
Culture : Kateb Yacine, jeux de mémoire et traces d’Histoire
Par Ahmed
Cheniki
Il n’est nullement possible de parler du théâtre en Algérie et
dans les pays anciennement colonisés sans évoquer la question de
l’altérité et, bien entendu, des jeux mémoriels qui marquent la
représentation artistique. Nous essaierons, dans cet exposé, de voir
rapidement comment se manifestent les traces mémorielles et les lieux de
l’histoire dans la production théâtrale de Kateb Yacine et comment
utilisent-ils les différentes techniques théâtrales. Le théâtre, tel qu’il fut et est pratiqué en Algérie, est un art
d’emprunt, adopté dans des conditions précises, marqué par les
circonstances de son appropriation, portant les stigmates de la culture
d’emprunt, c’est-à-dire la culture européenne et des résidus de la
culture autochtone. Cette situation ambiguë, ambivalente, caractérise le
paysage artistique algérien où s’entremêlent essentiellement deux
mémoires, tissant une écriture double marquée essentiellement par la
présence de deux univers culturels apparemment distincts, voire
conflictuels, porteurs de deux projets différents. C’est vrai que les
Algériens n’ont emprunté le théâtre que très tardivement, suite à la
rencontre tragique avec la colonisation, alors qu’il était possible de
le puiser directement d’Athènes, à un moment où les Arabes avaient
assumé entièrement l’héritage d’une Grèce tardivement récupérée et
appropriée par l’Europe pour les besoins vraisemblablement d’une
certaine légitimation historique et idéologique. L’assimilation du
modèle français n’effaça pas les lieux culturels populaires qui se
manifestaient dans les pièces écrites par les auteurs trop marqués par
l’imaginaire collectif et les stigmates de la littérature populaire.
C’est vrai que plusieurs formes «traditionnelles » connurent une
relative disparition, une fois le théâtre adopté par les Algériens, et
surtout sous la pression des changements et des événements qui
secouaient de fond en comble la société algérienne, engendrant une
profonde coupure épistémologique et l’émergence d’un nouveau discours et
d’un nouveau langage. C’est ce que le sociologue tunisien, Mohamed
Aziza, appelle «hypothèque originelle», et Jean Duvignaud nomme «les
mythes et les idéologies dramatiques ». Cette situation de «syncrétisme
paradoxal », une sorte d’écriture disséminée, caractérise tous les
espaces culturels et politiques des pays anciennement colonisés qui ont
découvert dans des conditions particulières ce type d’altérité,
d’ailleurs imposée, mais non consentie, et fonctionnant paradoxalement
comme une structure triadique. Le théâtre est ainsi en Algérie et dans
les pays anciennement colonisés un lieu fondamental où s’entrechoquent
pans de mémoires et lieux d’histoire dont les traces sont évidentes.
D’ailleurs, toute la production katébienne s’articule autour des jeux
cérémoniels et de la fête. D’où la fascination qu’avait sur lui
l’expérience athénienne. Ainsi, des pans mémoriels puisés dans la
pratique théâtrale grecque, le jeu élisabéthain, la culture populaire,
l’histoire et la politique ainsi que le propos journalistique
participent de la mise en œuvre de son discours théâtral. Une mémoire
plurielle et une histoire réinventée marquent son territoire dramatique.
