Académie des Sciences et Lettres de Montpellier, 1993, J.P. Legros
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ACADEMIE DES SCIENCES ET LETTRES
DE MONTPELLIER
Séance du 14/06/1993
Conférence n°2102 , Bull. n°24, pp. 205-222
L’Invasion du vignoble par le Phylloxéra
Par J.Paul Legros
Le Phylloxera est un puceron qui attaque les racines de la vigne.
Inconnu en France jusqu'en 1868 il fut responsable après cette date
d'épouvantables dégâts sur les vignobles et ramena en quelques années la
production française de vin à la moitié ou au tiers de sa valeur annuelle
normale. Cet effondrement dura quinze ans. Il détermina une crise
économique majeure dans le Midi de la France. Nos voisins italiens et
espagnols furent aussi sévèrement touchés
.
Jamais l'agriculture française n'avait connu une telle catastrophe pour
une quelconque production agricole! Rien que pour cela l'affaire du
Phylloxera mérite attention. Mais il y a plus : l'identification première du
parasite, la mise au point de moyens de lutte efficaces et leur application sur
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une grande échelle sont des découvertes d'importance internationale et dont
les auteurs sont pour l'essentiel des Héraultais.
La contribution des savants de notre département est si importante
qu'il est impossible de l'examiner de manière exhaustive au cours d'une
seule communication. Aujourd'hui, nous limiterons notre propos à la
découverte du Phylloxera et aux premières années de la crise phylloxérique.
Les événements postérieurs seront évoqués dans la seule mesure où ils
éclairent les années noires du début de l'invasion par l'insecte.
I. LA DÉCOUVERTE DU PARASITE
L'histoire commence en 1863 à l'Université d'Oxford. Le Professeur
J.O. Westwood, entomologiste, reçoit d'un correspondant vivant dans la
banlieue de Londres des feuilles de vignes couvertes de gales creuses. Il
ouvre ces petites coques situées sous les feuilles et y trouve une sorte de
puceron. Mais, les insectes non décrits sont légion et celui là ne paraissait
pas d'un intérêt particulier. Le Professeur prend quelques notes et ne jugeant
pas utile de les publier, les enfouit dans un tiroir…
Quelques années plus tard en 1866 et 1867 un vétérinaire d'Arles,
Monsieur Delorme, s'inquiète de voir les vignes dépérir dans le domaine
dont il est régisseur. Le 8 décembre 1867, il signale ses observations par lettre
au président du Comité Agricole d'Aix. La Revue Agricole et Forestière de
Provence reproduit son courrier. Ainsi Delorme passera-t-il à la postérité
comme le premier ayant signalé, dans le sud-est, la nouvelle maladie de la
vigne. Celle-ci ne ressemble à aucune autre. D'une part elle ne se contente pas
d'affaiblir le cep, comme l'oïdium; elle le fait périr! D'autre part elle s'étend
avec une vitesse foudroyante. En 1868, alors qu'on n'a pas encore pris
conscience de son importance, elle affecte déjà, entre Tarascon et Cavaillon,
une bande de 30 km de large, allongée dans le sens nord-sud, depuis
Pierrelatte jusqu'à la Méditerranée. Les viticulteurs sont inquiets. Ils
s'adressent à différentes autorités. Une première commission d'enquête
nommée par le Préfet du Gard, se rend à Roquemaure mais ne décèle aucune
cause susceptible d'expliquer la maladie. En fait, si il y a un corps constitué
susceptible de trouver la cause du mal, c'est bien la Société Centrale
d'Agriculture de l'Hérault. Son secrétaire perpétuel est Henri Marès, membre
de l'Académie des Sciences et Lettres de Montpellier. Près de vingt ans plus
tôt, en expérimentant dans ses vignes 23 procédés différents, Henri Marès
avait prouvé l'efficacité du soufre pour lutter contre l'oïdium. Certes, d'autres
savants, anglais en particuliers partageaient avec lui la paternité de la
découverte. Mais les viticulteurs du Midi le reconnaissaient comme le sauveur
de leurs récoltes.
Henri Marès est donc appelé en consultation dans les vignes dévastées
de la région de Carpentras. Là, il ne découvre pas la cause de la maladie mais
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étudie de manière détaillée les symptômes de celle-ci. Il rend compte de ses
observations à la Société Centrale d'Agriculture, le 13 juillet 1868. Par
ailleurs, dès le 6 juillet, la Société avait nommé une commission ayant pour
tâche de se rendre dans le Vaucluse pour étudier les vignes malades. Cette
commission ne comprenait pas Marès. Elle était composée de trois autres
experts, désignés en raison de leurs compétences reconnues dans le domaine
biologique et agricole. Il s'agit de Messieurs Bazille, Planchon, Sahut.
En quittant l'Hérault les trois hommes ne se doutaient pas qu'ils allaient
faire une découverte suffisamment importante pour leur apporter une notoriété
immédiate, pour changer complètement le cours de leur vie et pour amener
leur nom à figurer dans tous les traités de viticulture, présents ou futurs.
Gaston Bazille est né en 1819. Il a donc 49 ans. Il est vêtu à la mode du
temps, arbore de fières moustaches relevées et une petite barbe taillée en
pointe. Avocat de formation il a déserté le Barreau pour se consacrer
exclusivement à la direction de son domaine de Saint-Sauveur à Lattes.
Propriétaire de Saint-Sauveur depuis 1849, il a remis les terres en état, bâti
de vastes étables, des bergeries spacieuses, construit une distillerie pour les
marcs, installé les premières vignes en 1861 et créé un grand cellier. Sur à
peu près 30 ha d'herbages et prairies artificielles il maintient en pleine santé
72 têtes de gros bétail. C'est exceptionnel. Il va gagner une prime d'honneur,
c'est-à-dire le premier prix, au Concours Agricole de l'Hérault. Le Journal
d'Agriculture Pratique consacre 6 pages pleines à l'événement. Bref, Gaston
Bazille est un excellent agronome. Il sera choisi plusieurs fois pour présider
le concours Général Agricole de Paris (ancêtre du salon de l’Agriculture).
