Une affaire généalogique hors norme (encore) devant la justice
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Guillaume de Morant, journaliste indépendant (bien connu des lecteurs de La Revue française de Généalogie), a comparu devant la Cour d’appel de Paris le 15 septembre dernier, après avoir été relaxé en première instance des accusations de diffamation portées contre lui par Marc Cheynet de Beaupré, lui-même accusé par une partie de sa famille d’avoir falsifié sa généalogie ardéchoise pour obtenir l’ajout d’une particule à son nom et se prévaloir d’une ascendance noble.
De cette affaire qui a fait l’objet déjà de plusieurs procès, Guillaume de Morant a rendu compte dans un article paru dans l’hebdomadaire Marianne en décembre 2018. En première instance en juin 2020, la 17e Chambre du Tribunal de Paris, spécialisée dans les affaires de presse, a reconnu la bonne foi et le sérieux de l’enquête du journaliste.
Devant la cour d’appel, l’avocat de Marc Cheynet de Beaupré a plaidé au contraire que l’article, sur une double page, était entièrement à charge de son client alors que celui-ci a été relaxé des accusations de destruction d’actes d’état civil pour lesquelles il avait été jugé en 2015 par le tribunal correctionnel de Privas, dans l’Ardèche.
Pour M° Renaud Le Gunehec, Marc Cheynet de Beaupré est victime depuis des années harcèlement de la part de son oncle Pierre Cheynet et de ses cousins, qui auraient constitué des réseaux jusque dans la presse pour le dénigrer alors qu’il n’est pas un personnage public. "On m’a attaché une sorte de cible sur mon dos", a dit le plaignant lui-même lors du procès en appel, dont le verdict sera connu le 20 octobre.
L’affaire trouve effectivement ses origines dans les années 1980, quand l’intéressé, alors tout jeune homme passionné d’histoire et de généalogie, effectue des recherches à la mairie de Rochemaure et aux Archives départementales de l’Ardèche. Assurant avoir trouvé une particule égarée au milieu du XIXe siècle, il incite son père à déposer une demande de rectification de nom que finit par lui accorder le procureur de la République de Privas en 1985, après deux refus successifs de son homologue du tribunal de Lyon, sur la foi de copies d’actes du XIXe siècle "certifiées conformes" par la mairie mais dont il est établi désormais qu’ils étaient faux.
Cette décision du procureur, dont il ne reste aucune archive, modifie pas moins d’une soixantaine d’actes d’état civil de personnes vivantes ou défuntes, et sur plusieurs générations : un cas de figure exceptionnel qui interpelle aujourd’hui, d’autant que dans le même temps Marc Cheynet de Beaupré se découvre aussi, heureux hasard, une particule oubliée dans sa branche maternelle.
Ses deux oncles Cheynet refusent la particule, satisfaits de porter le nom qu’ils ont toujours connu dans leur famille. L’affaire, qui donne déjà lieu à un conflit, reste encore dans la sphère privée, même si la partie adverse commence à réunir des démentis qui prouvent une falsification : non, le grand-père et arrière-grand-père Constantin Félicien Cheynet (1845-1941), devenu Cheynet de Beaupré plus de 60 ans après sa mort, n’a pas étudié au prestigieux collège d’Eton en Angleterre, il n’a pas non plus été fait comte d’Eglise par un bref papal de 1904 ! En revanche, son dossier de titulaire de la Légion d’honneur, aujourd’hui en ligne sur la base Léonore des Archives nationales, le nomme bien Cheynet et seulement Cheynet…
L’Association d’Entraide de la noblesse française (ANF), cénacle nobiliaire qui avait admis les Cheynet de Beaupré en son sein, pousse pour sa part la famille à la sortie après avoir réexaminé son dossier : une enquête confiée à une généalogiste professionnelle prouve que la famille est "absolument roturière" et que son admission s’est faite sur la base de faux.
"C’était sidérant"
L’affaire sort de la sphère privée au tournant des années 2010, avec la campagne de numérisation de l’état civil par les Archives départementales de l’Ardèche en vue de leur mise en ligne. Les archives détenues par les AD sont le double exemplaire des registres d’état civil, celui du greffe ; leur diffusion sur Internet mettrait au jour les falsifications des actes à la mairie de Rochemaure.
