Le Kunschthafe n’est pas un mouvement stylistique, mais un cercle politico-artistique au sein duquel auront pu échanger de nombreux intellectuels et artistes, tous à l’origine de l’affirmation d’une création alsacienne singulière au tournant du 19eme et du 20eme siècle. Cette volonté prend sa source dans l’histoire politique franco-allemande du moment.
A la fin du 19eme siècle, l’opinion publique française, semble s'être résignée à ce que l’Alsace ait été perdue, tandis qu’arrive à l'âge adulte une génération bilingue qui nourrit le culte français et a étudié en Allemagne. De cette dualité découle, au milieu des années 1890, une forme de revendication culturelle. L'Allemagne, dans sa volonté de faire du Reichsland un territoire pleinement allemand avait imposé la langue officielle et créé une université de haut niveau, mais n'avait guère eu de préoccupations artistiques (Mémoires inédites de Charles Spindler).
S’apercevant que se formait en Alsace une autonomie culturelle en contact avec les milieux parisiens, principalement par la Société des Amis des Arts de Strasbourg qui reprit ses expositions dès 1874, et par la Société Industrielle de Mulhouse qui entreprit une démarche similaire dès 1876, le gouvernement allemand instaura un système de bourses permettant aux jeunes talents d'aller étudier dans les grandes villes d'art allemandes.
Puis, il créa à Strasbourg en 1890, l'Ecole des Arts Décoratifs, dont le premier directeur fut Anton Seder (de Münich), qui prit pour collaborateurs le peintre Léon Hornecker, le sculpteur Alfred Marzolff, et le dessinateur Joseph Sattler. Charles Spindler et Gustave Stoskopf, entre autres, reviennent aussi à Strasbourg à ce moment.
L'art alsacien avant l'annexion était constitué par des artistes formés à Paris, et après leur départ en 1871, il n'y eut plus en Alsace que très peu d'artistes alsaciens. N'oublions tout de même pas les peintres Lothaire von Seebach, Emile Stahl, Anton Dieffenbach, Henri Ebel et Théodore Haas qui arrivèrent à Strasbourg vers 1880 car ce sont eux qui peu à peu ouvrirent la voie à un art réaliste : "des décors naturels, des gestes simples, humbles et humains, (…) des personnages très typés (…), des scènes populaires et intimes" (Metz, René : Les artistes-peintres alsaciens de 1870 à 1914, Thèse, Srasbourg, 1971) .
Dans les années 1890, la génération d’artistes qui commence à exercer que ce soit Léo Schnug, Charles Spindler, Joseph Sattler ou Gustave Stoskopf, a étudié à Münich, à un moment où le médiévisme, s’inspirant du Moyen-Age chrétien est à la mode. Et c'est ainsi qu’à ce moment, entre les médiévistes et les réalistes commence à se créer tout un répertoire alsacien, qui n'a comme point commun principal que la direction vers des sources d'inspirations typiquement alsaciennes. Comment se sont-ils fédérés pour choisir cette orientation commune ? C’est là que le Kunschthafe est déterminant dans la renaissance de la culture alsacienne.
En premier lieu, le Kunschthafe est un stammtisch, ou coin de table et de discussion, qui s’inscrit dans une tradition culturelle alsacienne. Ainsi, à Strasbourg, un Stammtisch qui aura eu une grande importance aura été la Mehlkischt (boîte à farine littéralement) : deux tables et quelques chaises dans l’arrière boutique d’une épicerie, près de la porte de l’Hôpital. Fréquentée par Hornecker et Sattler entre autres, ce dernier la fit découvrir à Spindler, qui ensuite y emmena Stoskopf. La Mehlkischt ressemblait à un cabaret de Montmartre, où entre deux morceaux de guitare, Stoskopf déclamait des morceaux improvisés par lui." ((Mémoires inédites de Charles Spindler).
Le peintre animalier Théodore Haas était aussi de la partie et de nombreux noms dont Georges Ritleng, Paul Braunagel, et Emile Schneider. Dans un autre style, Anselme Laugel, réunissait dès les années 1880 à Saint-Léonard sous le nom de « Dîner des Treize », ses relations politiques et les différents visiteurs, autour de dîners réguliers pour faire se connaître ses amis et de soutenir la carrière débutante de Spindler.
Et il y avait aussi le « Cercle de la Robertsau », autour de Georges Haehl (également participant au « Dîner des Treize »), se réunissant tous les vendredis. Etaient alors présents : "les frères Mathis, poètes, Camille Binder, pharmacien retiré, et un ami Adolphe Seyboth, tous deux conservateurs du Musée Rohan, Hugo Haug, secrétaire de la Chambre de commerce et son frère Henri-Albert, écrivain d'habitude à Paris, qui apportait dans ces réunions les échos de la vie littéraire de la capitale, Joseph Sattler, Léon Hornecker, Alfred Marzolff, les peintres Henri Loux et Leo Schnug, les pianistes Ebert-Bachheim, Blumer (...), Schumann, Striedbert, chef de musique de la chorale et sa femme cantatrice, et enfin le docteur Bucher".(Mémoires inédites de Charles Spindler).