C'est aussi un homme très actif. Depuis 1866 il est Président de la Société
Centrale d'Agriculture de l'Hérault, une année sur deux, en alternance avec
Louis Vialla. Ce système de permutation fonctionne si bien qu'il va durer 20
ans ! Gaston Bazille deviendra Sénateur de l'Hérault en 1879. Il serait
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probablement un homme heureux si son fils ne lui donnait des soucis.
Frédéric qui a 27 ans, a abandonné ses études de médecine et prétend devenir
peintre... Il est à Paris.
Jules Émile Planchon a 45 ans. Universitaire réputé et de grand talent,
il est à la fois Docteur ès Sciences, Docteur en Médecine et Docteur en
Pharmacie. Il occupe une chaire à la Faculté des Sciences et est en même
temps Directeur de l'École Supérieure de Pharmacie. En fait, la plupart de ses
activités le portent à s'intéresser à la botanique. Depuis 10 ans déjà il est
membre de l'Académie des Sciences et Lettres de Montpellier. La légion
d'Honneur lui a été attribuée récemment. Quelques années plus tard,
Planchon deviendra Professeur d'Histoire Naturelle et Médicale à la faculté
de Médecine et Directeur du Jardin des Plantes.
Félix Sahut est horticulteur et président de la société d'Horticulture de
l'Hérault. Il est né en 1835 et a donc 33 ans. Il écrira plus tard un ouvrage sur
les vignes américaines pour lequel il recevra plusieurs médailles d'or. A la
fin de sa vie il sera membre de 72 Sociétés Savantes!
Rendus dans les régions dévastées, les trois délégués de l'Hérault
parcourent les vignes en compagnie de viticulteurs et de collègues du
Vaucluse. Chez Monsieur de Lagoy à St-Martin-de-Crau, le 15 juillet 1868
on arrache une souche malade. On se demande en effet si la vigne n'est pas
attaquée par un champignon au niveau des racines. Le compte rendu de
mission, signé par les trois experts, mais en réalité écrit par Bazille est
explicite. Il précise:
"Les loupes sont de nouveau promenées avec soin sur les
racines des souches arrachées; point de champignon, point de cryptogame; mais
bientôt, sous le verre grossissant de l'instrument, apparaît un insecte, un puceron de
couleur jaunâtre, fixé au bois et suçant la sève. On regarde plus attentivement, ce
n'est plus un, ce n'est plus dix, mais des centaines, des milliers de pucerons que l'on
aperçoit à divers états de développement. Ils sont partout, sur les racines profondes
comme sur les racines superficielles ...
".
Les trois experts parcourent alors, pendant trois jours, toute la région
attaquée. A Gravaison, dans la Crau, à Châteauneuf-du-Pape, à Orange,
partout ils retrouvent l'insecte jaunâtre sur les racines des vignes malades.
L'affaire est donc d'une gravité exceptionnelle. Les experts le comprennent
immédiatement. Tous les viticulteurs doivent être mis au courant.
II. DIFFUSION DE LA NOUVELLE
Le rapport de mission est diffusé à la fois dans le Messager du Midi (22
juillet), le Bulletin de la société d'Agriculture et dans l'Indicateur de
Carpentras (9 août). Planchon rédige parallèlement un Compte Rendu pour
l'Académie des Sciences, également co-signé. Celui-ci est accepté et reproduit
en entier ce qui n'est pas, paraît-il, dans la tradition de l'époque et témoigne de
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l'intérêt porté, par la communauté scientifique, aux observations des
Héraultais. Les membres de la société Agricole de Vaucluse furent un peu
dépités d'être exclus de ces comptes-rendus. Pour eux:
"Les délégués de
l'Hérault livraient à la publicité leur rapport sommaire".
Le message diffusé si largement par les découvreurs de l'insecte est clair
et important:
"Quelque peu agréable que soit le rôle de prophète de malheur, il est
de notre devoir de faire connaître la pénible impression que nous rapportons de
Provence, et de sonner le Tocsin d'alarme… Le mal est déjà immense, il a un
caractère contagieux auquel on ne peut se méprendre, et si le fléau ne disparaît pas
comme il est venu, si un remède prompt et énergique n'est pas trouvé, avant dix ans
la Provence n'aura plus une seule vigne ... Le Languedoc est bien près du foyer du
mal, il est même envahi sur quelques points; il ne suffit donc pas de nous apitoyer sur
le sort de nos voisins. Il faut veiller à notre propre conservation. Le Midi tout entier
serait bien vite ruiné par cette terrible peste".
Tout cela est prémonitoire; nous
verrons un peu plus loin l'importance des dégâts dont le puceron sera
responsable en France. Dans leur texte, les experts égratignent quelque peu
Henri Marès. Ils écrivent en effet:
"Il y a peu de jours encore, le Comité Agricole
de Carpentras appelait près de lui l'un de nos plus habiles viticulteurs de l'Hérault,
et, après un examen du vignoble attaqué, le Comité, fort de l'opinion de notre
compatriote, déclarait solennellement qu'il n’y avait pas lieu de s'effrayer et que les
froids rigoureux et prolongés de cet hiver étaient seuls cause du triste état de la
vigne. Nous nous croyons en conscience obligés de troubler cette dangereuse
quiétude".
