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Les princes kurdes
marwanides
et les savants syriaques
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Grande muraille de Diyarbakir
construite sous les Marwanides qui y régnèrent de
372-478 h./983-1085 après J.C.
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Ce jour-là, je me
mis à rêver à la Haute Mésopotamie, à ses héros et je me
retrouvai à la fin du dixième ou plutôt au onzième siècle après
notre ère. C’était comme si le flot de notre époque refluait
vers un autre âge, découvrant des terres riches d’histoire.
Les princes de la
dynastie des Marwanides régnaient alors sur la grande province du
Diyar Bakr.
Comment retrouver
leurs actions d’éclat, leur puissance suzeraine, leur gloire
ardente, leur héroïque légende ? Ils vivaient une époque où la
jeunesse, l’audace, l’adresse, l’intelligence se dépensaient
généreusement pour fonder un nouvel Etat, une brillante dynastie... |
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Le Tigre, près de
Hasan Kayf |
La Djézira
Le Diyar Bakr
(chef-lieu Amid, aujourd’hui Diyâr Bakr) constituait l’un des
trois districts de la Djézira, "la presqu’île". C’était
ainsi que les auteurs appelaient la Haute Mésopotamie, région
comprise entre les cours supérieurs du Tigre et de l’Euphrate. La
Djézira comprenait encore les districts de Diyar Rab’ia
(chef-lieu Mossoul) et Diyar Mudar (chef-lieu Rakka, sur la rive
gauche de l’Euphrate). Elle correspondait à un territoire situé
de nos jours en Syrie, en Irak, en Turquie.
Des Kurdes,
d’origine indo-européenne, vivaient avec d’autres peuples dans
le Diyar Bakr, province éloignée de Bagdad, à la limite de
l’empire byzantin, qui, outre Amid, incluait plusieurs cités et
cantons : Arzan, Mayyafarikin, Hisn-Kayfa (Aujourd’hui Hasankeyf),
mais aussi Khilat, Melazgerd, Ardjish, et un canton situé au
nord-est du lac de Van. |
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Chronologie des
princes marwanides
Al-Hasan ibn Marwan
(990-997)
Mumahhid al-Dawla
Sa’id (997-1011)
Nasr al-Dawla Ahmad
ibn Marwan (1011-1061)
Nizam al-Dawla Nasr
(1061-1079)
Nasir al-Dawla
Mansur (1079-1085) |
Le début de la
dynastie des Marwanides
Le chroniqueur de
la Djézira au douzième siècle, Ibn al-Azrak al-Fariki, ainsi que
l’écrivain arabe Ibn al-Athir, et les chroniqueurs syriaques Elie
de Nisibe, Michel le Grand, se plurent à nous conter l’histoire
des Marwanides.
Le fondateur de
cette dynastie fut un berger kurde, Abu Shudja ’Badh b. Dustak. Il
abandonna ses bêtes, prit les armes, devint un vaillant chef de
guerre et acquit une certaine notoriété. A la mort de ‘Adud al
Dawla, qui gouvernait l’empire musulman, en 983, un Buyide de la
dynastie d’émirs iraniens, Badh prit Mayyafarikin, ville située
au nord-est du Diyar Bakr. C’était l’ancienne Martyropolis,
l’actuelle Silvan. Il s’empara aussi d’Amid, d’Akhlat, et de
Nisibe.
Cette dernière
ville, assise au sud de la région montagneuse de Tur ‘Abdin
(aujourd’hui Nusaybin, en Turquie) avait une longue histoire.
Marche-frontière entre les Sassanides et les Byzantins, elle était
aussi un point de transit des caravanes. Elle avait été soumise
par les Arabes en 639. |
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Urfa,
ancienne Edesse
Savants syriaques
Gabriel b. ‘Abd
Allah ibn Bohtisho :
+ vers 1002
Elie de Nisibe :
975- 1046
Abu Said Mansur ibn
Isa :
(Même époque)
Ibn Butlân :
+1066
Michel le Grand
:
1126-1199
Bar Hébraeus :
1226-1286

Manuscrit syriaque
Bible. Ancien Testament et quelques feuillets du
Nouveau Testament. Mésopotamie, VIe-VIIIe siècles.
