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Réfr
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La
liste
uelque chose avait changé.
Difficile de dire quoi. @scaso recevait toujours des messages mais en
envoyait de moins en moins. Il était abonné à « la liste » depuis des
années, mais ne se posait des questions que depuis quelques mois.
Quâest ce qui avait changĂ©, bon sang ?
Les pseudos restaient les mĂȘmes, Voline, Rirette, le PĂšre
Peinard..., des courriels arrivaient réguliÚrement, chacun était actif,
presque Ă tour de rĂŽle, jamais un mot plus haut que lâautre ou
presque. CâĂ©tait peut-ĂȘtre ça. Il nây avait plus de bagarres et plus de
chaleur non plus. Pourtant il y avait des actions, et de plus en plus.
MĂȘme lui qui dâhabitude restait en retrait sâĂ©tait laissĂ© emporter
au point dâaider Ă pirater au moins quatre sites qui, dâailleurs, Ă part
quelques pages choquantes, lui avaient semblé sans le moindre
intĂ©rĂȘt. Pourquoi avait-il fait ça, sans mĂȘme se renseigner aupara-
vant ? Il ne savait ni Ă qui ils appartenaient ni Ă quoi cela allait vrai-
ment servir. Lui, si méfiant, si inquiet, si soucieux de ne pas
commettre la moindre injustice sâĂ©tait comportĂ© comme un gamin,
à plus de 75 ans. Il aurait aimé relire les messages, les uns aprÚs les
autres, comparer, vérifier, comprendre qui avait réussi à le manipu-
ler Ă son insu mais il nâen avait conservĂ© aucun. CâĂ©tait la rĂšgle. Ne
pas se compromettre, ne pas compromettre les autres, ne pas se
connaßtre autrement que par pseudonyme interposé, ne pas réutili-
ser son pseudonyme ailleurs, ne jamais parler de « la liste ». Cela fai-
sait beaucoup dâinterdits pour une liste secrĂšte anarchiste, mais la
sĂ©curitĂ© de chacun pouvait ĂȘtre un jour en jeu. Les rĂ©gimes dĂ©filent,
les individus restent. De préférence en vie, en bon état et en liberté.
Prologue
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Qui avait pu provoquer ce change-
ment ? Une nouvelle recrue ? Ils coop-
taient si peu ! Quand lâun dâentre eux
repérait des interventions intéressantes
dans un forum ou sur une liste alliée ou
concurrente, ils en inscrivaient lâauteur
dâoffice sur une liste anodine, puis obser-
vaient. Longtemps. Ils nâĂ©taient pas
pressés. Si leur recrue involontaire ne fan-
faronnait pas trop, continuait Ă intervenir
de façon intéressante, suscitait des idées,
des débats, semblait incapable de se plier
corps et ùme à la moindre idéologie fût-
elle anarchiste, aprĂšs des mois, voire des
années, il recevait un message codé, avec
lâadresse dâune page web et un mot de
passe Ă usage unique pour sây connecter.
La plupart ne le décryptaient jamais,
peut-ĂȘtre nâessayaient-ils mĂȘme pas. Cela
demandait beaucoup de patience, pas
mal de culture et un peu de curiosité et
dâhumour. Ceux qui rĂ©ussissaient
devaient encore écrire, sitÎt connectés,
une sorte de mémoire, ne dévoilant rien
de leur vie « civile » mais beaucoup sur
leurs rĂȘves, leurs aspirations, la sociĂ©tĂ©
telle quâils la souhaitaient, lâavenir quâils
cherchaient Ă faire advenir. Ce nâĂ©tait
quâalors que lâadresse de « la liste » leur
était communiquée. Ils se choisissaient un
pseudo, étaient priés de se taire pendant
plusieurs mois, dâobserver, puis, enfin,
étaient autorisés à intervenir et à partici-
per aux actions sâils le souhaitaient. Il nây
avait plus aucun moyen alors de faire le
lien entre les pseudos repérés des mois,
voire des années plus tÎt, et les interven-
tions dâune « nouvelle recrue ». Quel-
ques-uns, au dĂ©but, cherchaient Ă
connaßtre les autres mais renonçaient vite.
