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Jean-Marie Messier aurait pu être un personnage de roman américain. Le fruit de l'imagination d'un Tom Wolfe dans une autre version du Bûcher des vanités. L'ascension sur le toit du monde, la chute vertigineuse et la lente reconstruction. Sauf que Messier n'est pas un personnage de roman. Dans la vraie vie, on l'avait un peu perdu de vue au fil des années. Le grand public qui s'esclaffait devant sa marionnette des Guignols, il y a vingt ans, l'avait même rangé dans l'album photo des gloires du passé, celles qui faisaient rêver la planète au tournant des années 2000. Dans la vraie vie, Messier n'a jamais vraiment disparu. Le patron star s'est juste métamorphosé, troquant son costume à paillettes pour le complet discret du banquier d'affaires. Un costume qu'il n'aurait peut-être jamais dû ôter.
En réalité, cela fait bientôt deux décennies que "J2M" nage en sous-marin dans le marigot du capitalisme français. Mais cette année a, pour lui, un goût particulier. Elle signe son grand retour, ou plutôt elle referme une parenthèse. L'homme a été au coeur d'une des plus grosses opérations de fusion de la décennie. De la bataille la plus violente depuis des lustres entre deux rivaux français : l'affaire Suez-Veolia. Avec sa casquette de banquier et conseiller du PDG de Veolia, Antoine Frérot, c'est lui qui a mitonné l'attaque éclair contre Suez au coeur de l'été dernier. Une jolie pirouette de l'histoire. Il y a vingt ans, il coulait presque Vivendi, héritier de la Compagnie générale des eaux, sous ses délires égotiques et une montagne de dettes. Aujourd'hui, il contribue à la naissance d'un géant mondial de l'eau et des déchets. Alors que la victoire de Veolia sur le petit Suez est totale, Jean-Marie Messier est content. Content de lui, content de la vie.
Jusqu'au bout, nous avons cru qu'il allait une nouvelle fois annuler le rendez-vous qu'il nous avait lui-même fixé. Il est coutumier du fait. "Une erreur d'agenda", s'excuse une première fois son assistante. "Un lumbago le cloue au lit", justifie-t-elle ensuite. Le troisième rendez-vous sera le bon. Nous voici donc dans les locaux de sa banque d'affaires, non loin des Champs-Elysées à Paris. Même rondeur, quelques taches de sons en plus sur le visage. Affable, ouvert, jouant à fond la fausse modestie, n'égratignant volontairement personne, même ceux qui l'ont poignardé vingt ans auparavant. "Il y a une chose dans laquelle je ne me reconnais pas, c'est la notion de revanche." Nous ne le croyons pas une seconde. Dans le bureau où il nous reçoit, la gueule ensanglantée et tuméfiée de Robert De Niro sur l'affiche de Raging Bull s'étale sur un mur. Dans un autre coin de la pièce, c'est celle du tandem Paul Newman-Robert Redford dans le film The Sting... L'arnaque, en français. Ultime provocation ou manifestation d'un inconscient soigneusement corseté ? "Ce n'est pas moi qui ai fait la décoration ! Si c'était à refaire, je choisirais plutôt La vie est belle de Roberto Benigni", nous lance-t-il avant de détailler avec moult détails les start-up qu'il accompagne dans son nouveau job de business angel.
Que pèse aujourd'hui réellement Jean-Marie Messier dans le capitalisme français ? Comment expliquer la confiance que lui accordent certains grands patrons comme Patrick Pouyanné (Total), Stéphane Richard (Orange), ou encore Rodolphe Saadé (CMA CGM) ? Pour tenter de répondre à ces questions, pendant des semaines, nous avons rencontré ses proches, les patrons qu'il conseille, ses anciens généraux de Vivendi, ses ennemis - ils sont légion. Au fil des entretiens, un portrait pointilliste est apparu. Jean-Marie Messier, c'est un peu la piste aux étoiles à lui tout seul. Tour à tour cascadeur, funambule, illusionniste, charmeur de serpent et clown solitaire presque grotesque. Toutes ces facettes font le personnage et expliquent son retour. Plongée dans l'envers du décor du one-man-show Messier.