A commencer par ses premiers textes réunis dans son ouvrage édité en
1959, Le cercle des représailles, une suite tétralogique (deux
tragédies, une satire et un poème dramatique). Ce qui fait déjà penser à
Athènes et à la tragédie d’Eschyle. L’idée de fête caractérise toute son
aventure. Plusieurs mémoires travaillent le texte de Kateb Yacine,
s’entremêlant, s’entrechoquant et participant de la mise en forme
définitive du texte. La mémoire devient le lieu de prédilection
contribuant à la subversion de toute histoire officielle. Kateb use des
jeux mémoriels pour neutraliser une histoire trop prisonnière de
certains schémas idéologiques. La mémoire se conjugue désormais au
présent, narguant ostensiblement l’histoire. C’est ce qui avait séduit
Jean-Marie Serreau qui monta en 1959, en pleine guerre de Libération, Le
cadavre encerclé. Chez Kateb Yacine, la présence d'Eschyle (notamment au
niveau du fonctionnement du chœur) et de Shakespeare (dans le rapport
qu'entretient l'histoire avec le mode tragique) est évidente. Kateb qui
était en désaccord avec Brecht réagit vivement à propos de la notion de
tragédie dans une rencontre organisée en 1959 par Serreau en soutenant,
contre Brecht, l’idée d’une sorte de contamination de la tragédie telle
qu’on la connaît par les jeux tragiques quotidiens de la guerre et la
mémoire qu’elle porte et transporte. Pour lui, «la tragédie est animée
d'un mouvement circulaire et ne s'ouvre et ne s’étend qu’à un point
imprévisible de la spirale comme un ressort. Ce n'est pas pour rien
qu'on dit, dans le métier : les “ressorts de l'action”. Mais cette
circularité apparemment fermée, qui ne commence et ne finit nulle part,
c'est l'image même de tout univers poétique et réel». C’est le retour à
Eschyle et au jeu singulier de la contamination des mémoires, de toutes
les mémoires. Jean-Marie Serreau poursuit dans ce sens, il écrit ceci à
propos de cette pièce : «La tragédie de Kateb Yacine est celle de
l'homme algérien dont les blessures sont immémoriales et confondues dans
le temps, et qui n’en finit pas de se chercher à travers un monde en
révolution». Le cercle des représailles dont fait partie Le cadavre
encerclé est une suite tétralologique empruntée à l’espace grec. La
référence est évidente. La tragédie est, chez Kateb Yacine,
paradoxalement vouée à l’optimisme ; la mort donne naissance à la vie.
Le mythe tribal ne constitue nullement un retour aux sources mais une
manière de se définir par rapport à un passé accoucheur d’un présent
ambigu et abâtardi. Le jeu avec le temps et l’espace, un des éléments
essentiels de la dramaturgie en tableaux, est lié à la quête de la
nation encore perturbée et insaisissable. La légende, lieu
d’affirmation-interrogation de l’histoire, investit l’univers dramatique
de Kateb Yacine. Dans Le cadavre encerclé, le héros tragique Lakhdar,
meurtri et blessé à mort, évolue dans un univers épique. L'épique et le
tragique se donnent en quelque sorte la main. Le conflit et les désirs
individuels du héros s'effacent pour s'intégrer dans l’épopée collective
du peuple traversé par de multiples malheurs et de perpétuels drames. Ce
n'est pas pour rien que Lakhdar, poignardé par un traître, se sacrifie,
pas pour des intérêts égoïstes, mais pour obéir au procès collectif de
l'histoire. Sa mort n'est pas présentée comme une fatalité, mais comme
une nécessité historique. Ainsi, on peut parler de «liberté tragique».
La transcendance s'identifie ici à l'histoire. Comme chez Eschyle, le
chœur prend une importante place dans le mouvement dramatique. Il
explique les situations tout en prenant position avec les patriotes. Il
incarne en quelque sorte le peuple. Sa parole prend parfois des accents
épiques et s'insurge contre l'inauthenticité d'un monde oppressif,
négateur de toute possible libération. Toute réconciliation est
impossible. Seule la victoire des patriotes peut permettre l'émergence
d'un monde authentique. Contrairement à de nombreuses pièces tragiques,
Le cadavre encerclé propose une issue, une ouverture. La quête de
Lakhdar, même mort, reste ouverte : la libération de la patrie. Nous
avons ici affaire paradoxalement à une tragédie optimiste. Le premier