Ils se heurtaient Ă un mur ou sâeffrayaient
devant quelques actions compromet-
tantes accomplies ici ou lĂ .
Des prisonniers avaient été libérés
grùce à « la liste », des entreprises avaient
coulé, des hommes étaient brusquement
devenus cĂ©lĂšbres, dâautres avaient perdu
toute crédibilité, des opposants avaient pu
quitter leur pays, des enfants maltraités
trouver refuge ailleurs, et, plus rarement,
de lâargent disparaissait de comptes Ă
numéros bien approvisionnés pour réap-
paraĂźtre sur celui dâassociations actives.
On ne savait pas qui sur la liste, mais on
savait que quelquâun sâĂ©tait Ă©mu et avait
fait le nécessaire. Quelques-uns avaient
des idĂ©es, des infos, dâautres Ă©taient de
bons, dâexcellents pirates. Personne ne
revendiquait une victoire pour lui-mĂȘme.
Personne. Et il nây avait pas dâexclusion,
jamais. Pas de désabonnement non plus.
Ă moins que ?... Se souvenir...
Quelque chose ne tournait plus rond,
et @scaso se demandait si sa propre
machine nâavait pas Ă©tĂ© visitĂ©e. Il Ă©tait
protégé, trÚs bien protégé, ne téléchar-
geait pas les messages chez lui, nâen
envoyait pas non plus, pourtant quel-
quâun avait dĂ» prendre la peine de pĂ©nĂ©-
trer une à une chacune de ses défenses,
lentement, patiemment, sans laisser de
traces certaines. Rien quâun doute tenace.
Inquiétant.
Oh, il nâavait pas peur pour lui, la
France était calme depuis des années,
et ses derniers piratages avaient été
menĂ©s de main de maĂźtre, comme dâha-
bitude, mais pour la survie de la liste et
des autres, de ceux et celles qui ne com-
battaient pas les dictatures « à plus de
5 000 kilomÚtres de distance », il fallait
ĂȘtre prudent. « La liste » dĂ©testait les
bavards, les on-dit, les approximations
mais il se décida à faire un message.
Laconique.
« Quelque chose cloche dans la liste. »
CâĂ©tait tout. Il sâattendait Ă un trem-
blement de terre, mais rien. Pas de
réponse. Pas de nouvelle proposition
dâaction non plus. Il sut que son message
avait été pris au sérieux. Il ne se mani-
festa plus. Attendit.
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Ălise Fugler
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La liste
Un jour, quelque chose avait enfin
bougé, il y avait eu un message, une
réponse et, là , il avait commencé à avoir
vraiment peur.
« Je crois que câest NetchaĂŻev. »
Le fait que le message ne soit pas
passé par « la liste », mais lui ait été
envoyé était déjà fort surprenant en soi,
une premiÚre sans doute, mais ce qui était
vraiment inquiĂ©tant, câĂ©tait la provenance
de ce message. « Buenaventura. » Parce
que Buenaventura nâexistait pas.
@scaso participait à « la liste » depuis
des annĂ©es dĂ©jĂ lorsquâil avait Ă©tĂ© inscrit
« de force » Ă une liste quâil frĂ©quentait
sous une autre identitĂ©. Il sâĂ©tait amusĂ©
du fait que quelquâun veuille le recruter,
le prenant sans doute pour un petit
jeune, aussi avait-il joué de sa nouvelle
identité dans la liste pour lancer la polé-
mique sur des idées qui le titillaient mais
quâil ne pouvait sâempĂȘcher de trouver
choquantes « par principe ». De peur de
devenir un vieux con sclérosé, il avait
commencé son double jeu. Il balançait un
premier message auquel son « double »
répondait ensuite trÚs violemment, met-
tant en lumiĂšre tous les risques, toutes les
rĂ©serves que lâon puisse imaginer, et les
autres reprenaient le dĂ©bat, lâamplifiaient.
