Camus, mon frère

Port d'Alger - Photo Flickr/Magharebia

Une partie du port d'Alger. Photo Flickr/Magharebia

Janvier 1960 : c’est notre professeur de philosophie qui nous annonce la mort d’Albert Camus. Je me souviens de l’émotion de cette jeune prof nommée au lycée Stéphane Gsell d’Oran à l’issue d’un petit chantage qui liait, à l’époque, l’obtention de l’oral du CAPES ou de l’agrégation à l’acceptation d’un poste en Algérie. L’Algérie en guerre était bien peu attractive pour les femmes métropolitaines ; et les hommes, jeunes aussi, y venaient, quant à eux, contraints et forcés. J’avais 16 ans, j’étais interne dans un lycée de jeunes filles où j’étouffais. Ces jeunes profs maladroites fraîchement arrivées de métropole, nous les aimions, nous les chouchoutions, nous faisions des prodiges pour leur plaire, nous rêvions de leur ressembler, de marcher comme elles, de parler comme elles, d’être profs comme elles. Elles représentaient tout ce que nous désirions être : des femmes libres, capables de quitter leurs familles, de traverser les mers, seules. Je ne me souviens plus de la réaction de mes camarades mais, quant à moi, je n’en eus aucune. Camus ne représentait rien pour moi. J’aimais Sartre, j’aimais Faulkner, j’aimais Steinbeck. J’avais dit l’année précédente à mon père qui me demandait d’éteindre ma lumière et de me coucher « L’enfer, c’est les autres », et mon père, si calme et si doux, m’avait donné une gifle. Non, ni l’Algérie ni Camus en Algérie ne me faisaient rêver.

L’année suivante, à Alger, je ratais encore une occasion de rencontrer Camus. Mais je puis dire aujourd’hui que j’ai bu pendant un an, en sortant du restaurant universitaire du boulevard Baudin tout proche, mon café, mon seul luxe quotidien de petite étudiante fauchée, sous l’immense troène de la terrasse du Coq hardi, le café de la rue Michelet où il avait eu ses habitudes. « Viens que je te présente au barman, c’était un copain de Camus, ils jouaient au foot ensemble, il t’en parlera », me disait le garçon de café. Chaque fois que j’allais aux toilettes au sous-sol je passais devant cet homme et pouvais imaginer Camus accoudé à ce comptoir auquel je ne me suis jamais moi-même accoudée pour parler avec ce barman, le mythique copain d’un Camus footballeur. Camus, nous le savions aussi, était de Belcourt, le quartier où notre ami Zinzouin allait donner des cours d’espagnol à un gosse, le quartier où il n’alla plus donner des cours d’espagnol après y avoir vu tomber avec une balle dans la nuque l’homme qui attendait à côté de lui, au feu rouge, pour traverser la rue.

J’entrais au parti communiste comme on entre en religion, et, de cette religion, Camus était absent

Et puis il y a eu la dernière année : FLN, OAS, barbouzes, tout le monde tuait tout le monde. J’ai vu plus de morts sur les trottoirs, dans des voitures, à la morgue, en quelques mois que je n’en ai vus dans les cinquante-cinq années qui ont suivi. Et puis il y a eu le départ, et puis il y a eu, quelques années après, l’immense culpabilité, comme si cette guerre que j’avais vécue dans mon village, puis au lycée à Oran, puis à la fac à Alger, comme si cette guerre, qui avait commencé quand j’avais dix ans et s’était terminée huit ans plus tard, j’en avais été responsable, comme s’il avait fallu que je me punisse de la présence de ma famille en Algérie depuis près de cent vingt ans. J’entrais au parti communiste comme on entre en religion, et, de cette religion, Camus était absent. Bien sûr, je l’avais lu, bien sûr, j’avais très tôt acheté les deux volumes de la Pléiade où se trouvait son œuvre, bien sûr je savais que Camus avait été communiste, qu’il avait, avant tout le monde, dénoncé la misère et l’absence d’égalité et de démocratie en Algérie, mais Camus n’avait pas porté de valise et même s’il était mort tôt, trop tôt, il était quand même mort assez tard pour accepter le prix Nobel et pour dire ce que, même ceux qui n’avaient pas lu une ligne de lui ne lui pardonnaient pas d’avoir dit : que s’il avait à choisir entre sa mère et la justice, il choisirait sa mère. Et puis Camus n’était pas à la mode, « philosophe de classe terminale » disait-on avec beaucoup de condescendance. Et moi, dont toute l’expérience disait le contraire, moi qui savais que celui qui pensait par slogans c’était Sartre. J’avais si peur que l’on me croit fasciste, que l’on me regarde comme une petite pied-noir, une petite blanche raciste que l’école publique avait marquée de son sceau, une petite pied-noir devenue, comme lui, « intellectuelle », par une sorte d’usurpation (ne disait-on pas que L’Étranger était construit comme une rédaction de l’école primaire à peine améliorée par un vernis de dissertation du secondaire ?) que je ne parlais jamais de Camus, que je n’enseignais jamais rien de lui.