metteur en scène de la pièce, Jean Marie Serreau, parlait ainsi du
personnage de Lakhdar : «Lakhdar, presque immobile, au centre d'un
univers qui tourne autour de lui [...]. Personnage fixe au centre d'un
monde qui n'en finit pas de se désorganiser et de se recomposer. C'est
ainsi qu'il est au sens le plus large, encerclé [...], ce cadavre sans
cesse renaissant et sans cesse assassiné échappe au réalisme
conventionnel d'une histoire qui suivait un déroulement unilatéral du
temps. La tragédie de Lakhdar est celle de l'homme algérien dont les
blessures sont immémoriales et confondues dans le temps, et qui n’en
finit pas de se chercher à travers un monde en révolution». Le discours
originel laisse place à une transmutation dramatique mettant l’une à
côté de l’autre deux mémoires, deux conceptions du monde et de
l’écriture dramatique. Cette transmutation des signes opère un
surinvestissement du sens et met en mouvement un geste double, mais
concourant paradoxalement à la mise en œuvre d’une unité discursive. Les
signes portent et produisent un système de représentation engendrant une
sorte d’ambivalence discursive. Nous sommes en présence d’une unité
disséminée. Notre objectif n’est nullement de proposer une analyse
exhaustive de ce texte — de nombreux travaux lui ont été consacrés —,
mais de fournir les traits généraux de cette tragédie qu’on retrouve
dans la mise en scène de Mustapha Kateb. Les ancêtres redoublent de
férocité, de veine tragique, met en situation deux personnages, Hassan
et Mustapha en quête du chemin du Ravin de la Femme sauvage, lieu
mythique où se trouve Nedjma, hantée par le vautour incarnant Lakhdar.
Mustapha et Hassan réussissent à délivrer la Femme sauvage, enlevée par
un ancien soldat de l’Armée royale marocaine. Hassan meurt, Mustapha est
arrêté par l’armée ennemie. Le troisième volet de cette tétralogie est
constitué par une pièce satirique, La Poudre d’Intelligence, qui tourne
en dérision les arrivistes, les faux-dévots et les opportunistes. Nuage
de fumée, rencontre dans ses nombreuses balades mufti, cadi et marchands
qu’il ridiculise et qu’il tourne en bourrique. Ce texte servira de point
de départ à toutes les pièces d’après les années 1970 comme Mohamed,
prends ta valise, La guerre de 2 000 ans, Le roi de l’Ouest, Palestine
trahie… Cet ensemble dramatique puisé dans l’histoire de l’époque avec
ses contradictions et ses ambiguïtés, caractérisé par la présence de
traits lyriques et l’utilisation d’une langue simple, ne s’arrête pas
uniquement à la dimension politique et la guerre, mais la dépasse et
interroge l’être algérien déchiré, mutilé. Le réseau des oppositions est
large et traversé par un discours ambivalent. Tragique et épique se
côtoient, se donnent en quelque sorte la réplique. Le «je» singulier
(relation amoureuse de Lakhdar et de Nedjma par exemple) alterne avec le
«nous» collectif (inscription du personnage dans le combat collectif).
La disparition d’un personnage individuel (Lakhdar ou Mustapha) laisse
place à l’émergence d’un personnage collectif : le peuple, la patrie. La
fin est ouverte, jamais totalement négative. La mort n’est pas marquée
du sceau de la négativité, elle arrive à créer les conditions d’un
sursaut et d’un combat à poursuivre. Lakhdar est le lieu d’articulation
de plusieurs temps (passé, présent et futur virtuel), il prophétise
l’à-venir. Ses paroles prémonitoires sont le produit de son combat. Le
chœur prend en charge le discours du peuple et s’insurge contre les
sournoises rumeurs de la mort. Il est vérité éternelle : «Non, ne
mourrons pas encore, pas cette fois.» L’histoire s’inscrit comme élément
de lecture d’une réalité précise, d’un vécu algérien ambigu, piégé par
ses propres contradictions. Ce n’est ni le passé ni le présent qui sont
surtout valorisés mais le futur, lieu de la quête existentielle et
politique de l’Algérie incarnée par Nedjma ou la Femme sauvage, ce
personnage écartelé entre deux voies différentes, sinon opposées et
porteur d’une mort productrice d’une vie nouvelle. Le paradigme féminin,
noyau central des deux tragédies, fonctionne comme un espace ambigu,