Chapitre 1. "Messier est un joueur, il a un amour physique du risque"
Qu'est-ce que la marque de fabrique Messier ? Quel est ce petit fil rouge qui traverse le récit et éclaire le personnage ? Le risque, l'audace, la transgression à la limite parfois de la subversion. C'est Rodolphe Saadé, un de ses proches et PDG de CMA CGM, le leader mondial du transport maritime, qui l'explique le mieux. Les deux hommes se sont rencontrés en 2011. Le groupe marseillais est alors en pleine déconfiture, les pertes sont abyssales, les dettes énormes. Les Saadé sont aux abois ; il faut restructurer au plus vite toute la dette de l'entreprise familiale. "Des amis nous disent : si vous cherchez quelqu'un de disruptif, avec des idées nouvelles, allez voir Messier", raconte aujourd'hui Rodolphe Saadé.
L'ex-patron de Vivendi fait alors des miracles, discute avec Bercy, séduit un à un les banquiers et sauve in extremis l'armateur. Les Saadé s'en souviendront et ne feront plus jamais une seule opération de fusion sans son aide. Comme en 2016, quand le transporteur français veut mettre la main sur la compagnie maritime singapourienne NOL. Un rachat compliqué, miné sur le terrain politique. Surtout, la cible est convoitée. "On savait qu'un concurrent était en embuscade. En vingt-quatre heures, on a obtenu l'appui de toutes les banques et on a revu notre offre. Il a fallu bouger très vite. Messier excelle dans ce genre de bataille", se souvient le dirigeant.
Aller vite, oser tout, imaginer les montages les plus baroques. Et surtout, sentir la psychologie de ses proies, le moment précis où elles vont basculer. Voilà pourquoi certains grands patrons vont toquer à la porte du banquier d'affaires Messier. "Il a un sens du deal incroyable et il repousse en permanence les limites du faisable avec tous les dangers que cela comporte", reconnaît un de ses concurrents qui ne le porte pas vraiment dans son coeur. "Dénicher le trou de souris pour s'infiltrer", résume Rodolphe Saadé. C'est la même image justement qu'emploie Messier quand il parle aujourd'hui de l'affaire Suez-Veolia.
La fusion entre les deux géants français de l'eau et des déchets, cela faisait des années que le microcosme parisien en parlait. Jean-Marie Messier et Antoine Frérot l'ont évoqué entre eux des dizaines de fois lors des dîners informels qu'organise tous les deux mois Laurent Obadia, directeur de la communication du groupe. La porte s'entrouvre en juillet 2020 quand le président du conseil d'administration d'Engie, Jean-Pierre Clamadieu, annonce qu'il est prêt à vendre les parts que l'énergéticien détient dans Suez. "J'ai compris alors que la seule stratégie gagnante, c'était le trou de souris qui consistait à ramasser le plus vite possible les 29,9 % vendus par Engie et ne pas laisser le temps à Suez de bricoler un accord d'actionnaires", explique aujourd'hui Jean-Marie Messier.
Durant tout le mois d'août 2020, Frérot, Messier et une garde rapprochée travaillent d'arrache-pied sur le Mécano. L'offre est prête le 29 août et entérinée le 5 octobre lors du conseil d'administration d'Engie. L'Etat, actionnaire de référence du groupe, a pourtant voté contre l'opération et la direction de Suez est vent debout. "Mais avec 30 %, on avait l'éternité pour nous, la bataille était en réalité gagnée dès le 5 octobre, même si elle va durer des mois", analyse Jean-Marie Messier. Une blitzkrieg audacieuse. "Elle porte sa marque. C'est une stratégie très atypique et agressive car il risquait de se faire contrarier par l'autorité des marchés financiers", avoue aujourd'hui Arié Flack, le banquier de Bertrand Camus, directeur général de Suez.