Parchemin.BNF, Manuscrits orientaux (Syriaque 341) |
Le chroniqueur
Elie de Nisibe et les Marwanides
Un chroniqueur
syriaque, Elie, métropolite de Nisibe, fut le témoin avisé de
l’arrivée des Marwanides. Dans ses écrits, il parle élogieusement
de ces émirs éclairés, tolérants. Ne surent-ils pas nouer des
relations pleines d’estime, de respect, d’amitié, avec les
intellectuels syriaques orientaux (nestoriens) et occidentaux
(jacobites), qui résidaient en majorité dans les villes de leur
principauté et cohabitaient sans heurts avec les Kurdes et les
Arabes ? (D’après C. Hillenbrand. Voir «Marwanides», Encyclopédie
de l’Islam, N.E, tome VI, Brill 1991, P. 611-612)
Qui étaient les
Syriaques ? Les héritiers des antiques Assyriens, des Babyloniens,
et aussi des Araméens. Les Syriaques parlaient un dialecte de
l’araméen. Ils en firent une langue culturelle et scientifique,
le syriaque. Ils se convertirent, dès les premiers temps de notre
ère, au christianisme. Edesse et sa région furent des foyers d’évangélisation
active. (Bible. Ancien
Testament et quelques feuillets du Nouveau Testament. Mésopotamie,
VIe-VIIIe siècles. Parchemin.BNF, Manuscrits orientaux (Syriaque
341)
Elie de Nisibe,
appelé aussi Elie bar-Shenaya, naquit le 11 février 975 dans la
ville de Shena, assise au confluent du Tigre et du grand Zab, centre
d’un évêché syriaque oriental depuis le début du VIIIème siècle.
Il se fit moine. Il fut ordonné prêtre, archiprêtre, à l’âge
de dix-neuf ans, puis nommé au monastère d’Abba Siméon, non
loin de Shena. Il étudia encore au monastère de Saint-Michel, à côté
de Mossoul, fort apprécié pour ses vignes par les auteurs arabes.
Nommé en l’an
1002 évêque de Beit Nuhadhre, la région fertile de Dohuk, sur la
rive gauche du Tigre, Elie de Nisibe devint, à partir de l’année
1008, métropolite de Nisibe.
La ville était, au
début du onzième siècle, fort agréable, avec ses belles maisons,
sa mosquée, ses bains, ses riches jardins. Elle relevait
politiquement et administrativement de l’émir du Diyar Bakr.
Religieusement,
Nisibe était depuis longtemps un foyer important. Elle abrita une
fameuse école, dont l’évêque Jacques de Nisibe jeta les bases
au quatrième siècle.
Au cinquième siècle,
centre ecclésiastique du Bét ‘Arabayé, Nisibe avait plusieurs
diocèses suffragants comme le Bét Qardu, la Djézira du Bét Zabdaï,
la Moxoène, région située entre le lac de Van et le Bohtan Su,
l’Arzanène, au nord du confluent du Bohtan avec le Tigre. A l’époque
d’Elie, Harran, Amid, Rashaïna, Balad et Sindjar se rattachaient
au siège de Nisibe.
Le métropolite
Elie vécut dans cette ville jusqu’à sa mort qui survint en 1146
et s’adonna à divers travaux intellectuels. Il connaissait le
syriaque et l’arabe, la culture islamique. Il laissa des oeuvres
nombreuses, comme la Chronographie, une Grammaire syriaque, un
Lexique arabo-syriaque, des hymnes, des homélies métriques, des
lettres, écrits en syriaque.
