Cognition et langage
© P. Pica Une jeune femme effectuant un exercice de « navigation » concocté par Pierre Pica et ses collègues. Peut-être est-ce pour préserver leurs grandes facultés d'orientation que les Mundurucus « résistent » au calcul exact…
Pierre Pica se trouve actuellement dans l'État de Para, en pleine forêt amazonienne, au Brésil. Ce chercheur spécialiste de la compétence linguistique1 va passer quatre mois avec les Mundurucus, un peuple indigène dont la langue, quasiment privée de noms de nombres (un, deux, trois, etc.), l'intrigue au plus haut point. Équipé d'un portable alimenté par un panneau solaire, il étudie l'étrange système de comptage des Mundurucus.
L'histoire a débuté en 1998. À Brasilia pour une conférence, le chercheur se voit proposer un billet d'avion pour effectuer une visite chez les Mundurucus. En 24 heures, il se retrouve dans un village, en pleine forêt amazonienne… et il y reste un mois… Petit à petit, il décode cette langue « agglutinante », où l'on accole les morphèmes, ou unités minimales de sens, en quantités étonnantes. « Par exemple, le mot “yuk-pi-da-sên-pu” en contient cinq (ventre-intérieur-graine-ver-doigt) et signifie “ver intestinal” », explique le linguiste. Mais ce qui le frappe surtout, c'est l'absence de noms de chiffres. « Leur lexique ne va que jusqu'à quatre ou cinq. Au-delà, ils n'ont que des approximations. »
Un an plus tard – et chaque année qui suivra –, Pierre Pica retourne en Amazonie. Dans ses bagages : des tests finement mis au point avec des collègues de l'Inserm2, à l'attention des Mundurucus. Résultat : ils sont incapables d'effectuer une opération exacte, même avec des petites quantités. Impossible par exemple de calculer 8 moins 5. En revanche, ils possèdent une capacité d'approximation des nombres analogue à la nôtre, par exemple pour comparer des nuages de points sur un écran. Ce qui fait dire à notre chercheur3 que « le sens des nombres semble donc être une compétence cognitive basique, commune à tous les êtres humains et qui pourrait être indépendante du langage ». Plus question donc de prétendre que c'est le langage qui permet le calcul, ni que les compétences varient largement d'un peuple à l'autre en fonction de la capacité d'expression de leur langue.
« Je ne crois pas en des différences cognitives profondes entre les peuples », reprend Pierre Pica. « La différence ne consiste pas en une variation de “compétence” mais plutôt en une variation de “performance” », insiste-t-il. « Par exemple, un enfant tenu à l'écart de tout ne parlera pas. Sa capacité physiologique et mentale à le faire, sa compétence, existe pourtant. Mais elle n'a pas été déclenchée. » En somme, les Mundurucus disposeraient des mêmes capacités à compter que nous, mais ils ne les ont pas développées. Reste à savoir pourquoi… C'est l'objet de cette nouvelle mission.
« Pour dire “trois”, ils disent “vos deux bras plus un” », mime Pierre Pica. « Ils utilisent différentes parties du corps (les bras et les doigts). Mon hypothèse est que c'est justement une façon de ralentir la comptabilisation, de bloquer la combinaison des éléments à compter. » Pourquoi une telle résistance ? « Les résultats obtenus étayent la thèse selon laquelle “apprendre” une chose c'est aussi en “désapprendre” une autre4 », commente le linguiste, soucieux de rappeler que l'esprit de ses recherches s'oppose à l'approche « constructiviste » de Jean Piaget. « Par exemple, reprend-il, pour apprendre à lire, il faut “oublier” qu'un p et un d sont en fait un seul et même objet, tourné d'un côté ou de l'autre : il faut donc désapprendre une certaine symétrie que l'enfant possède en bas âge. » Une symétrie qui joue peut-être un rôle important dans la reconnaissance des objets et l'orientation. Que se passe-t-il dans le cerveau quand on apprend les nombres et l'arithmétique ? N'y a-t-il pas une bonne raison pour les Mundurucus de ne pas « apprendre » à compter ? Est-ce une façon d'éviter de désapprendre quelque chose de vital pour eux, comme… leurs extraordinaires capacités d'orientation ?
« De plus en plus de Mundurucus se perdent dans la forêt… », fait en effet remarquer Pierre Pica. Et l'influence du monde « civilisé », et notamment des missionnaires décidés à apprendre à lire et à compter à tous, y est peut-être pour quelque chose… Ce prétendu « progrès » ne risque-t-il pas de précipiter la disparition de ce peuple, déjà très menacé par la destruction et l'exploitation de la forêt amazonienne ? Les résultats de la mission de Pierre Pica seront précieux pour mener une réflexion sur l'avenir de ces Indiens. Et sur les rapports que la cognition entretient avec l'environnement. Chez les Mundurucus. Et chez nous aussi…
Charline Zeitoun
1. « Structures formelles du langage » (CNRS / Université Paris-VIII).
2. Avec Stanislas Dehaene, Cathy Lemer et Véronique Izard, de l'unité Inserm « Neuroimagerie cognitive », et Elizabeth Spelke, du département de psychologie de Harvard.
3. Résultats publiés dans Science, vol. 306, n° 5695, 15 octobre 2004, pp. 499-503.
4. Approche développée par Roman Jakobson, puis par Noam Chomsky.
Pierre Pica
« Structures formelles du langage : typologie et acquisition, métrique et poétique », Saint-Denis
pica@msh-paris.fr