par leur magie, dans l'état où ces corps avaient été de leur vivant, sans examiner seulement si l'on pouvait inférer ou non de leurs opérations ridicules le dogme de l'immortalité de l'âme. Les sorciers n'ont jamais été philosophes, ils ont été toujours des jongleurs qui jouaient devant des imbéciles.
On peut remarquer encore qu'il est bien étrange que le mot de Python se trouve dans le Deutéronome, longtemps avant que ce mot grec pût être connu des Hébreux: aussi le Python n'est point dans l'hébreu, dont nous n'avons aucune traduction exacte.
Cette langue a des difficultés insurmontables: c'est un mélange de phénicien, d'égyptien, de syrien, et d'arabe; et cet ancien mélange est très altéré aujourd'hui. L'hébreu n'eut jamais que deux modes aux verbes, le présent et le futur: il faut deviner les autres modes par le sens. Les voyelles différentes étaient souvent exprimées par les mêmes caractères; ou plutôt ils n'exprimaient pas les voyelles, et les inventeurs des points n'ont fait qu'augmenter la difficulté. Chaque adverbe a vingt significations différentes. Le même mot est pris en des sens contraires.
Ajoutez à cet embarras la sécheresse et la pauvreté
du langage: les Juifs, privés des arts, ne pouvaient exprimer
ce qu'ils ignoraient. En un mot, l'hébreu est au grec ce
que le langage d'un paysan est à celui d'un académicien.
Note 56 Ezéchiel, chap. XVIII, v. 20.
Note 57 Ibid., ch. XX, v. 25.
Note 58 Le sentiment d'Ezéchiel prévalut enfin
dans la synagogue; mais il y eut des Juifs qui, en croyant aux
peines éternelles, croyaient aussi que Dieu poursuivait
sur les entants les iniquités des pères: aujourd'hui
ils sont punis, par-delà la cinquantième génération,
et ont encore les peines éternelles à craindre.
On demande comment les descendants des Juifs, qui n'étaient
pas complices de la mort de Jésus-Christ, ceux qui étant
dans Jérusalem n'y eurent aucune part, et ceux qui étaient
répandus sur le reste de la terre, peuvent être temporellement
punis dans leurs enfants, aussi innocents que leurs pères.
Cette punition temporelle, ou plutôt cette manière
d'exister différente des autres peuples, et de faire le
commerce sans avoir de patrie, peut n'être point regardée
comme un châtiment en comparaison des peines éternelles
qu'ils s'attirent par leur incrédulité, et qu'ils
peuvent éviter par une conversion sincère.
Note 59 Ceux qui ont voulu trouver dans le Pentateuque la doctrine de l'enfer et du paradis, tels que nous les concevons, se sont étrangement abusés: leur erreur n'est fondée que sur une vaine dispute de mots; la Vulgate ayant traduit le mot hébreu, sheol, la fosse, par infernum, et le mot latin infernum ayant été traduit en français par enfer, on s'est servi de cette équivoque pour faire croire que les anciens Hébreux avaient la notion de l'Adès et du Tartare des Grecs, que les autres nations avaient connus auparavant sous d'autres noms.
Il est rapporté au chapitre XVI des Nombres (31-33) que la terre ouvrit sa bouche sous les tentes de Coré, de Dathan, et d'Abiron, qu'elle les dévora avec leurs tentes et leur substance, et qu'ils furent précipités vivants dans la sépulture, dans le souterrain: il n'est certainement question dans cet endroit ni des âmes de ces trois Hébreux, ni des tourments de l'enfer, ni d'une punition éternelle.
Il est étrange que, dans le Dictionnaire encyclopédique, au mot ENFER, on dise que les anciens Hébreux en ont reconnu la réalité; si cela était, ce serait une contradiction insoutenable dans le Pentateuque. Comment se pourrait-il faire que Moïse eût parlé dans un passage isolé et unique des peines après la mort, et qu'il n'en eût point parlé dans ses lois? On cite le trente-deuxième chapitre du Deutéronome (versets 21-24), mais on le tronque; le voici entier: "Ils m'ont provoqué en celui qui n'était pas Dieu, et ils m'ont irrité dans leur vanité; et moi je les provoquerai dans celui qui n'est pas peuple, et je les irriterai dans la nation insensée. Et il s'est allumé un feu dans ma fureur, et il brûlera jusqu'au fond de la terre; il dévorera la terre jusqu'à son germe, et il brûlera les fondements des montagnes; et j'assemblerai sur eux les maux, et je remplirai mes flèches sur eux; ils seront consumés par la faim, les oiseaux les dévoreront par des morsures amères; je lâcherai sur eux les dents des bêtes qui se traînent avec fureur sur la terre, et des serpents."