Elie de Nisibe écrivit
en arabe des oeuvres théologiques et morales. En voici quelques
titres :
- "Le livre de
la suppression de l’inquiétude" (Edition Constantin
al-Bacha, Le Caire)
- "Maximes
utiles à l’âme et au corps" (Edition P. Sbath, Le Caire,
1936)
- "Traité sur
la joie de la vie future". (L.Cheikho, Vingt Traités
Philosophiques et Apologétiques d’Auteurs arabes Chrétiens, Le
Caire 1929, P. 129-132)
Sa Chronographie,
datée de 1018, conserve une grande importance pour l’histoire
kurde, car l’auteur nous donne des détails précieux sur les
biographies des premiers souverains marwanides et sur les rencontres
des savants syriaques et des Kurdes.
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La tragédie de
l’émir Abu ‘Ali al-Hasan b. Marwan
Elie de Nisibe évoque
brièvement la vie d’Abu ‘Ali al-Hasan.
Après la mort de
son oncle Badh, l’aîné des fils de Marwan se retira à
Hisn-Kayfa, épousa la veuve du vieux chef de guerre. Il combattit
les derniers Hamdanides, les mit en déroute et ressaisit toutes les
forteresses.
Elie raconte la fin
tragique de ce prince qui périt à Amid en 997 sous les coups des
habitants en révolte. Son frère Abu Mansur Sa’id lui succéda,
sous le nom de Mumahhid al-Dawla.
(Pour les
citations, j’ai préféré garder la transcription des noms
propres adoptée par les traducteurs des textes syriaques) :
"En lequel
l’émir Abu ‘Ali, fils de Merwan, alla à Amid et les habitants
sortirent au-devant de lui. Comme il entrait à la porte de la ville
un homme appelé ‘Abd el Barr le tua, se révolta et domina la
ville. Abu Mansur Sa’id, fils de Merwan, était alors gouverneur
de Gézirta. Quand il apprit que son frère était tué, il se hâta
d’aller à Maïpherqat et y inaugura son règne le jeudi 7
Dulqa’da [11 novembre 997 de J.-C.]. Depuis ce moment il eut pour
nom Mumahhid ed-Daula." (La «Chronographie d’Elie bar-Sinaya, Métropolitain de Nisibe», édition
et traduction L.-J. Delaporte, Paris, 1910, P. 138)
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Basile II Bulgaroctone
(959-1025)
(Psautier, Biblioteca
Nazionale Marciana, Venise) |
Mumahhid
al-Dawla Sa’id et le médecin Bokhtisho
Mumahhid, habile
diplomate, sut se servir des ambitions des Byzantins présents au
nord de l’Anatolie. Les relations de ce prince avec l’empereur
de Byzance Basile II (976-1025) furent plutôt amicales. Quand
Basile apprit le meurtre de David, roi du pays de Gorzan (la Haute
Géorgie), qui avait légué par testament son Etat à l’Empire
byzantin, il abandonna la campagne qu’il avait entreprise en Syrie
pour s’assurer de l’obéissance des émirs arabes et il franchit
l’Euphrate. Il annexa l’Etat de David, reçut les serments des
vassaux, venus à sa rencontre, comme Mumahhid ed Daula, qui
"mit le pied sur son tapis", en l’an 999 :
"En lequel (390 h. / 1311 sél.) mourut David, roi des Gorzaniens. Le roi des
Romains, Basile, sortit dans le pays de Gorzan. Mumahhid ed Daula
vint au-devant de lui et marcha sur son tapis. Le roi le reçut avec
joie et le fit maître. Il y eut alors la paix aux frontières."
(Idem P. 138)
Mumahhid ed Daula
profita de cette paix pour restaurer les remparts de sa capitale Maïpherqat,
demeure de sa souveraineté, et y faire inscrire son nom, qui
rayonne encore de nos jours.
En l’an 1000, il
demanda à l’émir buyide Baha’ al Dawla de lui envoyer le médecin
chrétien Gabriel b. ‘Abd Allah b. Bokhtisho, attaché à l’hôpital
de Bagdad. Ce dernier descendait de la célèbre famille des
Bokhtisho, au service des califes ‘abbassides depuis Al Mansur
(754-775) Alors âgé de 80 ans, Gabriel monta avec son fils vers la
petite ville fortifiée de Mayyafarikin pour y prendre ses
fonctions. Il y mourut deux ans plus tard, couvert d’honneurs et
de richesses.