Je quittais le parti communiste, dix ans après y être entrée, le jour où je lus dans L’Humanité, qui justifiait ainsi l’intervention de l’URSS en Afghanistan, que l’URSS avait une mission civilisatrice à accomplir en Afghanistan, un pays arriéré qui ne pouvait accéder au XXe siècle qu’en profitant de cette aide éclairée. J’éprouvais ce jour-là une immense révolte et peut-être est-ce, ce jour-là, que j’ai commencé à avoir le courage, rejetant tous les donneurs de leçons, tous les soutiens des bonnes causes lointaines, de retrouver Camus et, avec lui, de retrouver aussi, doucement, timidement, mon enfance, l’Algérie et finalement, ma mère.

En langage clair, que dit Camus : je ne veux pas que ma mère soit assassinée même si son assassin défend une cause juste

Sortant du silence qu’il s’imposait depuis un an et demi, Camus répondait en 1957 à un jeune étudiant algérien qui l’interpelait à Stockholm : « C’est avec une certaine répugnance que je donne ainsi mes raisons en public. J’ai toujours condamné la terreur. Je dois condamner aussi un terrorisme qui s’exerce aveuglément dans les rues d’Alger par exemple, et qui, un jour, peut frapper ma mère ou ma famille. Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice. »

Qu’il l’ait perçu ou non, cette formule inventée par Camus dans la chaleur d’un échange avec un jeune étudiant algérien contient une vérité terrible qui est la pierre d’achoppement de tous les discours, les discours d’hier, les discours d’aujourd’hui, qui justifient par la grandeur de la fin poursuivie la bassesse des moyens employés.

En langage clair, que dit Camus : je ne veux pas que ma mère soit assassinée même si son assassin défend une cause juste. Et ce cri de Camus, ce cri du cœur, il le pousse à un moment où sa mère aurait pu effectivement être tuée à Belcourt. J’ai encore dans l’oreille la voix étonnée et désespérée de Zinzouin, revenant de Belcourt en 1961, certain de n’avoir échappé à la mort qu’à cause de sa grande taille : il mesurait 1,90 mètre et il est assurément difficile de tirer discrètement une balle dans la nuque d’un homme qui mesure 20 centimètres de plus que vous. Qu’aurait-il fallu inscrire sur la tombe de l’homme qui était tombé à côté de lui : mort parce qu’il était plus petit et plus facile à tuer que son voisin ?

Un ami algérien, ayant pourtant écrit un livre sur Camus, publiait hier sur Facebook une photo de sa mère accompagnée de cette légende : « Entre la justice et ma mère ? Le choix ne se posait pas : ma mère incarnait déjà la tolérance et la justice. Et je me permets d’ajouter : l’élégance et la… fermeté. » Et la révolte est revenue, intacte, qui m’a fait immédiatement écrire en commentaire : « Crois-tu qu’il n’en était pas de même pour la mère de Camus ? », en pensant à ma mère.

Une cause est-elle encore juste quand elle assassine les mères ? Faut-il pour supporter des crimes « aveugles » penser qu’aveugles ils ne l’étaient pas et que les mères mouraient si, et seulement si, elles incarnaient l’intolérance et l’injustice ?

Marie-Paule Farina, née en Algérie en 1944, a publié « Comprendre Sade » aux éditions Max Milo en juin 2012 et « Sade et ses femmes. Correspondance et journal » aux éditions François Bourin en juin 2016.