Une audace folle avec l'ambition d'un Rastignac. Tout jeune étudiant, en prépa à Grenoble, il préfère prendre le risque de "cuber" sa dernière année après avoir raté de justesse l'oral de Polytechnique pour cause de maladie, alors même qu'il est déjà admis aux Mines et à Centrale. Ses premières années comme banquier chez Lazard après son passage au cabinet de Balladur sont, elles aussi, marquées du sceau du toupet. En 1989, à peine arrivé dans ce temple de la banque d'affaires où tout le monde le jalouse, il part aux Etats-Unis faire ses gammes. Il en revient quelques mois plus tard avec une idée en tête. Développer un fonds de LBO (leverage buy-out), une technique financière osée, alors peu développée en France, consistant à racheter une société en s'endettant, puis à rembourser les fonds empruntés grâce aux profits dégagés par l'entreprise ciblée. "En quelques mois, ce fonds devient le plus gros sur le segment. Il se sert de ses contacts aux Finances et il arrive à obtenir de la BNP, de l'UAP, des engagements financiers très importants", se souvient Patrick Sayer, un de ses proches chez Lazard à l'époque.
"Il ne voit jamais une opération sous l'angle du danger d'abord. Ce qui lui importe en premier, c'est l'intérêt stratégique", explique le PDG d'Orange Stéphane Richard. Au risque de frôler l'aveuglement, de s'enferrer dans une sorte de déni de réalité. Comme lors des dernières années de fuite en avant à la tête de Vivendi où il ose tout. Même le pire. Au faîte de sa gloire, en juillet 2001, lors de la remise de sa Légion d'honneur, il décide de chanter tout son discours sur les tubes du moment devant un gotha des affaires atterré. "Il était ridicule, on était consterné", se rappelle une amie. La légende raconte que le mot de la fin reviendra ce jour-là à Vincent Bolloré qui, au moment du départ, souffle à l'un des invités : "Aujourd'hui, Jean-Marie s'est fait autant d'ennemis que de participants à la soirée."
Chapitre 2. "Un génie du pitch mais aussi de la manipulation"
Dans la confrérie des grands banquiers d'affaires, il y a ceux qui jouissent de la castagne, du conflit ouvert. Jean-Marie Messier n'est pas de ceux-là. Ne nous trompons pas : Messier n'est pas un gentil. Il est tout aussi dangereux mais ses armes sont plus discrètes. Plus pernicieuses car moins prévisibles. Ce compétiteur-né aime par-dessus tout convaincre, emballer, retourner la pire des situations. Séduire aussi. Quitte à promettre la lune. "Il entre en négociation en étant convaincu à chaque fois qu'il pourra persuader même les plus sceptiques. Surtout, il ne lâche rien. Jamais", explique une ancienne membre de la bande à Messier à l'époque de Vivendi.
Patrick Sayer, l'ex-patron d'Eurazeo, qui l'a croisé aussi chez Lazard, se souvient de leur première rencontre. C'est en 1986. Messier est alors au cabinet d'Edouard Balladur, ministre de l'Economie de Jacques Chirac. C'est au tout début de la première grande vague de privatisations : Saint-Gobain, Paribas, TF1, Société générale, Havas, Suez... Des cessions que le jeune Messier pilote. Le soir de l'introduction en Bourse de Saint-Gobain, ils sont tous réunis, Balladur, Jean-Claude Trichet, alors directeur de cabinet, Philippe Jaffré le directeur du Trésor... "Mais c'est Messier qui prend la parole. Son discours est brillant, inattendu, chargé d'émotions", se souvient Patrick Sayer qui avait alors écrit le prospectus d'introduction en Bourse de l'entreprise.
Cette capacité à convaincre va faire des merveilles quand il quitte les cabinets ministériels pour sa nouvelle vie de banquier d'affaires chez Lazard en 1989. Un ponte de la banque se souvient de cette entreprise sous LBO, en grande difficulté et dont les comptes se révèlent faux : "Messier décide d'inviter à déjeuner tous les banquiers de la société au Royal Monceau. Il leur fait un speech incroyable et les retourne les uns après les autres. Tous, à la fin, acceptent de remettre au pot." Ou de cette autre affaire, en 1993, quand il s'agit de convaincre IBM de racheter CGI Informatique, une boîte française de logiciels qui compte 4 000 salariés. Le géant américain hésite, les équations ne bouclent pas. "Jean-Marie décide d'aller au siège d'IBM aux Etats-Unis, passe devant le conseil et avec un raisonnement sorti de nulle part et un Mécano financier incroyablement complexe, il obtient leur feu vert", poursuit cet ancien compagnon de route de la banque Lazard.