Mais les trois hommes n'imaginaient pas combien il leur faudrait
batailler pour convaincre leurs contemporains de la réalité de leurs
observations. En particulier, depuis Paris, on a du mal à croire qu'un puceron
puisse faire de tels dégâts car cela ne s'est jamais produit. Les savants de la
Capitale, sans même se déplacer, émettent leur avis sur la maladie frappant
les vignes du Midi. Pour eux, le puceron n'est pas la cause de la maladie; il
en est la conséquence et se contente d'attaquer des ceps affaiblis par la
sécheresse régnant cette année là en Provence. Cette hypothèse est défendue
par le Comte Paul de Gasparin le 20 août 1868, dans le Journal de
l'Agriculture. Cela est fait avec un brin de condescendance que les
montpelliérains ne pardonneront pas:
"On en a conclu à grand bruit que ces
pauvres petites bêtes avaient amené la mortalité des vignes. Comme cette mortalité a
commencé très fortement avant la période de vitalité de ces insectes, cette opinion me
paraît peu probable. Ce sont de petits insecte jaune d'or, s'apercevant difficilement à
l'œil nu
;
ils se rapprochent plus pour la forme des cloportes que des pucerons,
auxquels je crois que les entomologistes les rattachent
".
Planchon montre à cette occasion son aptitude au raisonnement et à la
démonstration scientifique. Il prouve qu'un pied de vigne sain, cultivé en
pot, périclite si on introduit le puceron en terre et recouvre au contraire sa
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vigueur si on élimine l'insecte par des traitements chimiques. Le puceron est
bien la cause de la maladie ! Mais la démonstration ne suffit pas, Marès lui
même n'est pas convaincu. Au Congrès Régional de Lyon le 23 avril 1869,
il s'efforce de démontrer que le puceron est étranger à la destruction du
vignoble. Or cet homme est écouté. Il est l'une des cinq personnalités de
l'Hérault figurant dans la liste des collaborateurs du Journal d'Agriculture
Pratique ...
On peut comprendre pourquoi certains se trompent si lourdement. Les
pucerons vident de leur contenu des cellules turgescentes et s'observent en
grande quantité sur les racines des souches en pleine vigueur. Lorsque les
plantes dépérissent et sont en quelque sorte moins juteuses, les pucerons les
abandonnent. Une analyse superficielle peut ainsi faire croire à l'innocence
de l'insecte puisque les souches qui achèvent de mourir en sont dépourvues.
La discussion durera jusqu'au milieu de 1873, certains savants parisiens
niant l'évidence jusqu'au bout.
III. L'IDENTIFICATION DE L'INSECTE
Planchon, botaniste de formation n'est pas très bien placé pour étudier
un insecte et la logique aurait voulu qu'il s'arrête à la découverte première et
passe le relais à des spécialistes. Mais cet homme a la volonté, l'intelligence
et le sens politique nécessaires pour réussir hors de sa spécialité première.
Pour l'aider il a la chance d'avoir pour beau-frère Jules Lichtenstein,
propriétaire mais aussi - quel heureux hasard - excellent entomologiste
amateur !
Planchon ne perd pas une seule journée. Sitôt revenu de St-Martin-de-
Crau, il se rend le 17 juillet 1868 au domicile de M.A.L. Donnadieu, Docteur
ès Sciences et préparateur d'Histoire Naturelle à la Faculté des Sciences. Il
s'agit d'examiner, avec ce spécialiste, les pucerons ramenés de Provence.
Donnadieu a semble-t-il un microscope chez lui. Cet homme publiera
beaucoup plus tard, en 1887, le compte rendu de la rencontre. Planchon
propose d'appeler l'insecte « Rhizaphis vastatrix », c'est-à-dire puceron
dévastateur lié aux racines. Donnadieu fit remarquer qu'il ne fallait pas aller
trop vite et que le puceron avait peut-être déjà été décrit sous un autre nom.
Planchon aurait répondu:
"Prenons toujours date, c'est là l'essentiel, et si c'est déjà
décrit nous seront toujours à temps de rectifier".
C'est donc sous le nom de
Rhizaphis vastatrix que l'insecte apparu dans les premiers textes scientifiques
publiés à son sujet. Mais il fallut rectifier en effet : Planchon ayant adressé
des pucerons au Docteur Signoret, entomologiste parisien, celui-ci répondit
qu'il avait reconnu dans cet insecte un Phylloxera (les Phylloxeras dont
certains vivent sur les chênes provoquent le dessèchement des feuilles, d'ou
leur nom). Le puceron de la vigne fut donc transformé en
Phylloxera
vastatrix
.
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A Oxford, Westwood ne restait pas inactif. Comme on lui envoyait de
plus en plus souvent, de toute l'Angleterre, des pucerons trouvés dans des
serres, sur des pieds de vigne, il se décide enfin à publier ses notes en 1868 à
l'Ashmolean Society d'Oxford. Ignorant alors les travaux français, il nomme
Peritymbia vitisana l'insecte. Vitisana fait référence à la vigne et Peritymbia
évoque la forme de la gale. D'après Westwood celle-ci constitue autour du
puceron et de ses œufs une sorte de tombeau. L'entomologiste fait remarquer
que l'insecte attaque aussi bien les feuilles que les racines. C'est là une
observation importante. Quelques mois après, il comprend, en lisant des
articles dans des revues ou journaux, que son Peritymbia est le Phylloxera des
entomologistes français. Le 30 janvier 1869 il mentionne l'identité des deux
pucerons dans une publication adressée à une revue spécialisée. Planchon et
Lichtenstein se procurent le texte de la communication, le traduisent et le font
paraître dans le "Messager Agricole". Westwood explique que ni Rhizaphis,
ni Phylloxera ne sont des termes convenables puisque le puceron attaque à la
fois les racines et les feuilles. Planchon et Lichtenstein s'autorisent quelques
commentaires sous forme de notes infra-paginales. D'après eux la
communication de Westwood à l'Ashmolean Society était peut-être seulement
orale. Le savant anglais ne peut donc bénéficier de l'antériorité et, disent-ils,
l'insecte doit demeurer "Phylloxera vastatrix" !