Il réalisa que deux interventions sous
des pseudos différents étaient beaucoup
plus efficaces quâune seule, beaucoup
plus amusantes aussi. Et il avait évolué. Il
avait abandonné certaines des idées aux-
quelles il avait toujours cru. Autre temps,
autres mĆurs, le monde Ă©voluait, des fis-
sures apparaissaient dans ses certitudes,
et les réponses à ses doutes, ses inquié-
tudes lui apportaient lâair frais dont il
avait besoin. Il était toujours vivant. Pour
ses correspondants, il nâavait pas dâĂąge,
pas de sexe, pas de couleur, pas de natio-
nalité. Les débats se faisaient idée contre
idée, argument contre argument, et
non pas anciens contre nouveaux, câĂ©tait
passionnant.
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Quand le message codé lui était enfin
parvenu pour lui proposer de sâinscrire,
il avait mis plus de dix jours à le décryp-
ter avec acharnement. Bon sang, « la
liste » avait élevé la barre depuis les
dĂ©buts dâInternet, ça sâĂ©tait sacrĂ©ment
compliqué depuis sa premiÚre « coopta-
tion ».
@scaso sâĂ©tait rĂ©inventĂ© des rĂȘves
plus fous, plus osés, voyant plus loin dans
lâavenir, puis avait attendu. Sa « candida-
ture » avait suscitĂ© des dĂ©bats, il sâĂ©tait
bien gardĂ© dâintervenir. Certains le trou-
vant trop extrĂȘme, trop violent, avaient
peur quâil ne devienne incontrĂŽlable,
dâautres souhaitaient du sang neuf. Et il
Ă©tait entrĂ© une seconde fois. Il ne sâĂ©tait
manifesté que trÚs rarement sous sa nou-
velle identité : Buenaventura. Et, mainte-
nant, voilà que Buenaventura lui écrivait.
Il avait pris toutes les précautions pos-
sibles, et pourtant quelquâun lâavait piratĂ©.
Non seulement on lâavait manipulĂ© habi-
lement mais en plus on se servait de son
pseudo.
Il nâavait plus confiance en « la liste ».
Ce qui avait été une arme aussi utile
quâinsaisissable pour transmettre ou
voler des informations dans le monde
entier, faire connaĂźtre ou disparaĂźtre
nâimporte quel site Ă volontĂ© en quelques
clics répétés de proche en proche, avait
été violé. Une ou plusieurs identités
usurpĂ©es. Dans quel but ? Sâenrichir ? Le
plaisir dâĂȘtre le meilleur pirate, le meilleur
manipulateur ? La vengeance ?
Sa liberté, sa certitude, sa famille, son
soutien, ses convictions, son combat per-
daient tout sens avec la confiance en « la
liste ». Il en avait fait partie quasiment dÚs
le début, avait participé aux premiÚres
actions puis lâavait vue grandir, en
abonnés, en compétences, en ambitions.
La rÚgle était de ne fliquer personne.
Pas de modĂ©rateur, pas dâidentitĂ©. La
confiance. Mais il nâavait plus confiance.
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Abandonner « la liste », la faire implo-
ser de peur quâelle ne serve des desseins
critiquables, des intĂ©rĂȘts « privĂ©s »? Il y
tenait trop. La créer, sélectionner des
abonnĂ©s avait pris si longtemps! Ce nâĂ©-
tait que depuis un an ou deux quâils sâĂ©-
taient lancés dans des actions
dâenvergure, chacun prenant sa part en
fonction de ses compétences, de ses
convictions propres. Il ne voulait pas la
voir devenir une sorte de franc-maçon-
nerie anarchiste au profit de certains mais
supportait encore moins que lâon se serve
de lui, pire que lâon utilise lâun de ses
pseudos, fût-il quasiment inemployé.