Mumahhid al-Dawla
Sa’id connut une fin tragique, comme son frère Abu ‘Ali
al-Hasan. Mécontent, peiné, Elie de Nisibe regretta longtemps son
prince. Il qualifia d’impie, terme très fort chez les Syriaques,
l’homme qui abattit par la ruse "l’émir béni",
qu’il estimait tant. Le jeune frère de Mumahhid, Nasr al-Dawla
Ahmad, combattit aussitôt le meurtrier. Dieu, dans sa justice, lui
donna la victoire en l’an 1010 :
"En lequel
l’impie Sarwin usa de ruse pour tuer dans la nuit du jeudi 5
Gumada I [14 décembre 1010 de J.-C.] l’émir béni Mumahhid
ed-Daula. Mais le Seigneur donna la victoire à Abu Nasr, frère de
Mumahhid ed-Daula, et livra Sarwin dans ses mains. Il le tua et
devint émir sous le nom de Nasr ed-Daula." (Idem, P. 141)
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Urfa, ancienne Edesse |
L’émir
victorieux Nasr al-Dawla Ahmad b. Marwan
Le troisième fils
de Marwan, accéda donc au pouvoir, après les deux règnes précaires
de ses frères aînés. Fin politique, il sut habilement s’imposer
à l’émir buyide Sultan al-Dawla, au calife fatimide d’Egypte
Al Hakim et à l’empereur de Byzance Basile II. Tous trois lui
envoyèrent des messages de félicitations. Ils représentaient les
grandes puissances qui entouraient l’Etat-tampon de Mayyafarikin.
Elie de Nisibe nous
rapporte que Nasr al-Dawla Ahmad b. Marwan, "l’émir
victorieux", reconquit, en l’an 1011, Amid, ville importante
de son territoire, alors dominée par son vassal Ibn Dimne :
"En lequel
l’émir victorieux Nasr ed Daula alla assiéger Amid et presser
Ibn Dimne. Quand Ibn Dimne vit qu’il n’avait aucun secours à
espérer, il se soumit à Nasr ed Daula. Des fonctionnaires et des
collecteurs d’impôts vinrent dominer la ville et y devinrent
puissants. - En lequel Ibn Dimne fut tué. Ce furent des gens de la
ville d’Amid qui le tuèrent. Nasr ed Daula s’empara de la
ville." (Idem P. 141)
Nasr al-Dawla Ahmad,
selon d’autres sources, reconquit Amid vers l’an 1024.
Il signa avec l’Empire
de Constantinople un pacte de non-agression mutuelle, mais le viola
une fois ou deux. La renommée de ce prince kurde, musulman, devint
telle que les habitants d’al-Ruha, (Edesse), à l’ouest, firent
appel à lui pour les délivrer d’un chef arabe. Nasr al-Dawla b.
Marwan s’empara de la ville d’Edesse en 1026-27, l’ajouta à
ses possessions. Le célèbre auteur syriaque occidental Abou’l
Faradj Bar Hébraeus (1226-1286) raconte la guerre en ces termes :
"En la même
année, Nasr al-daula b. Marwan, le Seigneur du Diyâr Bakr, régna
sur la ville d’Edesse ; celle-ci appartenait à un homme de la
tribu de Numayr appelé Athyra qui était méchant et ignorant. Les
Edesséniens écrivirent à Nasr al-daula pour lui livrer le pays.
Nasr al-daula leur envoya son lieutenant qui séjournait à Amid et
se nommait Zingi. Zingi conquit la ville et tua Athira." (Bar
Hébraeus, «Chronique universelle», Mokhtassar al-Doual, Beyrouth, P. 180)
Nasr al-Dawla
annexa donc Edesse, mais la ville fut reprise avec liesse par le roi
de Byzance en 1031. N’occupait-elle pas une place particulière
dans l’histoire du Christianisme ?