Un mérite essentiel de ces cercles aura été de créer à Strasbourg des lieux de rencontre des différents acteurs de la vie intellectuelle et culturelle. Au milieu des années 1890, il semble que la plupart se connaissaient à Strasbourg, et se fréquentaient : c'est dans ce contexte qu'est né le Kunschthafe.
A Schiltigheim vivait alors Auguste Michel, fabricant de foie gras, personnage rabelaisien, amoureux de la vie, de la gastronomie, des arts, esthète et mécène. Le 25 avril 1896, il fut invité au manoir des Ribeaupierre à Ribeauvillé aux noces de l’ingénieur Heizmann, directeur de la fabrique Haehl. Il y fit la connaissance des artistes Hornecker, Sattler, Stoskopf et Marzolff.
Cette petite troupe en liesse continua à pousser la chansonnette et à plaisanter dans le train du retour vers Strasbourg (Fischer, Antoine : La Gastronomie Alsacienne, in Saisons d'Alsace, Collection Connaissance de l'Alsace, Strasbourg, 1969) . Arrivés à destination, la tristesse d'une séparation brusque était trop dure au goût de tous, et Auguste Michel proposa à ses nouveaux amis un dernier repas à son restaurant de Schiltigheim, la Maison Rouge. C'est ainsi qu'une association de fait venait de naître dont le nom fut trouvé par le maître des lieux : le Kunscht-Hâfe. (Stoskopf, Gustave : cité par Le Journal Historique de L'Alsace, tome 5 Strasbourg, L'Alsace, 1979)
"le terme Kunscht (Art) est associé gatronomiquement au vocable Hâfe (le fait-tout). (…) Le repas préparé (dans et autour de la marmite) est métaphoriquement le support idéal aux brassages des idées, le lieu d'échanges privilégiés et de communion sacrée. (Drischel J.-P., Poulain J.-P., Truchelut J.-M., Histoires et recettes de l'Alsace Gourmande, Privat, Toulouse, 1988.)"
Pour immortaliser ces réunions, les artistes dessineront à tour de rôle le menu, comme Sattler l’avait fait pour le mariage où ils se sont rencontrés. Ce dernier fit d’ailleurs avec Spindler celui du 29 août 1896, la première véritable réunion, et celui de la septième réunion.
En 1897, Auguste Michel acquit à Schiltigheim le Schloessel, petit château où eurent lieu jusqu’à au moins 1905 au moins 35 réunions du Kunschthafe : « chacun des invités tâchait de contribuer à la bonne humeur générale par un numéro (...). La musique y jouait un rôle prépondérant » [mais] « il ne faudrait pas croire que ces réunions ne consistaient qu'en ripailles et beuveries, on y échangeait au contraire les idées sur les sujets les plus variés » ((Mémoires inédites de Charles Spindler). « (...) toutes les questions importantes qui intéressaient les artistes, furent discutées au Kunschthafe, par exemple le changement des Images Alsaciennes de Charles Spindler et de Joseph Sattler, en Revue Alsacienne Illustrée, la création du Musée Alsacien, du salon des Arts de la Revue Alsacienne Illustrée chez Bader-Nottin, du Théâtre Alsacien, de la Maison d'art alsacien, etc...» (Stoskopf, Gustave : D'r Kunschthafe, Saisons d'Alsace n°24, p285-286, Strasbourg, 1954).