mythique. Nedjma, étoile insaisissable autour de laquelle tournent tous
les protagonistes masculins, incarnerait l’Algérie meurtrie, terre à
récupérer. Elle est également le symbole des femmes combattantes. Dans
Le Cadavre encerclé et Les Ancêtres redoublent de férocité, les mêmes
personnages reviennent et peuplent l’univers diégétique. L’histoire,
espace réel côtoie la légende, lieu du mythe. Histoire et histoire
s’entrechoquent et s’entremêlent. Histoire et légende semblent se
répondre comme dans une sorte d’affabulation sublimée, paradoxalement
vraisemblable. Le discours sur la nation suppose une diversité et une
multiplicité des réseaux spatio-temporels. Le temps historique, paysage
des référents existentiels (mai 1945, guerre de Libération…), localisé
dans des lieux clos (prison…) ou dans la ville, laisse place au temps
mythique, instance occupée sur le plan géographique par la campagne, le
désert ou le ravin de la Femme sauvage. Le déplacement de l’histoire à
la légende se fait surtout par le retour à la tribu, source du vécu
populaire et territoire-refuge de tous les personnages qui reviennent à
cet espace afin de retrouver leur force. Le mythe tribal ne constitue
nullement un retour aux sources mais une manière de se définir par
rapport à un passé accoucheur d’un présent ambigu et abâtardi. Le jeu
avec le temps et l’espace, un des éléments essentiels de la dramaturgie
en tableaux, est lié à la quête de la nation encore perturbée et
insaisissable. La légende, lieu d’affirmation-interrogation de
l’histoire, investit l’univers dramatique de Kateb Yacine. A côté de sa
suite tétralogique, Kateb Yacine allait mener une nouvelle expérience où
les jeux de mémoire et d’Histoire investissent fondamentalement ses
textes, notamment après 1970 et sa pièce Mohamed, prends ta valise».
Après 1970, le discours de l’auteur se veut fondamentalement politique.
Il reprend dans ses textes des personnages et des situations de ses
chroniques journalistiques, des actions puisées dans le conte populaire,
des jeux d’écriture pris de formes athéniennes, vietnamiennes et des
saynètes reprises de Ksentini. Ce n’est pas sans raison qu’il reprend la
chansonnette comme espace de ponctuation de ses pièces. Kateb Yacine
avait toujours voulu s’imposer sur la scène théâtrale en mettant en
forme un «théâtre de combat» prenant en charge les préoccupations et les
problèmes des couches populaires tout en mettant en œuvre un discours
internationaliste épousant les contours de moments révolutionnaires
(Vietnam, Chili, pays arabes, Palestine, Afrique…) que la mémoire
réinvente. Les intentions de l’auteur sont, dès le départ, politiques et
idéologiques. Son expérience de l’écriture dramatique et sa rencontre
capitale avec Jean-Marie Serreau lui donnèrent la possibilité de
réfléchir à la transformation radicale de l’espace scénique. Kateb
Yacine eut également la chance, au gré des circonstances, de faire la
connaissance d’une extraordinaire équipe dirigée par Kaddour Naimi,
aujourd’hui en Europe, Le Théâtre de la mer qui marqua profondément son
époque (fin des années 1960-début des années 1970), grâce à ses
recherches et à sa capacité d’utiliser, dans sa mise en scène, de
nouvelles techniques faisant notamment appel à l’expression corporelle
et gestuelle. Il écrivit et monta, avec la collaboration du groupe, sa
pièce-fétiche, Mohamed, prends ta valise. Ce fut le départ d’une
expérience qui allait durer plus d’une vingtaine d’années. Du Théâtre de
la mer au Théâtre régional de Sidi-Bel-Abbès (Oranie) en passant par
l’Action culturelle des travailleurs (ACT), Kateb Yacine qui voulait, à
tout prix, toucher un public de travailleurs et de jeunes tentait
constamment d’adapter l’outillage technique à la réalité du
public-cible. Mohamed, prends ta valise, en rupture très relative, avec
les précédentes pièces, écrites en français ( Le cercle des représailles
et L’homme aux sandales de caoutchouc), fut un événement-phare dans
l’expérience de Kateb qui s’enorgueillissait souvent d’avoir touché à
l’époque plus de soixante-dix mille émigrés. Ce fut un véritable exploit
et une première remise en question de l’édifice théâtral conventionnel.