Le long règne de
Nasr al-Dawla Ahmad marqua l’apogée de la puissance marwanide. Il
bâtit une nouvelle citadelle sur une colline de Mayyafarikin où se
trouvait l’Eglise de la Vierge, il construisit des ponts, des
bains publics. Il restaura l’observatoire. Des bibliothèques équipèrent
les mosquées de Mayyafarikin et d’Amid.
Le souverain
magnanime, juste et pragmatique, réunit autour de lui, dans la
noble cité de Mayyafarikin, qu’animait le soleil de l’Orient,
des ascètes, des savants, des historiens, tel Ibn al-Athir, des poètes,
comme ‘Abd Allah al-Kazaruni, al-Tihami. Il donna refuge à des réfugiés
politiques, tel le futur calife ‘abbasside Muktadi (1075-1099). Il
chercha les plus belles concubines, les meilleurs cuisiniers, mais,
fort pieux, observa strictement les prescriptions religieuses. Sa
cour brillante impressionna les visiteurs par son luxe et son
raffinement sans pareils, les retint un moment, les enivra comme une
coupe de vin précieux. |
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Bitlis |
Le vizir Abu
al-Kasim al-Husayn al-Maghribi et le métropolite Elie
Nasr al-Dawla b.
Marwan demeura au pouvoir pendant plus de cinquante ans, maintenant
dans la paix son peuple. Il choisit d’éminents vizirs, qui dotèrent
le Diyar Bakr d’une grande prospérité économique et culturelle.
Citons parmi ceux-ci Abu al-Kasim al-Husayn al-Maghribi qui fut
aussi vizir du prince ‘Uqaylide de Mossoul Kirwash b. al-Mukallad,
puis du calife de Bagdad al-Kadir.
Al-Maghribi se mit
au service de Nasr al-Dawla à Mayyafarikin et resta en fonction de
1025 à 1027. Homme de culture, il possédait une riche bibliothèque.
Il écrivit plusieurs ouvrages politiques, dont un manuel sur le
gouvernement idéal, Kitab fil-Siyasa, adressé à un monarque, sans
doute Nasr al-Dawla b. Marwan.
Dans la principauté
kurde de Mayyafarikin, Al-Maghribi entretint des rapports cordiaux
avec quelques lettrés syriaques, ses sujets. Il aimait
s’entretenir de questions religieuses avec Elie, métropolite de
Nisibe, homme pieux, féru de connaissance et de savoir, doué
d’un jugement sûr, plein de tact, de diplomatie.
Dans un ouvrage
d’apologétique, "Le livre des Entretiens",
conversations qu’il eut en l’année 1026-7 avec le puissant
vizir, Elie nous narrait avec talent leur première rencontre :
"Le vizir -
que Dieu lui fasse miséricorde - entra à Nisibe le vendredi 26 du
premier Jumâdâ de l’année dernière, c’est-à-dire de l’année
410. [L’an 410 des Arabes/1026 de l’ère chrétienne] Je me présentai
chez lui le samedi suivant (je ne l’avais encore jamais vu
auparavant); il me fit approcher, m’honora et me fit asseoir à côté
de lui. Après avoir invoqué Dieu pour lui et lui avoir présenté
mes félicitations à l’occasion de son arrivée, je me levai pour
me retirer mais il m’arrêta et me dit : "Sache qu’il y a
longtemps que je désirais te rencontrer et te voir abondamment, je
veux que tu sois à ma disposition pour venir chez moi et en sortir
à n’importe quel moment selon que je le souhaiterai".
Je lui répondis
que je n’avais d’autre désir que de lui obéir et m’assis."