"Messier, c'est un génie du pitch mais aussi de la manipulation", attaque un de ses adversaires. Des assemblées générales houleuses, Colette Neuville, la pasionaria des actionnaires minoritaires, en a suivi des centaines. Mais de celle-ci, elle se rappelle les moindres détails. C'est la dernière AG de Vivendi sous l'ère Messier. Nous sommes le 24 avril 2002. Le cours de Bourse s'est effondré ; Pierre Lescure, l'iconique patron de Canal+, a été limogé ; les analystes financiers comparent Vivendi à Enron, ce géant américain de l'énergie dont la faillite retentissante pour cause de fraude et de manipulation financière est encore dans tous les esprits. "Les actionnaires sont vent debout, le climat est électrique", raconte Colette Neuville. L'humoriste Bruno Gaccio, représentant de Canal+, prend la parole. Messier le laisse parler, longtemps, pour à la fin lancer un cinglant : "Canal a creusé des trous de résultats de manière régulière depuis cinq ans et, pour la première fois depuis dix-sept ans, perdu des abonnements. Il faut être capable de se remettre en cause." "A ce moment-là, il réussit à retourner la salle et à sauver sa tête", conclut Colette Neuville. Provisoirement.
Un mois plus tard, il est débarqué. "Pendant deux ans, après le départ de Messier, j'ai piloté tous les jours une réunion avec la direction financière du groupe afin de valider la moindre sortie d'argent. L'entreprise était virtuellement en faillite", confie l'un de ceux qui seront dépêchés pour sauver l'entreprise. Pourquoi le conseil d'administration n'a-t-il pas tiré la sonnette d'alarme plus tôt ? "On a tous été sous le charme. Et puis, on n'avait pas vraiment de successeur", plaide aujourd'hui Henri Lachmann, à l'époque membre du conseil de Vivendi. Le PDG de Schneider sera l'un de ceux qui finiront par appuyer sur le bouton "éjecte". Pendant des mois, des notes sur la situation financière alarmante du groupe et la politique d'achats délirante sont pourtant envoyées à Jean-Marie Messier. Dans sa tour d'ivoire new-yorkaise, il ne les lit pas. Ou n'y croit pas. "Jusqu'au dernier moment, il a pensé qu'il finirait par convaincre les banquiers de Vivendi de ne pas couper les lignes de crédit. Il ne croyait pas non plus que le conseil d'administration le lâcherait", se souvient une de ses proches.
Parfois, même la promesse lunaire ne suffit pas. Cette capacité à emballer ne l'a jamais lâché. En avril 2019, il cède 66 % de sa "boutique" créée en 2010 avec son associé Erik Maris à l'italien Mediobanca pour 160 millions d'euros, tout en restant à la tête de l'entreprise avec une marge de manoeuvre totale. "Un prix inouï, tout le monde se marre. Ça, c'est du Jean-Marie pur jus", s'esclaffe un bon connaisseur du secteur. Un ancien associé de la banque reconnaît, lui aussi, la belle affaire. "Il valorise la boîte 11 fois les résultats nets normalisés d'une année 2018 qui était exceptionnelle. L'année suivante a été nettement moins profitable. Il a réussi à faire croire que la structure était solide, ce qui n'est pas le cas. D'ailleurs, Erik Maris a quitté la boîte quelques mois plus tard." Qu'importe, le deal était fait. Et Messier est aujourd'hui riche à millions.