L’auteur évoquait ainsi cette aventure : «Au début, la troupe s’appelait
Théâtre de la mer ; c’était une jeune troupe subventionnée par le
ministère du Travail (1970-1971). J’avais rencontré Ali Zamoum qui était
directeur de la formation professionnelle. C’était lui qui avait aidé la
troupe. Nous avions pensé qu’on pouvait faire une pièce sur
l’émigration, c’était un thème d’actualité. C’était aussi le temps de
parler et j’avais beaucoup de choses à dire. L’émigration était une
chose que je sentais parce que j’ai vécu dix ans d’exil. Alors, nous
avions constitué cette troupe. Après huit mois de travail intensif, nous
étions allés en France et nous avions fait pendant cinq mois le tour de
ce pays avec Mohamed, prends ta valise. C’était une tournée unique dans
son genre. Nous avions touché près de 70 000 émigrés. Notre style de
théâtre est simple : peu de costumes, peu d’argent. Si on veut vraiment
faire bouger le théâtre, il faudrait être léger.» Cet extrait de
l’entretien que j’ai réalisé avec Kateb Yacine en 1986 résume toutes les
intentions et la problématique scénique de cet auteur qui avait pris la
courageuse décision d’abandonner le roman, à la grande déception de
certains de ses admirateurs qui connaissaient mal l’auteur et qui
dévalorisaient la fonction de l’art théâtral, pour se lancer dans
l’écriture théâtrale. Son objectif était clair : toucher le maximum de
personnes et faire du théâtre une arme de combat. Il se déplaçait dans
des lieux ouverts (hangars, places publiques, marchés, casernes…) et
utilisait un dispositif scénique extrêmement léger. Les choix politiques
et idéologiques le poussaient à opter pour un lieu ouvert, susceptible
de contribuer à la mise en circulation de son discours idéologique.
L’essentiel était de se déplacer vers les gens pour transmettre une
parole contestataire, à contre-courant de la politique officielle. Kateb
avait donc la possibilité de déplacer sa troupe dans divers endroits,
des espaces ouverts conférant plus de liberté de mouvement et de
manœuvre aux comédiens qui pouvaient ainsi se mouvoir aisément sur le
plateau. La scène fonctionne comme un espace interchangeable, ouvert à
toute transformation et remodelage des signes de la représentation. Le
signe se pose comme espace alternatif. La scène est presque vide. Le
dispositif scénique est sérieusement allégé. Les acteurs opéraient
aisément dans les différentes aires de représentation. Kateb Yacine
expliquait ainsi cette réalité : «C’est le temps du théâtre, du grand
public. Maintenant, je pense que le théâtre peut aller à la rue, au
stade… La culture, c’est qu’on laisse le théâtre sortir dans la rue. On
l’a fait. A H’amr el-Aïn (un village) par exemple : pour attirer le
public, on a pris quelques comédiens et on a commencé à chanter dans la
rue. Et tout de suite, ça avait marché, le public était là. On a fait
des spectacles dans les douars (petits villages) et dans les domaines de
la révolution agraire. On pêche le public à la source. Une fois, nous
étions allés à Khémissa (est de l’Algérie), et comme nous étions arrivés
à la tombée de la nuit, et que nous étions obligés de partir, nous
n’avions joué que vingt minutes, éclairés par les phares des gendarmes.
Nous avons joué dans des cités universitaires. Nous avons touché une
très grande force d’étudiants qu’on ne peut négliger.» C’est ainsi qu’il
opta pour un attirail léger permettant à ses comédiens de jouer dans
n’importe quel lieu. Ce qui facilitait considérablement la
communication. C’était un théâtre qui allait vers les gens et qui se
déplaçait juste dans les lieux de travail et les petits villages. Les
conditions de production du discours théâtral impliquaient la mise en
branle de mécanismes souples libérant le comédien des contraintes d’un
attirail lourd et d’un espace figé et favorisaient la participation
active des spectateurs qui avaient également la possibilité de se
déplacer et de converser entre eux. Le théâtre de Kateb Yacine était un
théâtre nu, un «espace vide» pour reprendre la belle expression de Peter
Brook. Les objets, identifiables et dotés d’une forte charge symbolique,
dominaient la représentation. Dans toutes ses pièces ( Mohamed, prends
ta valise, Sawt ennissa ou la voix des femmes, La guerre de deux mille
ans, Palestine trahie, Le roi de l’Ouest…), l’auteur employait des
objets et des accessoires qui participaient d’une occupation de l’espace
imaginaire incluant la participation active et dynamique du spectateur.
