Portrait 13/06/1996 à 06h59
Nicole Wisniak a créé un objet rare et précieux: le magazine «Egoiste», fruit intermittent de la fantaisie de cette enjôleuse emmerdeuse. Le treizième numéro est aujourd'hui en vente. Joueuse de l'ego.
GUICHOUX Marie
Le poisson rouge croyait avoir affaire à une ondine. Il s'est laissé
trois mois durant nourrir à la paille par la belle. Elle l'appelait Antoine sans qu'il sache pourquoi, mais il était prêt à tout pour voir sa chevelure se pencher sur son bocal. Son prédécesseur en était mort.
Un jour, Antoine, croyant gober comme à l'accoutumée, est devenu le premier poisson rouge de l'histoire à boire de l'Evian à la paille. Pour la gloire de son ondine, qui avait promis à monsieur Riboud (Antoine de son prénom) une publicité à nulle autre pareille pour son eau plate.
Antoine (le poisson) ouvre la marche des 280 pages du treizième numéro d'Egoiste, imaginé et réalisé par Nicole Wisniak (l'ondine). Un objet aussi singulier que sa créatrice. Elle l'appelle son «spasmodique». Au terme d'une gestation de trois ans, elle livre des rencontres, des morceaux de littérature, de malice, et des photographies rares, dominées par Richard Avedon. Un roi-photographe choisi pour ces épousailles de papier par cette femme qui se prénommait enfant Reine-Nicole. L'Américain offre ses clichés, la Parisienne donne le noir, le blanc, les douze tons de gris et du temps au temps. Les publicités qu'elle conçoit et vend à prix d'or, permettent (en principe) de financer cet artisanat de luxe.
Egoiste est le journal d'une femme. Mariée, elle réunit un sujet sur les veuves. Emue, elle dénude le plus beau corps de France (Yannick Noah). Enceinte, elle retient ce propos de Cioran: «Impossible de plaindre les défunts. Inversement, toute naissance me jette dans la consternation. Il est incompréhensible, il est insensé qu'on puisse montrer un bébé, qu'on exhibe ce désastre virtuel et qu'on s'en réjouisse», et exhume des archives photographiques les petits Adolf (Hitler), Benito (Mussolini), Muammar (Kadhafi), Francisco (Franco).
Vingt ans qu'elle tient ainsi salon, au gré de ses plaisirs, de sa démesure, de son aplomb, de ses relations-amies. Cette Récamier n'aime que les grands, les artistes, l'exception. Au restaurant, elle aperçoit Marguerite Duras, la convainc de s'en remettre à l'oeil d'Avedon, qui a noté ses petits gestes de souris. Elle aurait pu en faire sa couverture. Par pudeur, elle a glissé le cliché entre les pages. On y voit Duras plantée dans des bottines, pinçant sa jupe: la vieille dame a douze ans. «Nicole offre ça comme des secrets», dit le photographe-écrivain François-Marie Banier.
Dimanche à Saint-Germain-des-Prés, midi approche. Nicole Wisniak dort. Dans son lit de nuit. Son lit de jour, une copie de la couche de Marie-Antoinette à Fontainebleau, l'attend. Elle y reçoit, y travaille. Des photographies grandes comme des tableaux complètent cette salle du trône. Il y a là l'oeil rond de Francis Bacon, la silhouette qui s'excuse de Samuel Beckett, le dernier sourire vainqueur d'Ava Gardner. Il y aussi le sofa où, alanguie, elle bavarde avec l'ami(e) de visite. «Allongée, la tête est mieux irriguée», raconte Sagan l'habituée.
Nicole Wisniak s'éveille. Accroché par deux yeux-hameçons d'un marron inoffensif, on n'a rien senti que, déjà, s'ébroue l'insensée crinière rousse. Elle en ressuscite les vagues. A marée haute, elle pourrait être une muse, mi-femme, mi-guerrier. Le jour de leur rencontre, François-Marie Banier la complimenta: «Vous ressemblez à ces femmes taurines de Picasso.» A marée basse, à l'abri de sa chevelure, elle mordille des crocodiles Haribo.
Au lycée Victor-Duruy, elle affichait des bas quand les autres étaient encore en chaussettes. Pour faire partie du club et du trafic de shetlands roses, il fallait glisser une pièce de dix cents sous la languette de l'incontournable mocassin américain. «On était des petites filles laides: j'étais obèse, elle était disgracieuse, raconte Bettina Rheims, photographe, maintenant c'est la femme la plus brillante que je connaisse.» «On se sentait moches. Alors, on se demandait comment être plus brillante, plus maline, reprend Simone Harari, productrice de Maggie, l'autre grande amie. Une fille qui se sent moche est obligée de savoir pourquoi les autres vont l'aimer.» Surtout quand les jeunes filles poussent loin des regards des garçons. Victor-Duruy comptait dans ses murs un seul homme, un professeur de mathématiques. Il était aveugle.