Aux fondateurs cités avant, s’ajoutent Anselme Laugel, Paul Braunagel, Henri Loux, Léo Schnug, Emile Schneider, Gustave Krafft, Lucien Blumer, Albert Koerttgé, Emile Stahl, Henri Ganier-Tanconville, Henri Bischoff, Camille Binder, Adolphe Seyboth, Joseph Marie Erb, Ernest Münch, Alfred Lorentz, Rodolphe Ganz, Pierre Bucher, Georges Haehl, Heizmann, Théodore Haas, Robert Forrer, Hugo Haug, Louis-Philippe Kamm, Charles Bastian, François Laskowski, Fritz Kieffer, le docteur Sorgius, Heimburger, Alfred Ritleng, Frédéric Régamey, Jules Greber. Au total trente-huit noms étroitement liés à l'art en Alsace, mais la liste n’est probablement pas exhaustive. Hansi apparaît aussi, mais si peu de temps avant la mort d'Auguste Michel qu'il ne peut être assimilé au groupe. Les disciplines artistiques présentes sont : la céramique, l'émail, l'aquarelle, le dessin, la gravure, le pastel, la peinture, la sculpture, l'architecture, la marqueterie, la musique... soutenues par des hommes politiques, des conservateurs, des grands connaisseurs d'art, des écrivains... et un mécène gastronome. Beaucoup ont été formés à Münich et Paris, mais certains ont également voyagé en Orient ou à travers l’Europe. Les styles empruntent à l'impressionnisme autant qu'à l'Art Nouveau ou au Jugendstiel. Des artistes sont spécialisés dans les scènes médiévales, les fleurs, les paysages urbains ou non, les militaires, les vues d'orient, la caricature, le portrait ou encore les animaux. Une telle concentration culturelle s’explique par la mission que s’était fixée le cercle : affirmer la naissance d'un foyer artistique alsacien autonome (et non pas autonomiste) détaché de la tutelle française tout en étant francophile et non hostile à l'esthétique allemande. L'imagerie ne peut être le critère qui fonde l’art alsacien, tout étranger peignant l'Alsace ferait de l'Art alsacien : les orientations strictement stylistiques sont multiples, et donc seule une volonté commune de « faire alsacien » régit l'Art alsacien, avec une prédilection pour les sujets folkloriques traditionnels et encore vivants. Au théâtre, le dialecte est de règle et les personnages sont des types alsaciens universels. Langue, sol, lien à la terre, traditions, types humains... l'art alsacien à la fin du dix-neuvième siècle se voit chargé des idéaux que la politique n'a pu jusqu'alors faire aboutir.
La petite marmite sur la table des réunions prend discrètement tout son sens comme un symbole politique, car c’est une reproduction miniature de la marmite des Zürichois ; en 1576, venus en bateau à Strasbourg, la bouillie de leur marmite était encore chaude et ils avaient promis d’aider leurs voisins en cas de guerre, ce qu’ils firent en 1870 en négociant avec le général de Werder la sortie de la ville des femmes, des vieillards, et des enfants (Bazin, René : Les Oberlé, p.160, Calmann-Lévy, Paris, édition de 1941).
Hormis les acteurs culturels locaux, de nombreuses personnalités parisiennes ont été reçues au Schloessel, comme René Bazin, le 27 juillet 1899, puis le 13 avril 1901, lors de la vingt-sixième réunion. Ce soir-là, il écrivit dans le livre d'or son fameux toast :
« Ce soir, ayant eu l'honneur de dîner chez Monsieur Michel, avec les artistes d’Alsace, j'ai répondu à peu près comme il suit, au toast aimable de notre hôte : Je reviens parmi vous, messieurs, pour plus d'une raison. Les voyageurs, d'abord, ont le goût du pittoresque et j'en trouve ici plus d'une sorte : pittoresque de la maison, spacieuse et confortable, et hantée par la Chimère, et fréquentée par les poètes, et devenue un musée ; pittoresque du menu ; pittoresque du costume, pittoresque du décor lointain de Strasbourg qu'on ne peut regarder sans que s'éveille dans l'esprit une intense émotion d'art et une autre émotion encore. Une autre raison me ramène aussi : votre cordialité, le plaisir de louer Spindler - on ne dit plus monsieur Spindler - de son grand prix à l'Exposition, plusieurs d'entre vous de leur succès au Salon, tous de votre admirable Revue Alsacienne Illustrée. Elle prouve que l'art alsacien est créé, et l'on peut dire que, du moins, votre séparation d'avec la France a eu pour effet de vous individualiser artistiquement. Je reviens enfin, messieurs, pour la joie de saluer un convive que j'aperçois et qui n'augmente pas notre nombre. Nous sommes dix-sept avec lui ou sans lui. Je devrais dire avec elle ou sans elle. C'est une femme. Elle est belle ; elle a une stature élevée ; les cheveux blonds, les yeux clairs et profonds, pleins de poésie et pleins de rêve. Elle vous aime et vous l'aimez. Je l'aime aussi. Messieurs buvons à votre douce mère commune, à votre douce mère l'Alsace ! ». Le roman « Les Oberlé » fit sans doute plus pour la cause alsacienne que tous les plaidoyers politiques.
L’acteur Constant Coquelin dit Coquelin l’Aîné assista à la 29ème réunion du Kunschthafe, le 4 février 1902, lorsqu’il était venu jouer Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand. Des liens très forts d’amitié se nouèrent entre lui et Auguste Michel. A l'occasion de cette réunion, il sacrifia à la coutume du livre d'or, et écrivit le lendemain : "Cher Monsieur Michel, pourquoi hier soir, me sentais-je alsacien ? Parce que j'étais à côté de vous, de vos amis, de cette jolie marmite qui est comme le berceau de l'art alsacien...et puis parce que dans le sang de tous les vrais français il y a, il y aura toujours du sang de cette Alsace...que nous ne pleurerons peut-être pas toujours". Le 21 mars 1902, il participa à la 30ème réunion, puis revint une troisième fois a la mi-septembre 1902. Auguste Michel l’invita également à sa résidence secondaire "L'Ermitage" au Hohwald, qu'il avait acquise en 1904 et pour laquelle il avait également institué un livre d'or. Constant Coquelin y laissa quelques mots pleins d'émotions. Edouard Colonne, Sarah Bernhardt, ou La Comtesse Mélanie de Pourtales, associés au Kunschthafe dans l'esprit des strasbourgeois, sont des amis du mécène qui ont signé son livre d’or lors de leur passage, mais ils n’ont absolument pas participé aux réunions.
