
LAURA ACQUAVIVA
Mon copain Romuald m'a dit : "Cette BD, elle est pour toi." Il lit beaucoup de BD, un de ses gagne-pain consiste à parler de bande dessinée pour un site commercial que je ne nommerai pas, très populaire, où la règle est de ne parler que des blockbusters, des stars, toujours des stars, et si possible super best-sellers. C'est frustrant pour lui, qui serait plutôt porté sur l'underground. Alors quand il tombe sur une BD géniale pour laquelle il adorerait interroger l'auteur, eh bien, il ne le fait pas parce qu'il sait ce que le responsable de la culture va lui dire : "C'est quoi, c'machin, Romuald ? Arrête un peu, avec tes trucs de tordus ! Il n'est pas bien le dernier album d'Astérix ?"
En fait, l'expression "truc de tordus" ne vient pas de son patron mais du réalisateur Fabien Onteniente, qui, jadis, sur la foi de ma réputation de turfiste, avait cru pouvoir me faire travailler sur le scénario de son film Turf. Enthousiasmé, je lui avais remis un paquet de notes auquel il m'avait répondu qu'il ne faisait pas des films de tordus. Ça m'est resté.
Quand Romuald m'a donné Aaron, l'album de Ben Gijsemans édité par Dargaud, et qu'il m'a dit, avec sa tête de carême : "Tiens, cette BD, elle est pour toi", j'ai compris que le sujet était particulièrement casse-gueule. Rapport au sexe ? Quoi d'autre ?
Voilà de quoi il retourne. Aaron, le héros de l'album, doit avoir dans les 18 ans, il vit chez ses parents, qui sont inquiets pour ses études car il doit passer des examens de rattrapage. On ne sait pas très bien ce qu'il a besoin de rattraper, mais on ne sent pas un grand enthousiasme d'Aaron pour ses études. Il s'intéresse surtout à sa collection de comics américains. A commencer par les aventures de Red Thunder, un super-héros avec une cape jaune et une combinaison rouge qui lui moule les biscotos. Quand l'album de Gijsemans commence, Red Thunder est aux prises avec un affreux barbu nommé Dargus, qui, en bas de la planche, lui envoie ses sbires. Ça angoisse Aaron, qui repose sa BD, se lève de son lit. On découvre alors les posters accrochés au-dessus de son lit : Jim Morrison et l'affiche de F.R.I.E.N.D.S. Aaron fait les cent pas dans sa chambre. Il jette un oeil par la fenêtre, d'où il peut apercevoir le terrain de sport avec un panier de basket et une cage de foot devant laquelle un enfant s'entraîne, seul, à tirer des penaltys. Les cases font passer le temps. L'enfant ramasse son sweat, son ballon, et s'en va. Aaron reste devant sa fenêtre, abattu.
Des dialogues et des didascalies impayables
Il pourrait se préparer pour ses examens, mais il préfère retourner sur son lit pour lire sa BD. Il était temps, car Red Thunder a été maîtrisé par les acolytes de Dargus, qui l'ont mis dans une cage de verre qui bride ses pouvoirs. Heureusement, en mobilisant toute son énergie, Red Thunder parvient à faire exploser cette putain de cage de verre et il s'échappe par les airs, avec sa cape et sa combinaison qui lui moule les biscotos.
A un moment, à cause du grammage, des couleurs, de la connerie de ces aventures, j'ai pensé que Ben Gijsemans avait piqué les cases dans un vieux comics des années 1930, tellement on s'y croirait. Les dialogues et les didascalies sont impayables. Je crois plutôt que Gijsemans a tout recréé. Quoi qu'il en soit, c'est fortiche, il a réussi le grand écart stylistique, en faisant se confronter l'univers des super-héros avec la réalité d'un ado pas super bien dans sa peau. D'un côté Glen Baxter, en plus tragique. De l'autre, quand Aaron se retrouve à table avec ses parents, on serait plutôt dans du Fabcaro, en plus angoissant. Plus risqué. Plus tordu.
Forçant le destin, Aaron décide d'acheter un ballon de foot. Dès que l'enfant apparaît sur le terrain de sport, Aaron descend pour aller jouer au foot avec lui. Ça ne se passe pas comme il l'aurait souhaité. S'il avait souhaité quelque chose. Aaron a un frère aîné, Steven, qui tient à lui présenter Elise, la femme avec qui il vit. Elise a un garçon de 6 ans, Arian, qui ne joue pas au foot mais adore les BD avec des super-héros. A partir de là, le suspense commence.