Une fois franchie les murs, l'élève studieuse succombe à une passion violente: la paresse. Une licence sans importance, jamais suivie de la quête d'un emploi. Avec l'amie Bettina, la porte s'est ouverte sur le monde chatoyant des Rheims. La jeune fille de moyenne bourgeoisie, venue de Pologne, établie grâce à une entreprise de confection dans le Sentier, flirte avec la grande bourgeoisie intellectuelle. Elle préfère leur vie à la sienne.
Insomniaque, elle court Paris la nuit. Voisine de palier de Loulou de la Falaise, habituée de chez Castel, croisant l'auteur pleine de promesses de Bonjour Tristesse, partageant le même coiffeur que la femme d'Helmut Newton. Elle l'aborde, arrache son premier rendez-vous avec le photographe (Egoiste n'a qu'un numéro à son actif et des 4.000 exemplaires, 3.000 ont fini dans la cave de ses parents). Newton demande: «Combien vous me donnez?» «800 francs.» Il cède. Elle est à sec. «J'ai horreur de lui», dit Newton quand elle lui annonce le rendez-vous avec Mick Jagger qui, le jour dit, n'arrive pas à se réveiller. La prise de vue aura tout de même lieu. Newton filera les meilleurs clichés à Paris-Match. Qu'importe! Avec lui et Sagan la fidèle, Nicole Wisniak a deux clés pour ouvrir les portes. Inès de la Fressange s'y engouffre. Caroline de Monaco, enceinte, part interviewer Ava Gardner. «J'aimais beaucoup la beauté», dit Nicole Wisniak.
Helmut Newton correspondait à la légèreté. Richard Avedon introduit la maturité. Au nom des sentiments passés, on dira qu'Helmut Newton et Nicole Wisniak se sont lassés. Début de la deuxième époque. La créatrice d'Egoiste n'a plus peur la nuit: elle s'est mariée. Sa tribu devient moins snob, plus littéraire.
Elle sollicite l'écriture de Patrice Chéreau, Luc Bondy, le regard d'Isabelle Adjani, les Glucksmann (père, fils et épouse). Certaines relations, comme Avedon, prennent les couleurs de l'amitié. Son talent? Enjôler, emmerder, poursuivre plusieurs mois ceux qu'elle veut et les prendre aux filets de sa chevelure. Même Cioran le médiaphobe a fini par céder: «Venez me voir.»
Elle vit sur le fil. Ses finances sont opaques, son train de vie au-dessus de ses moyens. Son père ne comprend toujours pas ce que fait sa fille, qui n'a jamais l'air de travailler et qui travaille quand elle n'en a pas l'air. Pour le rassurer, elle lui a un jour lancé: «Tu verras, ce sera un parfum!» La cigale a son côté fourmi. Elle a déposé le mot Egoiste. A chaque rentrée d'argent, elle acquiert les droits dans un nouveau pays. Quand Lagerfeld cherche à baptiser un nouveau parfum Chanel, elle le lui propose. Pour aiguiser son appétit, elle fera même croire que Rochas est sur les rangs.
«Un égoïste, c'est celui qui ne m'aime pas», peut-on lire en exergue du journal. «Si je cherchais un titre aujourd'hui, je crois que je ne chercherais pas à provoquer», dit Nicole Wisniak. Les années 90 sont passées sur les années plaisir et les années fric. Elle a moins besoin de plaire et sait ce qui lui plaît: «Je voudrais laisser les plus belles traces possibles.» Et ce n'est pas une chute en queue de poisson. Foi d'Antoine.
Nicole Wisniak en sept dates 1951. Naissance à Boulogne-Billancourt.
1975-77. Archiviste de la succession Picasso dont s'occupe Maurice Rheims.
1977. Premier numéro d'Egoiste (50 francs), tiré à 4.000 exemplaires.
1980. Epouse Philippe Grumbach (ancien directeur de l'Express).
1985. Naissance de sa fille, Judith.
1990. Vente du nom d'Egoiste à Chanel. Montant de la transaction secret.
1996. Le treizième numéro d'Egoiste (200 francs) est tiré à 35.000 exemplaires. Ses recettes publicitaires ont doublé depuis le numéro précédent.
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