Au terme de cette opération de numérisation, pour laquelle Marc Cheynet de Beaupré s’était porté volontaire à l’été 2011 en tant que bénévole de la Société des amateurs de généalogie de l’Ardèche (Saga), le personnel des AD a constaté des destructions. Et pas qu’un peu : au total, pas moins de 187 pages arrachées dans les registres du greffe, ces destructions concernant à chaque fois des actes de la famille Cheynet.
"Je suis tombé des nues, c’était sidérant, on n’imaginait pas que ce soit possible", raconte Patrice Guérin, l’actuel président de la Saga, qui se souvient bien d’avoir recruté ce "bénévole très sympathique, courtois et maîtrisant parfaitement les tableaux Excel" pour le travail de numérisation dans un local dédié un peu à l’écart de la salle de lecture. "Il m’avait promis les tableaux d’indexation de Rochemaure pour la fin de l’année, disant qu’il reviendrait à Noël, et proposait de faire d’autres communes après, Meysse et Saint-Pierre-La-Roche. Entretemps les Archives départementales ont vu et porté plainte, cela a coupé court à toute communication entre nous."
Cet "abus de confiance", comme le qualifie Patrice Guérin, n’a heureusement pas remis en cause le partenariat de longue date entre l’association généalogique ardéchoise et les Archives départementales, qui s’est étendu depuis à d’autres projets.
La plainte déposée par le Conseil général de l’Ardèche, autorité de tutelle des Archives départementales, a donné lieu à un procès qui s’est tenu fin décembre 2015 au tribunal correctionnel de Privas. Prévenu du chef de destruction de registre, minute ou acte original de l’autorité publique, Marc Cheynet de Beaupré a été relaxé au motif qu’il subsistait "a minima un doute sur la date de commission des faits et donc sur la question de la prescription de l’action publique".
De fait, les Archives départementales n’ont pas été en capacité de prouver que les destructions avaient été commises à l’été 2011 alors que le défendeur était un lecteur enregistré depuis 1980, et une certaine confusion autour d’un microfilm endommagé a aussi tourné en sa faveur, Marc Cheynet de Beaupré faisant valoir qu’il avait lui-même signalé les dommages à la présidence de salle, et qu’il n’en était donc pas l’auteur.
Le Conseil général, qui avait laissé la directrice d’alors des Archives départementales plaider sa cause seule (et mal) dans cette affaire, n’a pas jugé bon de faire appel, si bien que la relaxe prononcée est définitive – un argument de poids que ne manquent pas de citer les avocats de Marc Cheynet de Beaupré aujourd’hui.
L’article 322-2 du Code pénal punit d’un maximum de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende la destruction, la dégradation ou la détérioration d’un registre, d’une minute ou d’un acte original de l’autorité publique, mais le délai de prescription est de six ans.
Par chance, les pages détruites aux Archives départementales ont pu être récupérées grâce à des copies des microfilms réalisés par les Mormons à partir des années 1960, en Ardèche comme dans les autres dépôts français d’archives départementales, dans le cadre d’un accord avec le ministère de la Culture.
"Il a fallu attendre 2016, après les vérifications et constats des destructions dans les registres conservés en commune, au tribunal et aux Archives départementales, le procès et l’achat de microfilms pour achever le comblement des lacunes", explique François Stévenin, directeur adjoint des Archives départementales de l’Ardèche. Deux actes de décès de 1907, d’un registre qui n’avait pas encore été microfilmé, n’ont toutefois pu être reconstitués.
Avec les microfilms, la différence de qualité saute aux yeux sur la visionneuse du site Internet des AD07 – on voit de pâles photocopies à côté d’autres pages parfaitement numérisées, comme par exemple pour les vues 20 et 21 du registre des naissances de 1814 – mais au moins la collection de l’état civil de Rochemaure a-t-elle pu être reconstituée au complet pour le XIXe siècle.
Situation ubuesque
Ce n’est pas le cas à la mairie, qui se retrouve avec un état civil en partie mutilé ou contrefait, d’où une situation ubuesque pour le généalogiste qui ne trouvera pas les mêmes actes selon qu’il fait ses recherches sur place ou sur Internet. Et une situation douloureuse pour les Cheynet de Beaupré, une cinquantaine de personnes aujourd’hui qui, pour peu qu’elles s’intéressent à leurs origines, peuvent voir sur leur écran d’ordinateur que leur nom et leur histoire familiale résultent d’une tromperie.