Il faut avouer que Planchon sait mettre en valeur ses contributions
scientifiques. Le lecteur prenant connaissance des événements, plus d'un
siècle après, peut se tromper et attribuer à Planchon ce qui ne lui appartient
pas. Par exemple, dans un article de la Revue des deux Mondes, le Professeur
écrit en 1874 :
"Je cherchais obstinément la forme ailée de l'insecte que je
supposais devoir exister. Cette forme existait en effet, et l'ayant découverte à l'état de
nymphe avec ses ailes encore enfermées dans leur fourreau, je la vis éclore le 28
août 1868
comme un élégant petit moucheron, ou plutôt comme une cigale en
miniature, portant étalées à plat ses quatre ailes transparentes. Dès lors mon
Rhizaphis devenait un Phylloxera".
Tout cela est certainement exact, mais c'est
oublier que la reconnaissance du genre Phylloxera est due à Signoret. C'est
oublier aussi que Pierre Boiteau, vétérinaire à Villegouge dans la Gironde, a
aperçu, le premier, l'insecte ailé et obtenu, pour cette découverte, une
Médaille d'or décernée par le Ministre de l'Agriculture et du Commerce…
Mais cela ne doit pas occulter les éminentes qualités de Planchon: intelligence
supérieure et esprit clair. Son style était superbe, ses synthèses excellentes et
surtout il savait procéder avec finesse et rigueur pour mettre au point des
expériences simples conduisant à des démonstrations scientifiques
percutantes.
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IV. LES DÉGÂTS DU PHYLLOXERA
En 1867 les dégâts du Phylloxera sont spectaculaires mais localisés.
Par la suite, l'insecte va se répandre rapidement. D'une part il progresse
sous ou sur le sol, de racine en racine et de souche en souche. D'autre part,
sous forme ailée, il est entraîné par le vent et va créer de nouveaux foyers
d'infection là où il est jeté à terre, parfois à plusieurs dizaines de km de son
point de départ. C'est Lichtenstein qui prouve l'existence de ce mode de
dissémination en observant des Phylloxéras ailés arrêtés par des toiles
d'araignées tendues dans des vignes encore indemnes. Ainsi le vignoble se
parsème t-il de taches dans lesquelles les souches dépérissent une année avant
de se dessécher complètement l'année suivante. Puis les taches se rejoignent
progressivement. Des Commissions Départementales du Phylloxera sont
créées. Impuissantes, elles dressent, mois après mois, les cartes montrant la
progression de l'ennemi. C'est une période curieuse pour la viticulture.
Certains propriétaires, encore épargnés par le puceron, profitent de la hausse
des cours du vin et gagnent beaucoup d'argent. D'autres, dont les vignes sont
dévastées, se ruinent à la fois parce qu'ils n'ont plus de récolte et parce que
leur capital foncier se déprécie. Les bonnes terres de plaine qui peuvent
porter des céréales se négocient à la moitié de leur prix ancien. Les terres des
coteaux, ne convenant qu'à la vigne, ne valent plus rien (SCHAEFFER,
1969).
Les avant-gardes de l'armée des Phylloxéras prospectent l'Hérault dès
1869. On les repère au domaine de Coulondre dans la commune de St-Gély-
du-Fesc. Jusqu'en 1875 les dégâts sont peu importants. Cette année là, la
récolte de l'Hérault est superbe, elle atteint 13 millions d'hectolitres alors
qu'elle n'a jamais dépassé 15 millions d'hectolitres dans les 20 années
précédentes. Mais en 1876, l'effondrement est brutal. On tombe à 6,5
millions d'hectolitres. Cela représente une chute de 50 % en une seule année.
En 1885 le désastre est complet et la récolte départementale est limitée à
deux millions d'hectolitres soit un sixième de la normale. De nombreuses
familles sont dans la misère totale.
De plus, comme un bon tacticien, le Phylloxera ouvre deux fronts à la
fois. En même temps qu'il attaque en Provence et en Languedoc, il ruine la
région de Bordeaux à partir d'un foyer d'infection installé primitivement à
Floirac, c'est-à-dire en plein cœur du vignoble.
En réalité, toute la France est concernée. Avant l'invasion, la récolte
nationale annuelle oscillait entre 40 et 70 millions d'hectolitres. En 1879 la
production tombe à 25 millions d'hectolitres. Il faudra attendre 1893 pour la
voir remonter à une valeur presque normale.
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V. SUR LA PISTE AMÉRICAINE
Jules Lichtenstein est un homme modeste mais remarquable.
Propriétaire, il passe beaucoup de son temps à l'étude des insectes, en
amateur. Il est d'origine allemande et d'une famille de naturalistes. Son oncle
fut professeur de zoologie à l'Université de Berlin, avant de devenir
Inspecteur Général des Musées Zoologiques d'Allemagne. Jules Lichtenstein
parle et écrit plusieurs langues : le Français, l'Allemand mais aussi l'Anglais
et l'Espagnol. Il possède des ouvrages d'entomologie de différentes origines.
Il va aider son beau-frère Planchon dans l'étude du Phylloxera. Cela lui
apportera une indiscutable notoriété. Il deviendra membre de l'Académie de
Montpellier, au siège numéro un de la section Sciences, en 1883.
Dès le 10 août 1868, c'est-à-dire quelques jours à peine après la
découverte du puceron, Lichtenstein observe que le Rhizaphis de Planchon
ressemble fort au Pemphigus vitifoliae décrit aux États-Unis d'Amérique en
1855 par un dénommé Asa Fitch. C'est là une observation importante. Certes,
il existe bien des différences morphologiques de détail entre les deux
aphidiens mais cela pourrait correspondre au fait que le cycle biologique des
pucerons est complexe et que plusieurs formes morphologiques peuvent se
succéder au sein de ce cycle. Lichtenstein attend 1869 pour signaler dans la
revue "Insectologie Agricole" cette ressemblance troublante entre le puceron
américain et le nôtre. Mais un problème demeure : l'insecte américain vit sur
les feuilles de vigne tandis que notre Phylloxera paraît inféodé aux racines.
