L'anomalie Pioneer enfin expliquée ?

Lancées dans les années 1970, les deux sondes Pioneer sont freinées dans leur progression par une force mystérieuse. Intrigués, les physiciens n'ont pas hésité pour l'expliquer à remettre en question les lois de la gravitation.

«L'accélération anormale [des sondes Pioneer] n'est pas en contradiction avec la physique connue. » C'est la conclusion d'un article posté le 11 avril 2012 par Slava Turyshev et ses collègues de la NASA sur le serveur de prépublication ArXiv [1]. Ils affirment ainsi avoir résolu une énigme qui tourmentait les physiciens depuis une trentaine d'années.

Cette énigme, connue sous le nom d'« anomalie Pioneer », a été posée par l'observation des sondes Pioneer 10 et Pioneer 11. Lancées par l'Agence spatiale américaine au début des années 1970 pour observer Jupiter et Saturne, celles-ci ont depuis poursuivi leur route, dans deux directions diamétralement opposées, vers l'espace interstellaire. La seule force qui s'exerce sur elles est, en principe, l'attraction gravitationnelle du Soleil, qui faiblit à mesure qu'elles s'éloignent. Mais le suivi précis de leur trajectoire a révélé qu'elles ralentissaient plus que prévu.

Certes, ce freinage supplémentaire est très petit : environ un nanomètre par seconde carrée, soit cent mille fois moins que l'attraction gravitationnelle exercée par le Soleil au niveau de l'orbite de Saturne. Mais il n'en fallait pas plus pour que des physiciens s'y intéressent. Et certains n'ont pas hésité, pour l'expliquer, à remettre en question la théorie actuelle de la gravitation. Aujourd'hui, malgré l'annonce des chercheurs de la NASA, tous ne considèrent pas que l'affaire est close.

L'anomalie Pioneer a été découverte, par hasard, en 1980. Après le passage de Pioneer 10 à proximité de Jupiter en 1973, et celui de Pioneer 11 aux environs de Saturne en 1979, la NASA avait en effet continué de suivre les deux sondes jumelles. Elle leur envoyait régulièrement un signal radio, qu'elles renvoyaient ensuite sur Terre. L'espoir était alors que des perturbations de leurs trajectoires trahissent la présence d'une hypothétique planète au-delà de Pluton.

Au lieu de cela, les ingénieurs ont remarqué quelque chose de plus simple, mais aussi de plus troublant : les deux engins étaient en retard sur leurs positions prédites par le calcul. Et chaque année qui passait ne faisait que confirmer ce mystérieux décalage. À tel point qu'en 2003, la dernière fois que Pioneer 10 a donné de ses nouvelles, elle affichait un retard de 400 000 kilomètres (elle en avait alors parcouru plus de 12 milliards).

Dérive des continents

Les scientifiques de la NASA ont alors passé au crible toutes les explications imaginables : mauvais positionnement des antennes de réception terrestres dû à la dérive des continents ou à la rotation de la Terre ; ralentissement des ondes radio entre la Terre et les sondes à cause du vent solaire* ; fuite de carburant ; friction des sondes sur des poussières interplanétaires ; etc. Mais après environ quinze ans d'enquête, ils ont dû se rendre à l'évidence : aucune d'elles ne rendait compte de l'anomalie.

Si bien qu'en 1994, pour la première fois, certains à la NASA, dont Slava Turyshev lui-même, ont osé évoquer une autre hypothèse : la théorie actuelle de la gravitation, la relativité générale, énoncée par Einstein, était peut-être incomplète. Et en 1998 ils se décidèrent à partager leur découverte et leurs interrogations, révélant pour la première fois à la communauté scientifique l'existence de l'anomalie Pioneer [2].

Leur article ne suscita qu'une indifférence polie chez la majorité des physiciens et des cosmologistes. Comment les dérives de deux sondes hors d'âge dans le système solaire contesteraient-elles une théorie maintes fois attaquée mais encore jamais mise en défaut ? Pour eux, l'anomalie Pioneer n'était qu'un biais de mesure.

En marge du courant principal, quelques théoriciens prirent toutefois très au sérieux cette anomalie, considérant qu'elle pourrait avoir une origine bien plus profonde. D'autant que, la même année, une autre brèche s'était ouverte dans le solide édifice de la relativité générale. En 1998, des observations montraient en effet que l'expansion de l'Univers est accélérée, obligeant ainsi les théoriciens à inventer le concept d'énergie noire, dont ils peinaient (et peinent encore aujourd'hui) à expliquer la nature (lire « Brian Schmidt : "Cet Univers semble fou, mais c'est bien celui dans lequel nous vivons" », p. 52).