Le regard du spectateur construisait les décors nécessaires à la
représentation et structurait la scène donnant l’impression que le
plateau était disposé en fonction de calculs scénographiques précis.
L’objet qui était un élément central du théâtre de Kateb se transformait
et remodelait continuellement l’espace scénique. Le décor était surtout
constitué d’accessoires qui fonctionnaient parfois comme des substituts
de personnages précis. Un simple chapeau pouvait signifier un pays ou un
dirigeant politique. Les objets utilisés produisaient et articulaient
une pluralité de signes qui ne perturbaient nullement le regard parce
que renvoyant à des modèles et à des situations précises. Les signes
scéniques mettaient en pièces le regard traditionnel et subvertissaient
le discours officiel. Le public avait la possibilité de voir les
comédiens se changer, les musiciens jouer et les objets changer de
statut et de fonction au fur et à mesure du déroulement de la pièce. La
scène «vide» s’emplit d’accessoires qui changeaient de fonctions et
d’attributs permettant à l’œil de tenter de déconstruire et de
reconstruire des faits et des événements connus par le public. Tous les
effets utilisés concourent à installer une distance entre le(s)
comédien(s) et le(s) personnage(s) et le(s) personnage(s) et le
spectateur. Les comédiens, en s’habillant sur scène et en interprétant
plusieurs personnages, réduisent considérablement les possibilités
d’identification et perturbent la relation cathartique (sans la
supprimer définitivement) et l’illusion. Les comédiens étaient appelés à
maîtriser plusieurs catégories d’interprétation pour pouvoir bien donner
à voir des situations et des événements renvoyant à des réalités
historiques et politiques particulières. Mais le manque de formation et
de professionnalisme de beaucoup de ses comédiens desservaient son
discours et neutralisaient sa force suggestive. Kateb Yacine reprenait
l’idée de distanciation à Bertolt Brecht, même si dans certains de ses
entretiens, il attaquait ce procédé qu’il considérait comme peu
opératoire et inefficace dans des sociétés comme l’Algérie. Le chant
constituait un important élément de ponctuation permettant la transition
entre différents tableaux et l’accélération ou la décélération du
rythme. L’auteur qui, s’inspirant du conte populaire, construisait son
texte comme une suite de sauts elliptiques, privilégiant une sorte
d’écriture en fragments qui mettait côte à côte contes, aphorismes
familiers, complaintes et vieilles chansons satiriques. Ce qui retenait
surtout l’attention, c’était cette propension à transformer le contenu
des chansons populaires et à conserver les airs et le rythme. Chez
Kateb, les musiciens, installés sur scène durant tout le long du
spectacle, se transformaient en comédiens et participaient ainsi
activement à la représentation. La musique est également impliquée dans
l’action. Elle n’a plus uniquement une fonction d’illustration. Elle
prend en charge les moments forts de la pièce et contribuait à
l’articulation et à l’harmonisation des tableaux. Les comédiens
devaient, dans le théâtre de Kateb Yacine, interpréter plusieurs rôles
et prendre en charge plusieurs fonctions. Réussirent-ils à assimiler le
message de l’auteur ? Dans de nombreux cas, la performance des comédiens
dénaturaient le discours théâtral. L’espace vide (ou lieu nu) exige de
sérieuses qualités et une préparation sans faille. Le corps devait
conjointement à la parole dessiner les contours de l’espace scénique.