(Elie de Nisibe, «Le livre des entretiens», traduction de Bénédicte Landron, «Attitudes Nestoriennes vis à vis de l’Islam», Cariscript,
Paris, 1994, P. 290)
Abu al-Kasim
al-Husayn al-Maghribi rapporta ensuite au métropolite qu’il avait
vu, au cours d’un voyage, un signe prodigieux. Ce signe lui
faisait croire que les chrétiens n’étaient pas aussi incrédules
qu’il le supposait :
"Voici
d’abord ce que j’ai vu et qui me fait douter de leur incrédulité.
Lorsque j’étais pour la première fois dans le Diyar Bakr, je me
rendis à Bidlis [aujourd’hui Bitlis, à l’ouest du lac de Van]
pour certaines affaires dont j’étais chargé. En arrivant dans
cette ville, je tombai gravement malade si bien que mes forces
m’abandonnèrent, et que je perdis tout goût à quoi que ce soit
et désespérai de la vie. Je partis pour retourner à Mayyafarikin
afin que dans le cas où Dieu - louange à lui - aurait eu décidé
pour moi ce à quoi nul n’échappe, cela m’arrive dans cette
ville ou à proximité d’elle. Je ne pouvais supporter ni
nourriture ni boisson, et endurai à cause de la fatigue de ce
voyage à cheval une souffrance accablante. Je parcourais chaque
jour une courte distance tandis que ma faiblesse augmentait, que mes
forces m’abandonnaient, que ma maladie empirait et s’aggravait;
j’arrivai à un monastère situé sur le chemin, qu’on appelle
monastère de Mar Mari et j’étais alors plus faible que jamais et
ma maladie plus forte qu’auparavant."
Un moine chargé du
service du monastère apporta à Abu al-Kasim al-Husayn al-Maghribi
du jus de grenade, persuadé qu’il lui ferait du bien grâce à la
bénédiction du monastère. Plein de fantastiques vertus, ce
breuvage rendit la santé et l’appétit au malheureux vizir :
"Le moine
avait fait cuire des lentilles pour les jeunes gens; j’en demandai
et les mangeai avec appétit, je me levai sur-le-champ, je marchai
avec joie sur la terrasse et retrouvai immédiatement la santé. Je
devins perplexe et m’étonnai - ainsi que tous ceux qui étaient
avec moi - de ce qui venait de se passer. Et maintenant, lorsque
j’y repense, je m’en étonne encore et j’estime que c’est un
signe prodigieux; je le raconte à tous en tout temps et en tout
lieu.
Voila ce qui m’a
fait croire que les chrétiens ne sont ni incrédules ni polythéistes."
(Traduction Bénédicte Landron, P. 291)
Quelques années
plus tard, Abu al-Kasim al-Husayn al-Maghribi, gravement malade, se
plaignit à Elie de Nisibe que son frère, le docteur réputé Abu
Said Mansur b. Isa, avait interrompu son traitement médical. Ce médecin
ne péchait pas par négligence, mais il avait vu en songe que le
vizir approchait de sa fin.
En effet, Abu
al-Kasim al-Husayn al-Maghribi, qui était encore en fonctions,
mourut à Mayyafarikin, en 1027.
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Abu Said Mansur
b. Isa construit l’hôpital de Mayyafarikin
Les chroniqueurs
arabes, comme Ibn Abi Usaybia (1194-1270), mentionnent avec éloges
Abu Said Mansur b. Isa, ce médecin de Mayyafarikin, qui avait mérité
le surnom de Zahid al-Ulama, "le savant le plus détaché des
biens matériels" :
"Zahid
al-Ulama c’est Abu Said Mansur b. Isa; il était chrétien
nestorien et son frère était métropolite de Nisibe, célèbre par
ses vertus. Il exerçait le métier de médecin, au service de Nasr
ed-Daula b. Marwan (à qui Ibn Butlân avait dédié le livre
"Le banquet des médecins") Nasr ed-Daula était très
respectueux envers Zahid al-Ulama, il comptait sur lui dans le
domaine de la médecine, et était bienfaisant à son égard. Ce fut
Zahid al-Ulama qui bâtit l’hôpital de Mayyafarikin"
Usaybia continue
son récit, il explique à ses lecteurs que "la cause de la
construction de l’hôpital de Mayyafarikin fut que Nasr ed-Daula
b. Marwan avait une fille à laquelle il était très attaché et
qui tomba malade. Il se promit que, si elle guérissait, il
donnerait en aumônes son poids de drahems. Et lorsque Zahid
al-Ulama la soigna, et qu’elle guérit, il demanda à Nasr
ed-Daula de consacrer la somme d’argent, qu’il voulait dépenser
en aumônes, à la construction d’un hôpital utile à tous. Et
ainsi il acquerrait beaucoup de mérites et une renommée
excellente. Nasr ed-Daula lui donna l’ordre de construire l’hôpital
et il dépensa beaucoup d’argent; il mobilisa des biens fonciers
pour assurer les frais de fonctionnement de l’hôpital et il le
dota des instruments les plus parfaits."
