Histoire

Pourquoi le christianisme a défendu l'esclavage (avant de le dénoncer)

Dans Christianisme et esclavage, l'historien Olivier Grenouilleau retrace les liens complexes entre religion et traite.

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Des esclavages dans une plantation de Virginie (World History Archive).

Des esclavages dans une plantation de Virginie (World History Archive).

Photo by Ann Ronan Picture Library / Photo12 via AFP

"L'homme a besoin d'esclaves". Au XIIIe siècle, le théologien Thomas d'Aquin se montrait formel : l'esclavage, un héritage du péché originel, représenterait une nécessité "terrestre". Dans l'imposant Christianisme et esclavage, l'historien Olivier Grenouilleau, grand spécialiste du sujet, tente de comprendre pourquoi une religion prônant l'amour de son prochain a tant tardé à lutter contre une pratique inhumaine. 

Si dans l'Epître à Philémon Paul de Tarse conseille à son correspondant d'accueillir "comme un frère" l'esclave Onésime qui vient de fuir, cela ne signifie pas qu'il faille l'affranchir. Premier empereur chrétien, Constantin interdit certes le spectacle des gladiateurs, mais les condamnés au cirque se retrouvent affectés aux mines, avec une mortalité là aussi élevée. L'Eglise, qui a besoin de ressources, fait tout pour conserver son patrimoine en esclaves. En 506, le concile d'Agde décrète qu'aucun évêque ne peut en vendre sans l'assentiment de confrères voisins. L'institution tentera tout de même de retirer aux maîtres le droit de vie et de mort sur leurs possessions humaines.  

Peu à peu, dans les Etats chrétiens occidentaux, se répand l'idée qu'un chrétien ne peut pas être réduit en servitude par un autre. L'esclavage "interne" disparaît, mais du VIIIe au XVe siècle se développent des grands circuits de traite à l'extérieur, confrontant chrétiens et musulmans autour de la Méditerranée. 

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Les grandes découvertes vont changer la donne. La papauté se prononce contre l'esclavage des Amérindiens, avant même la controverse de Valladolid. En 1530, Charles Quint ordonne "de ne pouvoir capturer ni faire esclave aucun Indien", une interdiction qui devient absolue. L'intérêt est moins humanitaire que prosélyte. Le calvaire des Indiens se poursuivra sous d'autres formes...  

A l'inverse, la papauté ne condamne pas la traite des Africains, pourtant d'emblée considérés comme des humains. Comme le rappelle Olivier Grenouilleau, "l'image du Noir n'est pas négative dans l'Europe de la fin du Moyen Age", comme l'attestent les représentations du Roi mage Balthazar ou de saint Maurice. Pour l'historien, l'explication tient au fait que les populations d'Afrique subsaharienne vivent sous le contrôle de princes autonomes et ne sont pas considérées comme des "sujets" à évangéliser. Le commerce triangulaire marque alors la racialisation de l'esclavage : "Pour les colons, l'Africain noir devient synonyme d'esclave."  

Quand Luther dénonce l'esclavage des... Allemands

Naïvement, on aurait pu penser que la Réforme dénoncerait ces dérives. Mais Martin Luther ne fustige qu'un esclavage, celui des Allemands sous le joug d'un pape perçu comme l'Antéchrist. Le fondateur du protestantisme, qui a des mots très durs contre la révolte des paysans, défend l'inégalité entre les hommes en se basant sur l'Ancien Testament. Olivier Grenouilleau souligne ainsi qu'il serait inutile d'établir une "concurrence morbide entre pays catholiques du Sud et protestants du Nord". Si les puissances catholiques ont entrepris la traite transatlantique au XVIe siècle, ce sont l'Angleterre et les Provinces-Unies qui lui impulsent la plus grande dynamique au XVIIIe siècle. 

Pourtant, le christianisme a aussi joué un rôle clef dans la lutte contre l'esclavage. Fondateur du méthodisme, John Wesley (1703-1791) signe avec ses Réflexions sur l'esclavage l'un des premiers grands textes abolitionnistes. Le quaker Anthony Benezet et le théologien suisse Benjamin-Sigismond Frossard militent eux aussi pour cette cause au nom d'un engagement moral. En France, l'abbé Grégoire pourfend les préjugés à l'encontre des Africains, et invite à "prononcer l'infamie" sur les "négriers".  

Aux Etats-Unis, la question provoque même, au milieu du XIXe siècle, des schismes parmi les méthodistes, baptistes ou presbytériens. Au Nord, une majorité s'engage en faveur de l'abolition, tandis qu'au Sud on rappelle l'esclavage omniprésent dans l'Ancien Testament, et on se repose sur une interprétation biaisée de la Genèse avec la "malédiction de Cham" : Noé ayant maudit Canaan, plus jeune fils de Cham, en le condamnant à la "servitude," on fait des Africains les descendants de ce même Cham. Quand bien même le texte ne fait bien sûr aucune référence à la couleur de peau des protagonistes.  

En 1839, Grégoire XVI finit par officiellement condamner la traite. Avec Vatican II viendra le temps d'un discours catholique centré sur la dignité de l'homme, avant la repentance. En 1992, à Gorée, Jean-Paul II déclarera que "des personnes baptisées, mais qui n'ont pas vécu leur foi" ont pris part à ce "honteux commerce".  

Conclusion d'Olivier Grenouilleau : "Catholiques et protestants ont pratiqué traite et esclavage ; catholiques et protestants ont, à leur manière, oeuvré pour y mettre un terme." Loin de tout manichéisme, son travail remarquable rappelle ainsi que des textes sacrés peuvent être mobilisés pour défendre tout et son contraire, jusqu'au plus abominable. 

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Christianisme et esclavage, par Olivier Grenouilleau. Gallimard, 539 p., 28,50 €. 

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