Chapitre 3. "Ma seule revanche, c'est le succès"
On connaît la solitude du gardien de but. Moins celle du dirigeant d'entreprise qui à la fin doit décider, trancher et assumer. Ce temps suspendu, Jean-Marie Messier le connaît. Il s'est planté, il a payé. C'est même un peu ce qu'il "vend" sur sa carte de visite. Certes, on fait appel à lui pour son réseau, ses idées, son entregent, son énergie mais aussi pour ses cicatrices, son vécu. La possibilité, le temps d'une négociation, d'avoir un sparring-partner, un "mec" qui, lui aussi, est passé par là. "J'ai autour de moi une équipe d'excellents banquiers d'affaires. Mais la force de Messier Associes, c'est aussi que je suis davantage qu'un banquier conseil. J'ai été patron. Je connais les nuits blanches, les joies de la réussite, le prix de l'erreur. Cela fait la différence et la capacité à être proche dans la durée", nous explique-t-il sans fard. Alain Dinin, le président de Nexity, un des patrons français dont il est le plus proche, le confirme : "Jean-Marie n'est pas un banquier comme un autre. Ceux qui viennent vous voir avec leur présentation PowerPoint bien ficelée, vous décrire ce que vous savez déjà." Et puis le côté inoxydable interroge, fascine aussi certains. "Remonter sur le ring après la chute qu'il a connue, ça force un peu le respect, vous ne trouvez pas ?" nous lance un autre patron qui fait régulièrement appel à ses services.
La renaissance, justement, Messier en parle très librement : "Ma seule revanche, c'est le succès. C'est profondément qui je suis", nous soutient-il. Ses premiers pas quand il crée sa petite boutique éponyme, à New York, en 2003, il les doit à quelques fidèles. Maurice Lévy, l'ancien patron de Publicis, qui lui prête un petit bureau sur la 8e Avenue. Puis François Pinault avec lequel il signe son premier contrat : une rémunération fixe en échange de quelques deals qu'il lui apporte sur un plateau. En France, c'est Jean-Luc Lagardère qui, juste avant son décès, le remet en selle, tout comme Patrick Sayer qui vient de prendre la tête d'Eurazeo. Mais c'est un modeste contrat signé avec le PDG de Schneider Henri Lachmann - celui-là même qui, au board de Vivendi, avait avec Claude Bébéar, le patron d'Axa, exigé son départ - qui officialise vraiment son retour. "Je me suis dit que si j'étais capable de l'appeler, d'aller le voir pour lui proposer mes services, c'est vraiment que j'étais passé à autre chose", raconte Messier aujourd'hui.
Dans le monde des affaires, si les coups pleuvent, on ne laisse pas le sang couler trop longtemps. Surtout si l'un de ses membres fait partie de la prestigieuse Inspection générale des finances. Certains ont vite passé l'éponge. Oublié, les errements du dirigeant d'entreprise pour tirer parti de la créativité du banquier-conseil. Ironie de l'histoire, en 2014, Régis Turrini, alors à la tête de l'Agence des participations de l'Etat, choisira Messier pour être le banquier de l'Etat français dans la restructuration d'Areva. Le même Turrini qui, onze ans plus tôt, avait été appelé au secours pour nettoyer les écuries de Vivendi et céder, souvent pour une bouchée de pain, des start-up achetées à prix d'or par l'ex-patron du groupe. S'il est essentiel à certains grands dirigeants pour leurs parties de ping-pong, quelle est l'influence réelle de Messier sur le cours des affaires ? "Dans l'affaire Suez-Veolia, c'est Frérot qui a gagné, pas moi. C'est, lui, au final qui a pris les risques", plaide Messier, en surjouant le modeste. Et Antoine Frérot, justement de conclure : "Ce qui caractérise Jean-Marie Messier, c'est beaucoup plus l'énergie que l'influence. C'est quelqu'un qui entraîne, mais dont la pensée n'influence pas tant que ça..." Histoire de montrer, aujourd'hui, qui est vraiment le patron.
Chapitre 4. "Ce mec est un fou, il finira seul"
Jean-Marie Messier, c'est aussi l'histoire d'un homme qui ne peut pas s'empêcher de voir grand. Après s'être rêvé en patron de la World Company, l'ancien patron de Vivendi s'est reconstruit en voulant un jour détrôner les plus belles banques d'affaires de la place parisienne, Lazard et Rothschild. La marque d'un ambitieux. Comme à chaque fois avec "J2M", "ils allaient voir ce qu'ils allaient voir". Si l'on en juge par le prix auquel il a finalement cédé le contrôle de "sa" banque à l'italien Mediobanca en 2018, c'est plutôt un succès.