(Usaybia, "Uyun Al
Anba Fi Tabaqat Al Atibba", recueil de 380 biographies, publié
en Egypte en 1921, réédité à Beyrouth, P.341, traduction
Ephrem-Isa YOUSIF)
Âme noble,
charitable, louée pour l’excellence de ses mérites, Abu Said
Mansur b. Isa dirigea l’hôpital et soigna avec dévouement les
habitants de Mayyafarikin.
Il fut aussi un écrivain.
Il rédigea plusieurs traités médicaux et un livre sur l’interprétation
des songes, des visions. Il s’entendait bien avec son frère Elie
qui lui dédicaça l’un de ses ouvrages, le "Livre sur la
chasteté".
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Le philosophe et
médecin Ibn Butlân à la cour de Mayyafarikin
Un autre médecin célèbre
de l’époque, Abu ‘l-Hasan al-Muhtar, dit Ibn Butlân, noua des
liens privilégiés avec l’émir Nasr al-Dawla b. Marwan.
Praticien fort connu à Bagdad, philosophe, logicien, polygraphe, ce
syriaque oriental avait été l’élève préféré d’Abu ‘l
Faraj ibn al-Tayyeb, prêtre, médecin et commentateur d’Aristote
(+ 1043)
Esprit libre, Ibn
Butlân entreprit de nombreux voyages en Syrie, en Egypte, à
Constantinople. Il visita l’Etat de Mayyafarikin, attiré par sa
cour brillante et somptueuse. Il dédia au prince marwanide, pour le
distraire, son traité "Le banquet des médecins" satire
des docteurs et de leurs moeurs.
Ibn Butlân
rencontra Elie de Nisibe, le fréquenta. Le métropolite qui
l’appelait amicalement "notre shaykh", n’hésita pas
à lui dédier ses "Questions sur l’Evangile".
Ibn Butlân rédigea
d’autres ouvrages, médicaux, religieux, dont un traité d’hygiène,
"Takouïm essaya", que nous pouvons traduire par "Rétablissement
de la santé". Il se retira à la fin de sa vie dans un monastère
près d’Antioche et mourut vers l’an 1066.
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Muraille de Diyarbakir
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Le crépuscule
Les relations
d’estime entre Nasr al-Dawla b. Marwan et Elie de Nisibe ne se
rompirent qu’à la mort du métropolite qui survint vers l’an
1046.
Nasr al-Dawla b.
Marwan, en 1054, dut reconnaître la suzeraineté du Seldjukide
Tugril Beg, qui dominait la plus grande partie de la Djézira, mais
il conserva ses territoires. Il s’éteignit en l’an 1061.
Cette belle période
de paix et d’entente entre les Kurdes et les Syriaques fut riche
en réalisations dans le domaine de la vie culturelle. Elle fut
intense dans celui du commerce, active dans le secteur de
l’artisanat et de l’art, bref, impressionnante. Nasr al-Dawla b.
Marwan laissa à Diyar Bakr des inscriptions monumentales qui témoignent
encore aujourd’hui du rayonnement artistique de son règne.
