Erwin Blumenfeld (1897-1969) est un ogre. Son terrain de chasse, c’est la mode, qu’il porte aux nues après avoir ouvert son studio à Manhattan, sur Central Park, en 1943. Il travaille beaucoup pour Vogue, le Harpers’ Bazaar, les magazines chics qui laissent carte blanche à cet alchimiste des couleurs.
A l’époque, cet exilé allemand - devenu citoyen américain en 1946 - est considéré comme l’un des photographes les mieux payés au monde et un top photographer d’après Life Magazine. Il est surtout l’un des plus inventifs, animé par une curiosité insatiable (premier appareil photo à 10 ans, premier autoportrait en Pierrot à 14 ans). Il dévore la littérature, c’est un Européen au cœur mélancolique. Cecil Beaton, «le lord Byron de la caméra», l’admire et le pousse à écrire sa fabuleuse autobiographie, Jadis et Daguerre, où Blumenfeld annonce sa propre mort («Mes yeux glacés scrutaient les nirvânas»).
Exposés après par une cure régénératrice au laboratoire du musée Nicéphore-Niépce, à Châlon-sur-Saône, ses plans-films révèlent combien cet autodidacte n’a peur de rien, ni des directeurs artistiques, qu’il maudit, ni des clients, qu’il envoie balader. Il ose tout. Aujourd’hui, le résultat apparaît parfois désuet, mais le plus souvent, quel génie ! Pourtant, nul artifice ou fioriture dans sa mise en scène, mais une fantaisie d’outsider, en phase avec son destin d’«étranger indésirable» passé dans les camps d’internement français en 1940. Il en décrit la cruauté dans ses souvenirs imprimés par Robert Laffont en 1975, avec le même réalisme que ses retrouvailles avec la papesse du Bazaar, Carmel Snow, l’accueillant d’un «C’est le ciel qui vous envoie. Huene [le photographe de mode George Hoyningen-Huene, ndlr] nous a fait deux pages impossibles, et il est en vacances. Il faut boucler le numéro de septembre.»
Blumenfeld, qui a la phobie des rues, est à l’aise dans son studio new-yorkais comme dans la chambre noire. Qu’il réponde à une commande ou qu’il s’entraîne à des travaux personnels, il désagrège la femme stéréotypée par les Américains, friands de standardisation. Ses mannequins respirent l’élégance réfléchie, adoptent des attitudes graphiques. Blumenfeld n’a pas de complexe, il peut copier un Vermeer et le transfigurer. Imaginer des photos qui ressemblent comme deux gouttes d’eau aux futurs Polaroid de David Hockney. Il a la classe, Blum’, à l’aise avec les éclairages, les effets spéciaux et ses modèles, qu’il choisit méticuleusement, et auxquels il impose de longues séances.
«J’étais un amateur - je suis un amateur - et j’ai l’intention de rester un amateur.» Aveu d’un homme émerveillé, convaincu que le public a meilleur goût que les critiques.
Studio Blumenfeld, New York, 1941-1960 Musée Nicéphore-Niépce, 28, quai des Messageries, Chalon-sur-Saône (71). Jusqu’au 16 septembre. Rens. : www.museeniepce.com