
Le Pr Gilles Pialoux, chroniqueur pour L'Express, est chef du service des maladies infectieuses et tropicales à l'hôpital Tenon à Paris (AP-HP).
AFP
Dans cette crise sanitaire qui n'en finit pas, avec en ligne de mire l'inaccessible étoile de l'immunité collective, il n'est désormais pas rare de voir un soignant craquer psychologiquement, physiquement ou moralement. En un mélange d'épuisement, de tristesse, de colère, d'incompréhension et de sidération. Cela se matérialise par des arrêts de travail, des recours au droit de retrait au titre de la procédure de "danger grave et imminent" prévu par le Code du travail, des départs anticipés à la retraite, mais aussi par l'épuisement des comptes épargne-temps, la mise en disponibilité voire le changement d'orientation professionnelle...
Après avoir été présentés comme des superhéros au printemps 2020, applaudis au journal de 20 heures, les soignants, à présent, n'en peuvent plus. Les vagues successives, les trop nombreux décès de patients, le report de vacances, les sous-effectifs, les horaires à rallonge, ou encore les revalorisations salariales insuffisantes du Ségur de la santé : tout cela pèse sur les épaules des blouses blanches et des pyjamas bleus. Au point, aujourd'hui, de menacer notre capacité collective à prendre en charge une éventuelle nouvelle vague.
Certains, surtout dans les défilés du samedi après-midi, voudraient faire porter le chapeau au passe sanitaire et à l'obligation vaccinale. Sans minimiser les craintes partagées - avec le risque ici ou là de devoir se passer de personnels non médicaux opposés à la vaccination dans des services déjà sous tension -, la fracture s'avère en réalité bien plus profonde.
La désillusion face à cette quatrième vague
Les 22es Journées nationales d'infectiologie, qui se sont terminées le 1er septembre, l'ont encore une fois attesté. Une enquête conduite au centre hospitalo-universitaire de Rouen auprès de 794 soignants démontre que 82 % se sentent "davantage fatigués" avec la crise sanitaire, 69 % "vivent la période comme plus difficile professionnellement" et 68 % comme "plus difficile personnellement". Enfin, 19 % des répondants se déclarent "stigmatisés" dans la vie quotidienne du fait de leur activité auprès des malades du Covid-19...
Il faut voir aussi sur les réseaux sociaux, les groupes WhatsApp ou Facebook de soignants, notamment en réanimation ou en infectiologie : la colère qui s'y exprime se trouve à la hauteur de la désillusion face à cette quatrième vague. Car les soignants font face à des malades plus jeunes, comme le montrent les derniers chiffres de la réanimation des hôpitaux de Marseille (AP-HM) : 54 ans en moyenne, dont une moitié de femmes. Et, surtout, des malades à 89 % non vaccinés. Pas de vrais antivax, non, mais des "je n'ai pas confiance", "j'attendais encore un peu", "cela ne protège pas à 100 %", "j'avais peur avec tout ce qui se dit"... Autant de patients passés en quelques jours du "vaccinoscepticisme" à l'intubation.
"Les résistants d'aujourd'hui"
La colère laisse place à la sidération devant les rares patients qui revendiquent haut et fort leur refus de l'injection. Pis, qui s'avèrent suspicieux, si ce n'est opposants, à toute forme de soins. A cela s'ajoutent des situations nouvelles et anxiogènes là où la population est peu immunisée. La Martinique, par exemple, fait face à deux phénomènes inédits : des femmes enceintes atteintes par le Covid-19 et césarisées en urgence, qui donnent naissance à des prématurés, et l'arrivée en pédiatrie de bébés atteints de syndrome de détresse respiratoire aiguë. Des cas pour l'instant isolés, heureusement.
Que dire, aussi, des soignants de Polynésie française qui, avec un taux d'incidence proche de 2 800 cas pour 100 000 habitants, se trouvent contraints de trier les patients et d'exercer une "médecine de guerre". Sans compter, plus généralement, la haine qui s'abat sur celles et ceux qui témoignent sur Internet ou dans les médias traditionnels de leur mal-être face à ces malades non vaccinés...
Certes, à l'inverse, une poignée de soignants s'oppose à l'obligation vaccinale, et surtout au contrôle sanitaire. Les chaînes d'information en continu en trouvent toujours qui font de ce refus un acte de résistance. Mais peut-être ceux-là devraient-ils réécouter les mots de Madeleine Riffaud, l'une des dernières résistantes vivantes (97 ans) dans l'émission C'est à vous sur France 5, en réponse à certains appels à la désobéissance civique vaccinale : "Moi, je vais vous dire, les vrais résistants aujourd'hui, ce sont les personnels de santé débordés, au bord du craquage. Eux sont les résistants d'aujourd'hui."
Le Pr Gilles PIALOUX est chef de service des maladies infectieuses à l'hôpital Tenon (AP-HP) à Paris (XXe). Membre du collectif PandemIA et du pôle santé de Terra Nova, il est également l'auteur de "Nous n'étions pas prêts. Carnet de bord par temps de coronavirus" (éd. JC Lattès).