Après la mort de
Nasr al-Dawla, la puissance des Marwanides s’affaiblit, déclina.
Son second fils Nizam lui succéda et régna jusqu’en 1079, puis
le fils de ce dernier Nasir al-Dawla Mansur.
La fin de la
dynastie marwanide approchait à petits pas, dans un parfum de traîtrise...
Ibn Djahir, un ancien vizir, quitta le Diyar Bakr, se rendit à
Bagdad. Là, il convainquit le sultan Malik Shah, petit-neveu de
Tugril Beg, et le célèbre vizir Nizam al-Mulk de lui permettre
d’assiéger Mayyafarikin.
Quand la ville fut
prise, Ibn Djahir enleva les vastes trésors appartenant aux princes
marwanides et les garda jalousement pour lui. Dès 1085, le Diyar
Bakr tomba presque entièrement sous l’autorité directe des
Seldjukides. Le dernier émir, Nasir al-Dawla Mansur, garda
seulement la ville de Djazirat Ibn ‘Umar.
Malik Shah disparut
en 1092, il y eut des troubles après sa mort et le Diyar Bakr
reprit un peu d’autonomie.
Cependant les
Marwanides ne disparurent pas tout à fait. Ils étaient encore
mentionnés au milieu du douzième siècle, dans la chronique du
patriarche syriaque occidental, Michel le Syrien, écrite en l’an
1195. (« Chronique de
Michel le Syriaque », J.-B. Chabot, Paris, 1899-1910)
Dès 1134, raconte
Michel, le Turc Seldjukide Zangi, gouverneur de Mossoul, envahit
plusieurs fois le territoire kurde, dirigea des expéditions contre
des tribus qui se soumirent à lui, s’empara de leurs citadelles.
Après la prise d’Edesse, en 1144, Zangi voulut assurer sa
domination sur les émirs voisins. Ces derniers, méfiants, démolirent,
dans la région de Nisibe, des forteresses qui ne pouvaient se défendre
contre la puissance de Zangi et les laissèrent désertes.
L’un des
descendants des Marwanides, Ahmad, détenait encore la forteresse de
Hataka. Ce ne fut pas Zangi mais l’émir de Mardin, Timurtas Hosam
al-Dîn, fils du puissant prince Il-Ghâzî (+ 1122 ), de la famille
des émirs artuqides, qui désira s’en emparer et l’assiégea
longtemps. Cette petite dynastie turque s’installait peu à peu
dans le Diyar Bakr, où elle régnera de 1102 à 1408.
Le Kurde demanda
bientôt à traiter :
"A cette époque,
la place forte de Hataka, qui n’était jamais tombée aux mains
des Turcs, était entre les mains d’un homme de la famille des Benê
Marwan, qui avaient le titre de rois et leur résidence à
Maipherqat. Il y eut entre ces seigneurs de la discorde, des
querelles et des combats. Hossam ed-Dîn, voyant que les Curdes
n’avaient point d’auxiliaires, et qu’ils étaient opposés les
uns aux autres, les assiégea pendant un an et quatre mois. Alors
Ahmed demanda à traiter. Timourtas lui donna de l’or et des
villages dans son pays, et prit la forteresse. Ensuite le Curde se
repentit, et chercha du secours près du seigneur d’Amid, afin de
pouvoir reprendre la forteresse ; mais il ne put y réussir."
(Chronique de Michel le Syrien, Tome III, P. 264)
Ainsi finit la
belle épopée des Marwanides, qui avaient régné sur la province
du Diyar Bakr, subjugué les peuples voisins. N’avaient-ils pas
brillé comme la couronne de neige d’un blanc étincelant sur la
haute montagne ? Leur souvenir et celui des chroniqueurs, des
savants chrétiens de la Haute-Mésopotamie, demeure aujourd’hui
vivace dans la mémoire des Kurdes et des Syriaques.
Ephrem-Isa YOUSIF -
Le 12 septembre 2000 |
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