Pourtant, tout n'a pas été un long fleuve tranquille. Jean-Marie Messier débute en solo en 2003 puis s'associe très vite avec deux jeunes loups : Eric Martineau-Fortin et Fatine Layt. Le courant passe avec le premier : "C'est un excellent manager", nous explique celui qui a, depuis, fondé son propre fonds d'investissement, White Star Capital, tout en continuant de faire des affaires avec son "ami" Jean-Marie. C'est une tout autre histoire avec la seconde qui claque la porte avec fracas deux ans après. Problème de niveau, de personnalité ? Plus de dix ans après, l'ancienne banquière ne veut même pas entendre parler de Jean-Marie Messier. "Epargnez-moi ça", nous écrit-elle par texto.
Il faut dire que le monde de la banque d'affaires est rude. Surtout avec ceux qui ont fait leurs gammes chez Lazard, un univers où tous les coups sont permis même entre collègues. "Il y a énormément de compétition. On ne vous fait pas de cadeaux", explique un des membres du cercle. Et Messier n'est pas là pour en faire. D'autant plus qu'il est chez lui. "C'est lui qui a tout créé chez Messier & Associés, il ne faut pas l'oublier", rappelle Eric Martineau-Fortin. Est-ce pour cette raison que l'aventure avec beaucoup d'autres de ses associés a tourné court ? La dernière rupture en date est aussi l'une des plus emblématiques. Le tandem de luxe formé en 2010 avec Erik Maris, autre banquier star, au sein de la boutique Messier Maris & Associés, n'aura tenu que dix ans...
L'histoire avait pourtant bien démarré entre les deux hommes. Lorsqu'ils se fiancent, ils ont tout pour faire des étincelles : Messier est revenu dans le circuit et Maris, qui vient de quitter Lazard où il a perdu la bataille pour le trône contre Matthieu Pigasse, est considéré comme l'un des meilleurs de la place. Le duo a, en plus, l'avantage de se connaître ; ils se sont côtoyés chez Lazard entre 1991 et 1994. Tout le monde se dit, cette fois, c'est la bonne ! "C'était un très bel attelage", se souvient Patrick Sayer. Du moins sur le papier. Car en coulisses, c'est la guerre totale. Dossiers, influence, droits de vote dans la société... Les deux hommes ne s'épargnent rien. "Assez vite, ils n'ont quasiment plus fait une réunion ensemble", se souvient, encore médusé, un ancien collaborateur. "La boîte était totalement dysfonctionnelle", témoigne un autre.
Mais alors pourquoi ne pas s'être séparés plus tôt ? La réponse tient dans l'intérêt mutuel des deux hommes, c'est-à-dire le business. Et sur ce plan-là, difficile de leur donner tort. En quelques années, leur collaboration a été (très) fructueuse. Messier Maris & Associés a réussi à s'approcher, même de loin, des Lazard et Rothschild. "Ils ont monté une belle affaire", souligne Henri Lachmann. "Surtout grâce à Maris", glisse un concurrent. Mais l'argent ne peut pas tout. Un épisode en 2017 creuse encore davantage le fossé. A ce moment-là, Messier veut faire rentrer comme associé un autre banquier d'affaires, Bernard Mourad, avec lequel il veut lancer une structure très baroque : un réseau d'anciens hauts dirigeants d'entreprises capable de faire des opérations de banquier. Une blague pour Erik Maris qui découvre le projet dans la presse et s'y oppose férocement. Bernard Mourad passera avec eux une poignée de semaines avant de partir vers d'autres cieux.
Mais c'est finalement le dossier de la fusion entre PSA et Fiat qui fait exploser le tandem. Nous sommes en 2019, juste avant la crise du Covid. Erik Maris conseille le constructeur automobile français. Pour la banque, c'est un deal énorme. On parle d'une opération autour de 40 milliards d'euros, ce qui peut lui rapporter des dizaines de millions d'euros d'honoraires. Pendant plusieurs mois, Maris et ses équipes vont travailler nuit et jour sur le dossier avec le patron de PSA, Carlos Tavares, et l'affaire est un succès : Stellantis est né. Le soir même de la signature, dans un mail envoyé à tous les salariés, Erik Maris félicite tout le monde. La réponse de Messier tient en une ligne : "Et dire que c'est moi qui t'ai présenté Carlos Tavares." Ambiance. "Ce mec est fou, il finira seul", lâche un ancien de la banque. Maris a depuis été remplacé par un autre associé, Hubert Preschez, l'ex-coresponsable de la banque d'investissement d'HSBC France, qui est arrivé au printemps. "Tout se passe très bien", sourit Jean-Marie Messier. A condition de rester à sa place.