Certes, Westwood avait trouvé dès 1867 des insectes à la fois sur les feuilles
et sur les racines mais ses travaux sont encore inconnus en France à la date où
Lichtenstein lance les recherches sur la piste américaine. Dans ces conditions,
il convient maintenant d'examiner les vignes de près pour déterminer si, oui
ou non, on peut trouver des Phylloxeras sur leurs feuilles.
Léo Laliman, propriétaire à Floirac dans le Bordelais, annonce dans le
bulletin de la société d'Agriculture et d'Horticulture de Vaucluse la
découverte, vers la fin de juillet 1869, de la forme gallicole, c'est-à-dire
foliaire, du Phylloxera. Celle-ci existe donc en France, même si elle est rare.
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Planchon et Lichtenstein, dans la revue bibliographique qu'ils
consacrent au Phylloxera en 1872, écrivent qu'eux-mêmes avaient vu cette
forme gallicole à Sorgues, le 11 juillet c'est-à-dire quelques jours avant
Laliman. Une telle affirmation est sans doute vraie, mais elle ne saurait
concéder l'antériorité dans le domaine scientifique. Laliman peut donc être
considéré comme l'auteur de cette découverte, au moins dans notre pays. Léo
Laliman mérite d'être présenté. Il est né en 1817. Il a donc 51 ans en 1868.
Lui aussi porte barbe et moustaches. Il est viticulteur et pépiniériste.
Intelligent, autodidacte, pas toujours rigoureux dans ses raisonnements mais
assurément passionné, il sera en première ligne dans tous les combats liés à la
crise phylloxérique.
Un an après la découverte de l'insecte gallicole en France, Planchon et
Lichtenstein réussissent à élever, sur des racines, des insectes sortis des gales
des feuilles. Ils publient cette expérience dans les Comptes Rendus de
l'Académie des Sciences du 1
er
août 1870. Différents journaux de la région
reprennent l'information.
De l'autre côté de l'Atlantique, des observations complémentaires sont
faites dans le Missouri par l'entomologiste américain d'origine anglaise
Charles Valentine Riley. Celui-ci constate l'existence de faibles quantités de
Phylloxéras sur les racines de vignes américaines. Les différences de
comportement entre l'insecte américain et l'insecte français sont donc
minimes. Elles pourraient s'expliquer par des contraintes différentes exercées
par le milieu naturel de part et d'autre de l'Atlantique. En bref, il pourrait
s'agir d'une seule et même espèce de puceron ! Cela est bientôt démontré.
Riley adresse à Signoret des pucerons prélevés en Amérique. L'entomologiste
parisien est ainsi le premier à constater, de visu, l'identité de l'espèce
américaine et de l'espèce européenne. Dans un tel contexte, on souhaite
rencontrer le savant américain et discuter avec lui. Or, en 1871, celui-ci est à
Londres. Planchon et Lichtenstein l'apprennent et avertissent le président de
la société Centrale d'Agriculture, Louis Vialla. Une invitation est envoyée en
Angleterre. Riley l'accepte et est reçu à Montpellier. Ce jeune et brillant
entomologiste a 28 ans. Il confirme en arrivant l'identité de l'insecte
languedocien et de l'insecte qu'il connaît en Amérique. Pour plus de sûreté, il
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partira de France avec quelques pucerons pour les comparer à son retour avec
ceux du Nouveau Monde. Entre ce savant et les Héraultais va naître une
solide amitié. Riley viendra plusieurs fois en France. Il accompagnera dans
leur périple aux USA les deux français qui franchiront l'Atlantique pour
assurer la sauvegarde de la viticulture européenne : Planchon en 1873 et Pierre
Viala en 1887.
Une autre observation est faite. Elle aussi attire les regards et les
réflexions vers l'Amérique. Depuis quelques années, en France, les
pépiniéristes et les amateurs avaient pris l'habitude de cultiver, ici ou là,
quelques pieds de vignes d'origine américaine. C'est certainement la crise de
l'oïdium, entre 1850 et 1857, qui avait poussé les viticulteurs à introduire ces
étrangères en espérant trouver parmi elles une espèce à la fois productive, de
haute qualité vinicole et résistante au champignon. Leurs espoirs avaient été
déçus, mais l'habitude de collectionner les vignes était restée. Or, lors du
Congrès Viticole de Beaune en novembre 1869 Léo Laliman fait une
déclaration surprenante : les vignes américaines, plantées dans son domaine
de Floirac, continuent de pousser vigoureusement alors que les vignes
françaises sont ravagées par le Phylloxera. De fait, dans tout le Midi, les
vignes américaines apparaissent résistantes, à quelques espèces près.
VI. LA FIN DE L’ENIGME
Il est maintenant possible de reconstituer toute l'histoire. Le
Phylloxera est un insecte originaire d'Amérique. Là bas, il vivait sur la
vigne américaine, peu sensible à ses piqûres et peu favorable à son
alimentation. Ainsi, les populations d'insectes étaient-elles maintenues à un
niveau raisonnable. Les vignes n'étaient pas en danger de disparition et, en
conséquence, l'insecte pouvait subsister. Un équilibre hôte-parasite s'était
établi. Le Phylloxera avait été ensuite importé dans l'Ancien Monde, en
même temps que du matériel végétal d'origine américaine destiné à des
serres (cas de l'Angleterre) ou à des pépinières (cas de la France). Là, le
puceron avait été mis en contact avec la vigne française qui constituait pour
lui un aliment de choix et allait permettre le développement explosif de ses
populations. La viticulture européenne était alors menacée de mort ! On
comprenait maintenant pourquoi les tentatives d'introduction de la vigne
française en Amérique avaient échoué. Le Phylloxera les détruisait et
l'inexpérience des colons américains, si souvent invoquée, n'était pas en
cause. On comprenait aussi pourquoi les premiers foyers d'attaque du
Phylloxera en France se situaient toujours à proximité de parcelles
couvertes de vignes américaines mais pas dans ces dernières demeurées
indemnes. On comprenait enfin pourquoi les deux foyers primitifs
d'infection se situaient près de Bordeaux et près du Rhône. Les transports se
faisant surtout par bateau, c'est à proximité des ports que l'importation de
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plants américains avait été la plus massive.