La production artistique du Kunschthafe tient en peu d’éléments, étant avant tout un lieu de réflexion, antichambre de la production réalisée par le Cercle de Saint-Léonard. Néanmoins, les menus sont de véritables œuvres d’art et synthétisent la pensée du groupe. 26 ont été retrouvés, mais il en existe peut-être beaucoup plus, plusieurs étant parfois dessinés pour une réunion.
Deux livres d’or ont été aussi réalisés, indices précieux tous deux inaccessibles aujourd’hui.
Dans le livre d'or de 1897-1899, quelques mots de Laugel, des paroles de Stoskopf sur une partition de Erb, ode au bon vin, ainsi qu’une cordiale dédicace de Ganz sont les seules inscriptions. Pour la partie graphique, Spindler, Heizmann, Stahl, Seyboth, Tanconville, Stoskopf et Hornecker sont représentés. Le reste est une présentation photographique des protagonistes et de l'atelier d’Hornecker. Le livre d'or de 1899-1909, présente des dédicaces des grands noms déjà cités et des dessins de Seyboth, Hornecker, Braunagel, Spindler, Bastian, Loux, Blumer, Tanconville, Régamey et Koerttgé entre autres. Hansi a dessiné une famille de randonneurs, la veille de la mort de Michel.
Des cartes de réponses aux invitations de Michel, dessinées à la main sont encore un touchant témoignage artistique. Enfin, en commerçant intelligent, Michel fit travailler des artistes à la décoration de ses terrines et publia des livres où les artistes collaborèrent à sa renommée, le plus célèbre portant étant Le Kunsthafe Album. Mais aussi, et cette fois en mécène, il avait fait de sa demeure un véritable musée. La véranda du Schloessel où se réunissait le groupe avait été décorée par les artistes et notamment Stoskopf, Hornecker, Bischoff et Spindler auquel il commanda en 1904 toute une salle à manger à motif animalier, comportant surtout des oies, composée par un dressoir, des chaises, une table, et un grand buffet. En outre, l'un des deux célèbres panneaux représentant Sainte Odile bénissant l'Alsace avait également été acquis par lui à la même époque.
La destruction du Schloessel en 1954 est une grande perte pour l'Histoire de l'art en Alsace, et il ne reste que peu d'indices de cet écrin pour tant d’œuvres de jeunesse de grands artistes. Une fresque réalisée par Spindler dans un traitement Jugenstiel présentant un homme et une femme en vêtements médiévaux entourés d’oiseaux divers, avec la chanson populaire française « auprès de ma blonde… » bordant la composition est le dernier vestige connu.
Mais la véritable production du Kunschthafe, comme il a été écrit ci-avant est intellectuelle : le changement des Images Alsaciennes de Spindler et Sattler en Revue Alsacienne Illustrée, la création du Musée Alsacien, du salon des Arts de la Revue Alsacienne Illustrée chez Bader-Nottin, du Théâtre Alsacien, de la Maison d'art alsacien… Et il faut ajouter, le « Premier Salon alsacien » en novembre 1897 et le « Deuxième Salon des Artistes Strasbourgeois » en 1903, deux manifestations où ils sont largement majoritaires dans l’organisation et au nombre des œuvres exposées.
La 35ème réunion date du 27 novembre 1905, soir de la première représentation de « D’r Hoflieferant », le fournisseur de cour. Gustave Stoskopf s'est inspiré de la vie autour de lui pour dépeindre un type alsacien classique à cette époque : sourire commercial germanophile, militant francophile dans le privé. Auguste Michel l'aurait alors très mal pris, mais cet accroc n'a probablement pas causé la fin du Kunschthafe. La situation radicalement différente en 1905, l'âge et les occupations multipliées des participants sont autant d'autres causes. Leur action francophile est abondamment relayée et soutenue, le mouvement est usé, il a servi. Deux réunions postérieures sont hypothétiques et une invitation à Rodin datée de 1907 témoigne d'une éventuelle prolongation. Auguste Michel meurt le 3 février 1909, à peine revenu des obsèques de son grand ami Coquelin Aîné. Arnaud Weber, historien d’art
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