Chapitre 5. "Jean-Marie a très vite cru en nous"
" Vous voulez connaître ma nouvelle vie professionnelle ? Une part très importante s'appelle OneRagtime tournée vers le digital, le développement de jeunes entrepreneurs. Je l'ai montée avec Stéphanie Hospital, une ancienne d'Orange". Elle est la partenaire d'un Jean-Marie Messier que peu de gens connaissent : le "JMM-investisseur". Ange gardien de start-up. Car à côté de son activité de banquier d'affaires, l'ancien patron de Vivendi a retrouvé une nouvelle passion, celle de miser sur des pépites. Il ne le fait évidemment pas n'importe comment. Avec sa nouvelle associée, ils ont monté leur propre fonds d'investissement, OneRagtime, autour duquel ils ont rassemblé 250 investisseurs fortunés et souvent proches de Messier comme l'ancien patron du Club Med, Philippe Bourguignon, ou le PDG de CMA CGM, Rodolphe Saadé.
Le projet est né en 2015. "Je connaissais Jean-Marie depuis mes années Orange où il nous avait conseillés pour plusieurs opérations", se remémore la femme d'affaires. A l'époque, Stéphanie Hospital, qui veut donner un nouveau tournant à sa carrière, sollicite J2M pour un projet : un fonds français dédié aux technologies. "J'ai évidemment pensé à lui", glisse-t-elle. L'ancien patron de Vivendi, dont la passion a toujours été les télécoms et Internet, est tout de suite séduit. Reste à tester sa potentielle future partenaire. Et quoi de mieux pour ça que le temple de la finance ? Direction New York où Messier ouvre grand son carnet d'adresses et lui fait rencontrer ce que le capital investissement compte de plus important sur la planète. Un exemple ? L'Américain Ron Fischer qui n'est autre que le n° 2 de SoftBank, le plus gros fonds d'investissement de la planète avec des participations dans Uber, Google Facebook... "Ça a été une journée assez extraordinaire", se souvient la jeune femme. Le test est concluant.
Un peu plus de cinq ans après sa création, OneRagtime est une affaire qui roule très bien. La plateforme et ses 25 salariés ont investi dans une trentaine de projets, parmi lesquels on compte déjà quelques gros succès comme Jellysmack. Cette start-up française, qui a été le premier investissement de OneRagtime, est devenue il y a quelques semaines une "licorne", ces entreprises valorisées plus de 1 milliard de dollars. "Jean-Marie Messier a très vite cru en nous. Il était emballé", explique Michael Philippe. Et comment aurait-il pu en être autrement ? Jellysmack est une plateforme qui détecte les créateurs de contenus vidéo sur Internet et les aide à se faire connaître. "C'est une idée formidable, l'économie des créateurs ", s'amuse Jean-Marie Messier avec l'oeil rieur. Le souvenir de Vivendi n'est jamais bien loin.
L'ex-grand patron ne fait pas seulement qu'ouvrir son chéquier. "Il est très impliqué", souligne Taïg Khris, fondateur de Onoff, une start-up qui fournit des numéros de téléphone portable dans le cloud. "Beaucoup d'investisseurs parlent d'argent alors que Jean-Marie va surtout challenger la vision stratégique", rajoute l'entrepreneur. Un constat partagé par Michael Philippe : "On peut vraiment discuter de tout avec lui, c'est super utile, il sait se remettre en cause, accepter d'avoir tort, il n'a pas vraiment d'ego dans les échanges, et ça nous permet d'avancer." Jean-Marie Messier, lui, dit faire tout ça pour s'amuser. Seulement ? "Il n'a plus grand-chose à prouver", explique l'un de ses proches. Sauf peut-être à lui-même. Après avoir investi dans la société du compositeur André Manoukian, MatchTune, J2M a gagné lors d'une soirée le droit d'enregistrer une chanson en studio. Seule question : pour interpréter quoi ?