On se met bientôt à rechercher les coupables, c'est-à-dire les
propriétaires des vignes à l'origine des premiers foyers d'infection.
Planchon, et quelques autres, dressent la liste des suspects pour la France et
pour les autres pays d'Europe. C'est une véritable enquête. On cherche qui a
reçu des plants et qui les a envoyés. Du côté du Rhône, Monsieur de Borty
et les Frères Audibert sont accusés. Du côté de Genève, les pépinières et
Serres de Prégny, appartenant aux Rothschild, sont en cause pour avoir
reçu, par bateau et chemin de fer, des boutures d'Angleterre. Du côté de
Bordeaux, Laliman est désigné. Celui proteste de son innocence. Il écrit le
27 avril 1874 :
"Monsieur Planchon fait fausse route, mes vignes n'ont été atteintes
qu'en 1868
et lorsque les vignes de Monsieur de Penarun et celles de Létang de
Puyau l'étaient depuis 1863
,
et étaient mortes ou expirantes. Je n'ai donc pu leur
communiquer le Phylloxera que je n'avais pas. Ma vigne n'a donc pas été le foyer
original du mal; mais pour le besoin de la science, il paraît qu'il faut qu'il en soit
ainsi".
Laliman a raison de se défendre. On peut penser aujourd'hui que
plusieurs foyers d'infection furent à l'origine de l'invasion dans le bordelais.
Sa responsabilité dans la destruction du vignoble aquitanien est donc à
partager avec d'autres propriétaires. Mais cet homme avait le tort de beaucoup
écrire et de beaucoup parler. Depuis le Congrès de Beaune il était, pour toute
la France, le plus connu des propriétaires de vignes américaines et donc le
principal coupable. On le lui disait. On le lui écrivait. Quel poids sur les
épaules de cet homme accusé d'avoir ruiné des dizaines de milliers de gens !
Sa vie durant. Laliman, pathétique, chercha à démontrer qu'il était innocent.
Pour cela, il utilisait des raisonnements compliqués et parfois spécieux. Il
exploitait les incertitudes et divergences des savants de l'époque concernant
les mœurs du puceron. Pour lui, le Phylloxera est originaire de France, il s'est
soudain multiplié pour une cause inconnue, puis a envahi l'Amérique.
Planchon trouve le moyen de démolir le raisonnement. Ayant l'occasion, en
1873, de faire un voyage en Amérique pour continuer les études relatives au
phylloxera; il découvre des gales phylloxériques, dans des herbiers, sur des
feuilles de vignes récoltées en 1834 au Texas, soit plus de 30 ans avant la
destruction du vignoble français. L'insecte existait donc dans le Nouveau
Monde bien avant qu'on le découvre chez nous.
Mais il reste beaucoup de choses à apprendre concernant la biologie du
Phylloxera. A ce niveau, l'intervention de biologistes professionnels est
indispensable. Deux d'entre eux vont particulièrement s'illustrer. D'une part
Maxime Cornu publie en 1878 un ouvrage intitulé "Études sur le Phylloxera
vastatrix". D'autre part G. Balbiani, professeur au Collège de France, est
également l'auteur d'un ouvrage important sur le même sujet. Mais de son
côté Lichtenstein continue de travailler. Il est le premier à montrer la rapidité
de la reproduction de l'insecte des racines, une génération pouvant éclore,
Académie des Sciences et Lettres de Montpellier, 1993, J.P. Legros
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vivre et se reproduire en moins d'un mois. On découvre progressivement
l'incroyable complexité de la biologie du Phylloxera. La forme gallicole
correspond à des femelles se reproduisant par parthénogenèse, c'est-à-dire
sans s'accoupler. Les œufs produits donnent d'autres gallicoles ou bien des
insectes susceptibles de migrer sur les racines et de devenir radicicoles. Il
s'agit encore de femelles qui pondent aussi des œufs, subissent des mues et
apparaissent donc sous différentes formes avant de se reproduire à leur tour
par parthénogenèse pour donner d'autres radicicoles. Certains de ceux-ci se
transforment en nymphes produisant des ailés susceptibles de migrer par voie
aérienne. Ces ailés pondent aussi des œufs donnant des sexués mâles ou
femelles. Après accouplement, la femelle sexuée pond un seul œuf d'hiver
déposé sous une écorce à l'automne. Au printemps, il en sort une fondatrice se
fixant sur une feuille où elle forme une gale. Des gallicoles en sortent. On
n'ose dire que le cycle est bouclé car plusieurs cycles sont imbriqués entre
celui des insectes vivant sur les feuilles, celui des insectes vivant sur les
racines, celui des ailés et sexués.
L'essentiel est de remarquer l'extrême prolificité de ce puceron. Les
femelles gallicoles ou radicicoles sont susceptibles de pondre une ou même
plusieurs centaines d'œufs en moins de huit jours, quand il fait chaud. En
théorie, c'est-à-dire en l'absence de parasites ou d'ennemis naturels, un seul
insecte, en une seule année, pourrait donner une descendance comprenant
des milliards d'individus. Ainsi un ennemi minuscule, dérisoire en apparence,
a-t-il pu ruiner à une vitesse stupéfiante tout le vignoble européen!