L'anomalie Pioneer apportait surtout des arguments à ceux qui, depuis plus longtemps, affirmaient qu'il fallait compléter, ou modifier, la théorie de la gravitation. Ainsi, dès les années 1930, l'astronome Fritz Zwicky avait constaté que la vitesse de rotation des galaxies était plus élevée que celle prédite par le calcul, comme si elles contenaient plus de matière que ce qu'elles laissent voir. Après avoir recherché en vain des astres et des particules peu lumineux, qui auraient pu échapper aux observations, les astrophysiciens avaient, pour ne pas modifier la théorie, inventé le concept de matière noire (lire « L'insaisissable nature de la matière noire », p. 48).

Mais d'autres physiciens avaient préféré modifier les lois de la gravitation. Par exemple l'Israélien Mordehaï Milgrom avait mis au point dans les années 1980 la théorie Mond (acronyme anglais pour « dynamique newtonienne modifiée »). Selon celle-ci, la loi de Newton, approximation de la relativité générale qui rend compte de la plupart des phénomènes à l'échelle astronomique, n'est en fait correcte que pour une certaine gamme d'accélérations : elle doit être modifiée pour les accélérations très lentes auxquelles sont soumises les galaxies.

Dans cet esprit, en 2006, Jacob Bekenstein, de l'université hébraïque de Jérusalem, parvenait à adapter la théorie Mond à l'échelle du système solaire, et à montrer que l'anomalie Pioneer pouvait être expliquée dans ce cadre [3]. Ce résultat fut bien entendu contesté. En particulier, rétorqua le physicien Norvégien Kjell Tangen, les mouvements des planètes aussi éloignées du Soleil que les sondes Pioneer, telles Neptune ou Pluton, devraient être perturbés de la même façon [4]. Ce que l'on n'observait pas.

Pour expliquer ce paradoxe, certains n'avaient pas hésité à s'attaquer à la relativité générale elle-même. Tel John Moffat, de l'université de Waterloo, au Canada, auteur d'une théorie qui modifie légèrement l'espace-temps : il affirma en 2006 que son modèle pouvait rendre compte de l'anomalie des sondes Pioneer sans que les planètes en soient affectées [5]. Ou encore Mike McCulloch, de l'Office météorologique britannique, qui prétendit en 2007 être parvenu au même résultat grâce à un modèle qui remettait en question un des piliers de la relativité, le principe d'équivalence (lire « Le principe d'équivalence testé en orbite », p. 75) [6].

Photons infrarouges

Pendant ce temps, Slava Turyshev et ses collègues réalisaient une modélisation complète des sondes Pioneer et de leur fonctionnement, dans le cadre de la physique standard. Et leur conclusion est, on l'a vu, que tout est normal. Selon eux, le retard des sondes est parfaitement expliqué par le fonctionnement des générateurs nucléaires qu'elles transportent. Capables de produire de l'électricité pendant plusieurs dizaines d'années, ceux-ci rayonnent en effet de la chaleur sous forme de photons infrarouges. Ces photons sont ensuite réfléchis par le dos de l'antenne de communication. Et comme l'arrière de cette antenne pointe vers l'espace, les photons réémis produisent une force de recul assez grande pour expliquer l'anomalie.

Pas de quoi décourager les partisans d'une nouvelle physique. « L'explication officielle ne change en rien le constat que partagent un grand nombre de physiciens : il faudra un jour ou l'autre changer les équations de la relativité générale si on veut unifier la gravitation aux autres forces fondamentales, juge ainsi Serge Reynaud, du laboratoire Kastler Brossel, à Paris. Personne ne sait encore à quelle échelle, ni à quel niveau de précision apparaîtront les premiers indices qui permettront d'étendre la théorie. C'est pourquoi il ne faut écarter aucune piste, y compris celle ouverte par les sondes Pioneer. »

Le scientifique, avec d'autres, propose ainsi de lancer une nouvelle mission dans le système solaire lointain pour y tester avec une finesse inégalée la gravitation à grande échelle. Ce qui permettrait au passage de trancher quant à l'origine de l'anomalie Pioneer. « La sonde serait équipée d'un accéléromètre pour mesurer, avec une précision 1 000 fois plus grande que la valeur de l'anomalie, toutes les forces non gravitationnelles, explique Bruno Chistophe, qui travaille sur une telle mission au Centre français de recherche aéronautique, spatiale et de défense, à Châtillon. Associé à un suivi par ondes radio, il nous apporterait une réponse sans ambiguïté sur la moindre déviation des lois de la gravitation. ».

Proposé à l'Agence spatiale européenne en 2007, puis à nouveau en 2011, le concept n'a malheureusement pas été retenu. Mais les ingénieurs, qui tentent actuellement de mettre au point un accéléromètre miniaturisé d'un kilogramme seulement, gardent l'espoir que leur instrument soit embarqué un jour sur un autre vaisseau en partance pour les confins du système solaire. Sur les pas de ses deux illustres prédécesseurs, il écrirait alors une nouvelle page de l'histoire de la physique.

Par Julien Bourdet
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