« La liste » nâĂ©tait pas modĂ©rĂ©e, per-
sonne ne filtrait les messages, tous les
participants étaient « virtuels ». Com-
ment virer le ou les intrus ? Ils étaient
tous à égalité, sans sexe, sans visages,
sans ordres Ă donner ni Ă recevoir.
Il hésita longtemps puis « se » répon-
dit. « Quâa fait NetchaĂŻev ? » et « sa »
boßte aux lettres répliqua « des actes ter-
roristes. Câest un nihiliste ».
CâĂ©tait bien ça. Lâun, ou plusieurs
dâentre eux, quâil sâagisse de NetchaĂŻev
ou de celui qui usurpait sa « propre »
identité, avait commis des actes « terro-
ristes » Ă son Ă©gard, Ă lâĂ©gard de « la
liste », menaçant, à terme, de la faire
imploser. Pourquoi avoir apportĂ© lâanar-
chie chez les anarchistes ? Pour annihiler
les nihilistes ?
Il écrivit un nouveau message à « la
liste ». Presque aussi sobre que le pre-
mier, exposant les faits, sâexprimant au
nom de « Buenaventura ».
Il y eut un raz-de-marée. Quatre
désabonnements, des propositions de
dissolution, de rĂ©vĂ©lation dâidentitĂ©, dâex-
pulsions des nouveaux, dâune nouvelle
liste, plus secrĂšte, plus difficile dâaccĂšs
encore que la premiĂšre, dâun comitĂ© de
vérification des informations et des pro-
positions dâaction, dâun modĂ©rateur, dâun
centralisateur, de sous-sections...
Ceux qui jusque lĂ sâĂ©taient toujours
montrés posés, réfléchis, fidÚles à leurs
idées, qui voulaient les moyens plutÎt
que la fin perdaient les pĂ©dales Ă lâidĂ©e
que quelquâun avait pu mener une ou
des actions « terroristes » sur « la liste » et
usurper un pseudo.
Câest alors que « @scaso » comprit.
Le « terroriste » avait « révélé le vrai
visage de lâagresseur ». « La liste » nâĂ©tait
plus anarchiste. Elle sâĂ©tait installĂ©e.
Confortable, rassurante. Et ils sâĂ©taient
mis à suivre la ligne de « la liste » comme
ils auraient suivi les directives dâun parti,
sans se poser de questions. Ils avaient
confiance, en eux tous, en « la liste ». Et
tout à coup « la liste » ne lui apparut plus
sur le déclin mais au contraire en plein
renouveau. Peu importait qui ou pour-
quoi, que « les terroristes » en aient pro-
fitĂ© ou non, ils avaient fait ce quâil fallait.
La confiance nâavait pas Ă ĂȘtre un argu-
ment politique, et les charniers de lâhis-
toire Ă©taient pleins dâintentions louables.
Aucun modérateur, aucun contrÎle,
aucun visage, aucune exclusion, aucune
protection supplĂ©mentaire nâĂ©taient
nécessaires. Peu importait qui signait
sous quel nom. Il nây avait pas de
« vrais », pas de « faux ».
Simplement, chacun avait à réfléchir
sur ce quâil avait Ă faire et pourquoi. Seul.
« La liste » était là pour ça. Pour poser les
bonnes questions, proposer des idées,
des solutions, des actions concrĂštes, et
que chacun en fasse ce quâil estime juste.
« La liste » était toujours « la liste »,
rien ne devait vraiment changer. Ses
membres sâĂ©taient simplement un peu
assoupis et, heureusement, avaient été
réveillés à temps.
Ălise Fugler
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actions n
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Ălise Fugler a Ă©crit deux romans policiers,
Les frigos ont horreur du vide
(Ăditions Baleine) et
l'Art du mou
(Ăditions de l'Aube), ainsi que des
nouvelles pour des revues comme
Ligne noire.
Elle travaille sur des scénarios de films.