Y a-t-il le moindre rapport entre ces expressions et l'idée des punitions infernales telles que nous les concevons? Il semble plutôt que ces paroles n'aient été rapportées que pour faire voir évidemment que notre enfer était ignoré des anciens Juifs.
L'auteur de cet article cite encore le passage de Job, au chap. XXIV (15-19). "L'oeil de l'adultère observe l'obscurité, disant: L'oeil ne me verra point, et il couvrira son visage; il perce les maisons dans les ténèbres, comme il l'avait dit dans le jour, et ils ont ignoré la lumière; si l'aurore apparaît subitement, ils la croient l'ombre de la mon, et ainsi ils marchent dans les ténèbres comme dans la lumière; il est léger sur la surface de l'eau; que sa part soit maudite sur la terre, qu'il ne marche point par la voie de la vigne, qu'il passe des eaux de neige à une trop grande chaleur; et ils ont péché jusqu'au tombeau"; ou bien: "le tombeau a dissipé ceux qui pèchent", ou bien (selon les Septante), "leur péché a été rappelé en mémoire".
Je cite les passages entiers, et littéralement, sans quoi il est toujours impossible de s'en former une idée vraie.
Y a-t-il là, je vous prie, le moindre mot dont on puisse conclure que Moïse avait enseigné aux Juifs la doctrine claire et simple des peines et des récompenses après la mort?
Le livre de Job n'a nul rapport avec les lois de Moise. De plus, il est très vraisemblable que Job n'était point juif; c'est l'opinion de saint Jérôme dans ses questions hébraïques sur la Genèse. Le mot Sathan, qui est dans Job (I, 1, 6, 12), n'était point connu des Juifs, et vous ne le trouvez jamais dans le Pentateuque. Les Juifs n'apprirent ce nom que dans la Chaldée, ainsi que les noms de Gabriel et de Raphaël, inconnus avant leur esclavage à Babylone. Job est donc cité ici très mal à propos.
On rapporte encore le chapitre dernier d'Isaïe (23, 24): "Et de mois en mois, et de sabbat en sabbat, toute chair viendra m'adorer, dit le Seigneur; et ils sortiront, et ils verront à la voirie les cadavres de ceux qui ont prévariqué; leur ver ne mourra point, leur feu ne s'éteindra point, et ils seront exposés aux yeux de toute chair jusqu'à satiété."
Certainement, s'ils sont jetés à la voirie, s'ils sont exposés à la vue des passants jusqu'à satiété, s'ils sont mangés des vers, cela ne veut pas dire que Moïse enseigna aux Juifs le dogme de l'immortalité de l'âme; et ces mots: Le feu ne s'éteindra point, ne signifient pas que des cadavres qui sont exposés à la vue du peuple subissent les peines éternelles de l'enfer.
Comment peut-on citer un passage Isaïe pour prouver que les Juifs du temps de Moïse avaient reçu le dogme de l'immortalité de l'âme? Isaïe prophétisait, selon la computation hébraïque, l'an du monde 3380. Moise vivait vers l'an 2500; il s'est écoulé huit siècles entre l'un et l'autre. C'est une insulte au sens commun, ou une pure plaisanterie, que d'abuser ainsi de la permission de citer, et de prétendre prouver qu'un auteur a eu une telle opinion, par un passage d'un auteur venu huit cents ans après, et qui n'a point parlé de cette opinion. Il est indubitable que l'immortalité de l'âme, les peines et les récompenses après la mort, sont annoncées, reconnues, constatées dans le Nouveau Testament, et il est indubitable qu'elles ne se trouvent en aucun endroit du Pentateuque; et c'est ce que le grand Arnauld dit nettement et avec force dans son apologie de Port-Royal.
Les Juifs, en croyant depuis l'immortalité de l'âme, ne furent point éclairés sur sa spiritualité; ils pensèrent, comme presque toutes les autres nations, que l'âme est quelque chose de délié, d'aérien, une substance légère, qui retenait quelque apparence du corps qu'elle avait animé; c'est ce qu'on appelle les ombres, les mânes des corps. Cette opinion fut celle de plusieurs Pères de l'Eglise. Tertullien, dans son chapitre XXII de l'Ame, s'exprime ainsi: "Definimus animam Dei flatu natam, immortalem, corporalem, effigiatam, substantia simplicem. - Nous définissons l'âme née du souffle de Dieu, immortelle, corporelle, figurée, simple dans sa substance."