VII. LA POLÉMIQUE PLANCHON / SAHUT
En 1874, Planchon est un homme célèbre. A tous ses titres
universitaires s'ajoute pour lui la gloire d'avoir découvert le Phylloxera et
d'avoir fait notablement progresser sur plusieurs points les connaissances
relatives à la biologie de l'insecte. Quelques mois plut tôt il s'est rendu en
Amérique pour une mission d'étude. L'importance scientifique du voyage, et
l'écho qui en est donné dans tous les journaux renforcent encore sa notoriété.
Les colonnes de la Revue des Deux Mondes lui sont ouvertes. Il y présente,
en termes clairs et simples, pour le grand public, une superbe synthèse sur les
connaissances de l'époque relatives au Phylloxera : origine, extension,
moyens de lutte, etc. Mais, inexplicablement, il ne cite pas le nom des co-
auteurs de la découverte de 1868. Bien plus, il emploie la première personne
du singulier:
"Un coup de pioche heureux met à jour quelques racines, sur
lesquelles je vois à l'œil nu des taches et des traînées de points jaunâtres".
Le
compte rendu de 1868 n'est pas mentionné.
Les réactions des co-découvreurs sont différentes. Bazille se tait.
Planchon et lui sont parents et font partie de la même haute société
Académie des Sciences et Lettres de Montpellier, 1993, J.P. Legros
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protestante de Montpellier. Sahut, au contraire, va réagir. D'autres que lui
auraient pu le faire car cet article de 1874 est rédigé d'une manière
maladroite. A y regarder de très près, des hommes comme Laliman,
Lichtenstein et Signoret pourraient juger que leur contribution a été sous-
estimée. Laliman fera d'ailleurs quelques observations. En revanche, Sahut
adresse une réclamation à la société des Agriculteurs de France, en février
1875. Sa lettre reste sans réponse. L'affaire se tasse et paraît définitivement
classée. Mais huit ans plus tard, Gustave Foëx, professeur à l'École
d'Agriculture et directeur de cette institution, rouvre brutalement la plaie,
sans doute mal cicatrisée, faite dans l'amour propre de Sahut. Il rédige et
publie un superbe cours de Viticulture, ouvrage de référence qui a un succès
considérable. Or, pour raconter la découverte du Phylloxera, il utilise la
Revue des Deux Mondes, c'est-à-dire la version de Planchon. L'Histoire risque
d'oublier définitivement Bazille et Sahut !
Au début de 1887 Sahut publie la troisième édition de son ouvrage
"Les
vignes américaines".
Il revient sur la découverte de l'insecte et présente sa
version des faits. C'est très probablement la version la plus juste et la plus
honnête que l'on puisse donner sur le sujet:
"j'eus la pensée de faire arracher
des racines sur les vignes déjà atteintes pour les examiner attentivement ... En
promenant ma loupe sur l'épiderme de ces racines de vigne, je découvris ainsi
quelques petits points jaunes que je montrai immédiatement à M. Planchon..."
Dans le même ouvrage, il appelle Foëx à rectifier sa relation des faits à
l'occasion de la prochaine édition de son cours. Planchon, indirectement
interpellé, est obligé de s'expliquer d'une part sur l'absence du nom des autres
délégués dans son article de 1874 et d'autre part sur son rôle propre dans la
découverte de l'insecte. Il le fait dans plusieurs notes publiées en 1887 dans sa
revue
"La vigne américaine",
notes auxquelles Sahut répond. Concernant
l'absence de citation, l'explication de Planchon n'est pas satisfaisante. La revue
des Deux Mondes n'admettrait pas le style scientifique et les détails
minutieux! La Duchesse de Fitz-James, faisant l'éloge de Planchon, après la
mort de celui-ci, insiste avec une certaine lourdeur : l'auteur aurait manqué de
place à cause de la concision imposée par le directeur de la revue (l'article
faisait en réalité 23 pages). Sur le second point au contraire, les choses sont
Académie des Sciences et Lettres de Montpellier, 1993, J.P. Legros
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claires : le premier découvreur du puceron n'a précédé le second que d'une
fraction de seconde ! A partir des textes publiés par les protagonistes on peut
reconstituer le dialogue ou plutôt les termes de la controverse :
Sahut :
"En faisant passer à M. Planchon la racine il n'y avait pas, dans ma
pensée, le moindre doute et dès ce moment les points jaunes étaient pour moi des
insectes et ces insectes étaient des pucerons".
Planchon :
"Les points jaunes étaient dans sa pensée des pucerons. Il
l'affirme. Je l'admets. Mais ces pucerons qui en a déterminé les caractères ? qui
en a étudié les phases biologiques ? qui l'a nommé, décrit ? qui, surtout dès le
premier moment l'a désigné comme l'ennemi qu'on avait vainement cherché ? Et
n'est-ce pas là ce qui constitue la vraie découverte
?"
En fait, Planchon comptait pour peu de choses, dans toute l'histoire du
Phylloxera, l'épisode de St-Martin-de-Crau. Il lui avait accordé moins d'une
demi-page dans son article de 1874. Sahut au contraire tenait à cette journée
qui l'avait propulsé au-devant de l'actualité de l'époque. Avec le recul du
temps, il ne faut pas regretter cette polémique. Grâce à elle les auteurs ont
dû s'expliquer dans le détail. On sait donc tout sur cette journée historique
qui vit la découverte du Phylloxéra.
Le débat s'arrête là entre les deux protagonistes. Tout en défendant
fortement leurs positions respectives, ils ne s'étaient pas départis de leur
grande courtoisie. Planchon termina sa dernière note en évoquant
"une
poignée de main offerte et acceptée d'une et d'autre part".