L’usage des techniques du conteur populaire et le choix du personnage
légendaire Djeha exigeaient des acteurs une formation rigoureuse et
précise, et une sérieuse connaissance des conditions d’émergence et du
fonctionnement des schèmes et des modèles de la culture populaire. Ce
qui n’était pas le cas de l’équipe de Kateb dont beaucoup d’éléments
semblaient ignorer les rudiments élémentaires du jeu d’acteur. Djeha,
installé sur un plateau de théâtre, devait acquérir un double statut et
de multiples lieux référentiels : il est personnage de théâtre, mais
également conteur ou narrateur. Les personnages typés ou les archétypes
correspondaient en quelque sorte à des marionnettes qui apportaient une
note de gaieté et de sympathie. La redondance est une des particularités
essentielles de l’œuvre dramatique de Kateb Yacine. On retrouvait des
séquences entières reprises dans toutes ses pièces. Mais c’est Djeha
(Nuage de fumée ou Moh Zitoun) qui, en quelque sorte, colle les morceaux
et apporte une sorte de caution et de légitimité au récit. Il trône
au-dessus de la mêlée, fournit des indications, sous forme de paraboles
ou de métaphores et trace les contours de la construction dramaturgique.
Alléger le dispositif scénique devenait une nécessité impérieuse et
permettait ainsi à la troupe de se déplacer en toute liberté dans tous
les lieux de représentation. Kateb Yacine me parlait ainsi de son public
: «Le public, ce n’est pas une chose dans l’absolu. (…). Nous avons joué
pour eux (les travailleurs), et avec de jeunes travailleurs, nous allons
dans les centres professionnels, dans les lycées, dans les lieux où on
peut rencontrer de jeunes travailleurs, des jeunes en général. (…) Pour
une troupe comme la nôtre, et pour ce qu’on veut faire, il faut définir
ce public – pas n’importe quel public —, c’est pour ça que nous ne
voulons pas affronter ce qu’on appelle le grand public.» Le travail
s’articulait autour du public qui déterminait les contours de l’espace
scénique, marquait les instances esthétiques et artistiques et imposait
un type de lieu précis (souvent ouvert). La troupe qui se déplaçait dans
des villages de l’Algérie profonde jouait devant des gens qui n’avaient
jamais entendu parler de théâtre, mais qui pouvaient, une fois le
personnage de Djeha et les airs musicaux reconnus, participer pleinement
à la représentation. Kateb Yacine ne pouvait nullement échapper à cette
réalité. La mémoire s’introduisait par effraction dans un univers
nouveau qui ne pouvait résister à cette incursion transformant
fondamentalement la structure théâtrale. Profondément ancrés dans
l’imaginaire populaire, les faits culturels originels se réveillent, de
façon désordonnée et éparse, au contact de valeurs et de formes
extérieures. La latence est marquée par la durée. Les signes latents
caractérisent le vécu social et restent en éveil, en attente. On ne peut
évacuer un élément important, La culture populaire, prétendument
disparue et considérée comme définitivement morte, se métamorphose
subitement et réussit jusqu’à transformer les formes dites savantes,
produit d’une autre histoire et lieu d’articulation d’une autre mémoire.
C’est surtout l’inattendu qui caractérise cette intrusion dans des
espaces apparemment fermés. La place publique s’introduisait ainsi en
force, virtuellement, dans le théâtre. Le spectateur la transportait
dans les salles de spectacles. Contrairement à cette nouvelle mode de
certains hommes de théâtre qui, quittant la salle à l’italienne, ne font
finalement que la déplacer dans un lieu ouvert condamné paradoxalement à
une certaine clôture. Kateb Yacine articulait la structure narrative
autour du personnage de Djeha (devenu, pour la circonstance Nuage de
Fumée ou Moh Zitoun) qui se transformait radicalement sur scène et qui
devenait le centre d’événements actuels, porteur de deux espaces
mémoriels. Il faisait appel à Djeha, démultipliant les espaces et les
temps et fragmentant le récit, renouant essentiellement avec
l’expérience du théâtre athénien, désirant rompre avec le théâtre
européen (mais en conservant Shakespeare) qu’il considère comme trop
éloigné de l’expérience athénienne.
A. C.
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