Saint Irénée dit, dans son liv. II, chap. XXXIV: "Incorporales sunt animae quantum ad comparationem mortalium corporum. - Les âmes sont incorporelles en comparaison des corps mortels." Il ajoute que "Jésus-Christ a enseigné que les âmes conservent les images du corps, - caracterem corporum in quo adoptantur, etc." On ne voit pas que Jésus-Christ ait jamais enseigné cette doctrine, et il est difficile de deviner le sens de saint Irénée.
Saint Hilaire est plus formel et plus positif dans son commentaire sur saint Matthieu: il attribue nettement une substance corporelle à l'âme: "Corpoream naturae suae substantiam sortiuntur."
Saint Ambroise, sur Abraham, liv. II, chap. VIII, prétend qu'il n'y a rien de dégagé de la matière, si ce n'est la substance de la Sainte Trinité.
On pourrait reprocher à ces hommes respectables d'avoir une mauvaise philosophie; mais il est à croire qu'au fond leur théologie était fort saine, puisque, ne connaissant pas la nature incompréhensible de l'âme, ils l'assuraient immortelle, et la voulaient chrétienne.
Nous savons que l'âme est spirituelle, mais nous ne savons point du tout ce que c'est qu'esprit. Nous connaissons très imparfaitement la matière, et il nous est impossible d'avoir une idée distincte de ce qui n'est pas matière. Très peu instruits de ce qui touche nos sens, nous ne pouvons rien connaître par nous-mêmes de ce qui est au-delà des sens. Nous transportons quelques paroles de notre langage ordinaire dans les abîmes de la métaphysique et de la théologie, pour nous donner quelque légère idée des choses que nous ne pouvons ni concevoir ni exprimer; nous cherchons à nous étayer de ces mots, pour soutenir, s'il se peut, notre faible entendement dans ces régions ignorées.
Ainsi nous nous servons du mot esprit, qui répond à souffle, et vent, pour exprimer quelque chose qui n'est pas matière; et ce mot souffle, vent, esprit, nous ramenant malgré nous à l'idée d'une substance déliée et légère, nous en retranchons encore ce que nous pouvons, pour parvenir à concevoir la spiritualité pure; mais nous ne parvenons jamais à une notion distincte: nous ne savons même ce que nous disons quand nous prononçons le mot substance; il veut dire, à la lettre, ce qui est dessous, et par cela même il nous avertit qu'il est incompréhensible: car qu'est-ce en effet que ce qui est dessous? La connaissance des secrets de Dieu n'est pas le partage de cette vie. Plongés ici dans des ténèbres profondes, nous nous battons les uns contre les autres, et nous frappons au hasard au milieu de cette nuit, sans savoir précisément pour quoi nous combattons.
Si l'on veut bien réfléchir attentivement sur tout cela, il n'y a point d'homme raisonnable qui ne conclût que nous devons avoir de l'indulgence pour les opinions des autres, et en mériter.
Toutes ces remarques ne sont point étrangères
au fond de la question, qui consiste à savoir si les hommes
doivent se tolérer: car si elles prouvent combien on s'est
trompé de part et d'autre dans tous les temps, elles prouvent
aussi que les hommes ont dû, dans tous les temps, se traiter
avec indulgence.
Note 60 Le dogme de la fatalité est ancien et universel: vous le trouver toujours dans Homère. Jupiter voudrait sauver la vie à son fils Sarpédon; mais le destin l'a condamné à la mort: Jupiter ne peut qu'obéir. Le destin était, chez les philosophes, ou l'enchaînement nécessaire des causes et des effets nécessairement produits par la nature, ou ce même enchaînement ordonné par la Providence: ce qui est bien plus raisonnable. Tout le système de la fatalité est contenu dans ce vers d'Annaeus Sénèque (épît. CVII):
Ducunt volentem fata, nolentem trahunt.
On est toujours convenu que Dieu gouvernait l'univers par des
lois éternelles, universelles, immuables: cette vérité
fut la source de toutes ces disputes inintelligibles sur la liberté,
parce qu'on n'a jamais défini la liberté, jusqu'à
ce que le sage Locke soit venu; il a prouvé que la liberté
est le pouvoir d'agir. Dieu donne ce pouvoir; et l'homme, agissant
librement selon les ordres éternels de Dieu, est une des
roues de la grande machine du monde. Toute l'Antiquité
disputa sur la liberté, mais personne ne persécuta
sur ce sujet jusqu'à nos jours. Quelle horreur absurde
d'avoir emprisonné, exilé pour cette dispute, un
Arnauld, un Sacy, un Nicole, et tant d'autres qui ont été
la lumière de la France!