Il n'en reste pas moins
que cette affaire empoisonna la vie de Planchon de 1874 jusqu'à sa mort en
1888. C'était payer cher un moment d'inattention ! La renommée du grand
Professeur n'eut été en rien diminuée s'il avait cité ses compagnons et s'il
leur avait adressé, à cette occasion, un de ces compliments qu'il savait si
bien tourner. Sahut, de son côté, n'était pas au bout de ses peines car Foëx,
incorrigible et manifestement de mauvaise foi, ne manquera pas une
occasion dans ses articles postérieurs à 1887 d'insister lourdement et de citer
exclusivement la version de Planchon de 1874 ! Agissait-il au nom de
l'amitié? Avait-il été vexé par l'injonction écrite de Sahut lui demandant de
modifier son cours? Se sentait-il plus proche de Planchon, protestant comme
lui? On ne le saura pas!
L'inauguration du monument Planchon, dans le square de la gare de
Montpellier, en 1894, est l'occasion d'un épisode de plus dans cette curieuse
histoire. Le Ministre Vigier, qui n'était pas du pays, fit un superbe discours à
partir des notes préparées à son intention (probablement par Foëx, son
collaborateur direct). Sahut fut oublié, une fois de plus et la découverte du
Phylloxera fut attribuée à Planchon seul. Sahut, une fois encore, réagit et
adressa une lettre au Ministre. Celui-ci lui envoya ses excuses, présentées à
domicile par deux députés. La Presse s'en fit l'écho. Sahut rencontrant
ultérieurement Vigier fut qualifié par le Ministre de
"Christophe Colomb du
Académie des Sciences et Lettres de Montpellier, 1993, J.P. Legros
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Phylloxera".
Cela fit un tel plaisir au destinataire du compliment que celui-ci
écrivit un article pour signaler la chose au public. Sur la fin de sa vie Sahut
paraissait même obsédé par cette affaire et parfois oubliait à son tour, dans
ses écrits, le rôle de Planchon dans la découverte du Phylloxera.
Nous l'avions dit en introduction : la découverte du Phylloxera marqua
toute leur vie les hommes qui la firent.
Dans ces conditions, le compte rendu de 1868 rédigé par Bazille
utilisait un "on" collectif, fort adéquat compte tenu des circonstances :
"
On
regarde plus attentivement, ...
on
aperçoit à divers états de développement ... ".
L'histoire devra retenir cette version que les trois délégués avaient
approuvée et signée. La société Centrale d'Agriculture de l'Hérault ne s'y est
pas trompée. En 1900, elle a repris ce fameux compte rendu pour le faire
figurer dans son livre d'or, officialisant ainsi pour la postérité la découverte
du Phylloxera en France.
CONCLUSION
On sait que la lutte contre le Phylloxera put être organisée. On
découvrit que la meilleure façon de sauver la vigne française était de la
greffer sur des pieds américains, en sélectionnant pour cela des espèces aux
racines insensibles à l'insecte. A partir de 1883 un quart du vignoble de
l'Hérault était déjà greffé. Mais l'insecte poursuivit son œuvre de destruction.
En 1888, à quelques milliers d'hectares près, il ne resta plus, dans le
Département, de vignes françaises franches de pied c'est-à-dire reposant sur
leurs propres racines. D'une certaine façon, la victoire du Phylloxera fut
totale. La viticulture française traditionnelle a complètement cédé devant lui.
Partout, il a fallu greffer et développer des connaissances nouvelles sur la
compatibilité des greffons et porte-greffes, sur l'adaptation des vignes
américaines à nos sols, etc. Entrer dans les détails de la reconstitution du
vignoble demanderait une autre communication. Mais la victoire du
Phylloxera n'est pas seulement complète, elle est définitive. L'insecte est à
jamais installé dans nos terres de France. Il ne peut en être extirpé.
Aujourd'hui, le viticulteur imprudent qui tenterait de planter une vigne sans
la greffer verrait bientôt les ceps détruits par une armée de pucerons surgis de
nulle part.
Enfin, il faut ajouter que le Rhizaphis, alias Phylloxera, alias
Pemphigus et Peritymbia est en fait connu sous bien d'autres noms. Une
étude très sérieuse a été consacrée à cette question en 1974 par un chercheur
américain (RUSSELL, 1974). Toutes sortes d'appellations ont été recensées.
Planchon lui-même hésitait et dans ses différentes publications on trouve,
outre le Rhizaphis et Phylloxera vastatrix, le Phylloxera vitis folii, le
Peritymbia vastatrix, le Rhizocera vastatrix, le Xerampelus vastator et même
le Phylloxera viteus vastator. Pour diverses raisons, d'ordre entomologique,
Académie des Sciences et Lettres de Montpellier, 1993, J.P. Legros
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et pour respecter l'antériorité des premières dénominations données (c'était
en Amérique), le nom officiel de l'insecte devrait être Daktulosphaera
vitifoliae (Fitch, 1855 et Shimer en 1866). Mais la question n'est pas encore
réglée aujourd'hui. Les européens ont tendance à se référer au
"Daktulosphaera" américain, tandis que ceux-ci préfèrent par habitude le
"Phylloxera" européen. C'est une sorte d'échange de politesses. Ainsi, force
est de constater que cette peste innommable n'a pas encore fini de faire parler
d'elle.
Jean-Paul LEGROS
BIBLIOGRAPHIE
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JOURDAN Éditeur. 268 p.
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des racines de la vigne. C.R. Acad. Sciences 1'" Août, 298-300, reproduit dans deux journaux.
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POUR EN SAVOIR BEAUCOUP PLUS :
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D’olivier de Serres à René Dumont, portraits
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. Coll. Tec/doc, Lavoisier, 320 p.
LEGROS J.P. et ARGELES J., 1997.
L’odyssée des agronomes de Montpellier
. Ecole Nat.
Supérieure Agronomique de Montpellier, 400 p.