Note 61 Le roman théologique de la métempsycose
vient de l'Inde, dont nous avons reçu beaucoup plus de
fables qu'on ne croit communément. Ce dogme est expliqué
dans l'admirable quinzième livre des Métamorphoses
d'Ovide. Il a été reçu presque dans toute
la terre; il a été toujours combattu; mais nous
ne voyons point qu'aucun prêtre de l'Antiquité ait
jamais fait donner une lettre de cachet à un disciple de
Pythagore.
Note 62 Ni les anciens Juifs, ni les Egyptiens, ni les Grecs leurs contemporains, ne croyaient que l'âme de l'homme allât dans le ciel après sa mort. Les Juifs pensaient que la lune et le soleil étaient à quelques lieues au-dessus de nous, dans le même cercle, et que le firmament était une voûte épaisse et solide qui soutenait le poids des eaux, lesquelles s'échappaient par quelques ouvertures. Le palais des dieux, chez les anciens Grecs, était sur le mont Olympe. La demeure des héros après la mort était, du temps d'Homère, dans une île au-delà de l'Océan, et c'était l'opinion des esséniens.
Depuis Homère, on assigna des planètes aux dieux,
mais il n'y avait pas plus de raison aux hommes de placer un dieu
dans la lune qu'aux habitants de la lune de mettre un dieu dans
la planète de la terre. Junon et Iris n'eurent d'autres
palais que les nuées; il n'y avait pas là où
reposer son pied. Chez les Sabéens, chaque dieu eut son
étoile; mais une étoile étant un soleil,
il n'y a pas moyen d'habiter là, à moins d'être
de la nature du feu. C'est donc une question fort inutile de demander
ce que les anciens pensaient du ciel: la meilleure réponse
est qu'ils ne pensaient pas.
Note 63 Saint Matthieu, chap. XXII, v. 4.
Note 64 Saint Luc, chap. XIV.
Note 65 Saint Luc, chap. XIV, v. 26 et suiv.
Note 66 Saint Matthieu, chap. XVIII, v. 17.
Note 67 Saint Matthieu, chap. XXIII.
Note 68 Ibid., chap. XXVI, v. 59.
Note 69 Matthieu, chap. XXVI, v. 61.
Note 70 Il était en effet très difficile aux
Juifs, pour ne pas dire impossible, de comprendre, sans une révélation
particulière, ce mystère ineffable de l'incarnation
du Fils de Dieu, Dieu lui-même. La Genèse
(chap. VI) appelle fils de Dieu les fils des hommes puissants:
de même, les grands cèdres, dans les psaumes (LXXIX,
11), sont appelés les cèdres de Dieu. Samuel
(I. Rois, XVI, 15) dit qu'une frayeur de Dieu tomba
sur le peuple, c'est-à-dire une grande frayeur; un grand
vent, un vent de Dieu; la maladie de Saül, mélancolie
de Dieu. Cependant il paraît que les Juifs entendirent
à la lettre que Jésus se dit fils de Dieu dans le
sens propre; mais s'ils regardèrent ces mots comme un blasphème,
c'est peut-être encore une preuve de l'ignorance où
ils étaient du mystère de l'incarnation, et de Dieu,
fils de Dieu, envoyé sur la terre pour le salut des hommes.
Note 71 Lorsqu'on écrivait ainsi, en 1762, l'ordre
des jésuites n'était pas aboli en France. S'ils
avaient été malheureux, l'auteur les aurait assurément
respectés. Mais qu'on se souvienne à jamais qu'ils
n'ont été persécutés que parce qu'ils
avaient été persécuteurs; et que leur exemple
fasse trembler ceux qui, étant plus intolérants
que les jésuites, voudraient opprimer un jour leurs concitoyens
qui n'embrasseraient pas leurs opinions dures et absurdes. [Note ajoutée en 1771]
Note 72 Voyez l'excellent livre intitulé Le Manuel de l'Inquisition.
Avec notre sincère reconnaissance envers Charles-Ferdinand Wirz, Conservateur de l'Institut et Musée Voltaire et Secrétaire de la Société Jean-Jacques Rousseau, pour son aide dans la recherche de documents.