A la mairie de Rochemaure, le déclic ne s’est vraiment produit que fin 2017, quand Marc Cheynet de Beaupré s’est présenté au maire de l’époque pour demander que la commune engage des travaux dans l’ancienne église paroissiale Notre-Dame-des-Anges, aujourd’hui fermée au public. A l’intérieur de ce bâtiment, la chapelle de sa famille subit des dégradations en raison d’infiltrations, explique-t-il. A l’appui de sa demande, il produit la photocopie d’un plan datant du XVIIIe siècle et portant le tampon des Archives nationales.
Mais ce plan paraît curieux, il porte les mentions de plusieurs chapelles de particuliers, dont celle des Cheynet de Beaupré, et celles-ci se distinguent par leur graphie et couleur différentes. Un rebouclage avec les Archives nationales est lancé, lesquelles informent alors la mairie que le plan est falsifié.
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Venant s’ajouter au procès de 2015 et au constat fait peu de temps avant de différences d'impression dans les registres d’état civil, le maire et l’un de ses adjoints décident un examen approfondi des actes en question.
La commune fait constater par un huissier, en 2018, que 15 actes d’état civil du XIXe siècle ont été détruits ou contrefaits, concernant tous des Cheynet. Depuis, en comparant ces registres et leur double désormais consultable en ligne sur le site des Archives départementales, il est apparu que ce sont au moins 21 actes qui ont été contrefaits, cinq autres étant modifiés et neuf purement et simplement détruits.
Les falsifications ont pris différentes formes, allant de simples mots ajoutés à des coutures refaites pour changer l’ordonnancement des pages ou y insérer des feuillets. Elles concernent toutes Antoine Cheynet (1765-1836) et sa descendance, s’étendant sur trois générations jusqu’à Constantin Cheynet, qui quitta Rochemaure pour s’établir à Lyon.
"Cette opération a eu des dommages collatéraux, certains actes qui concernaient d’autres familles ont été réécrits, d’autres ont disparu définitivement, notamment un acte de mariage", déplore Michel Cheynet (sans lien proche avec la famille), l’ancien adjoint qui a fait un relevé précis des dégâts et continue de suivre le dossier de près.
La falsification étant établie, comme l’a d’ailleurs reconnu le tribunal de Dijon lors d’un autre procès en 2018, et désormais étayée par un dossier solide, la mairie entend maintenant remettre de l’ordre dans ses archives. L’article 99 du Code civil permet la rectification d’actes d’état civil par décision du procureur de la République, dès lors que des actes plus anciens existent – ce qui reviendrait, en somme, à remettre les compteurs à zéro.
Olivier Faure, le maire élu en 2020 (sans lien avec une personnalité politique nationale), vient d’engager la démarche. Ce ne serait qu’une première étape. La commune déplore aussi la présence d’une pierre tombale avec une inscription rutilante au nom de Cheynet de Beaupré dans la vieille église Notre-Dame-des-Anges, probablement en lieu et place d’une stèle des La Blache, une famille éteinte depuis longtemps mais bien présente dans les registres paroissiaux de Rochemaure, qui attestent qu’elle possédait un caveau dans la chapelle.
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"C’est un fait délictueux. La pierre tombale a pris la place d’une autre, certes sans marque extérieure mais dont on sait par les registres paroissiaux qu’elle appartenait à la famille La Blache. Il faudra aussi purger cela", commente Michel Cheynet.
Le plan mutilé de la petite église, bâtie au XIIIe siècle et inscrite au titre des Monuments historiques, a fait l’objet en 2018 d’un signalement des Archives nationales au procureur de la République de Bobigny, resté sans suite à ce jour.
Un cas d'école des falsifications
La naissance de Jean André Cheynet, en 1814, constitue un cas d’école des falsifications opérées à la mairie de Rochemaure au début des années 1980.
L’acte d’origine, que tout à chacun peut voir sur le site des Archives départementales de l’Ardèche (registre des naissances de Rochemaure en 1814, vue 21/39), le dit né le 22 juillet, fils du sieur Antoine Cheynet, 50 ans, cultivateur, et de son épouse Marie Chabanne ; témoins Jean Jacques Jamme, 62 ans, propriétaire, et Louis Rieux, 29 ans, géomètre, tous deux domiciliés à Rochemaure comme les parents.
Dans le registre resté en mairie, la page a été arrachée (entraînant la perte de l’acte de naissance suivant, celui de François Louis Coutas né le 6 août 1814) ; la naissance a tout bonnement été décalée de deux ans et demi au 31 décembre 1816, à la fin du registre de 1816 où subsistaient des pages vierges.
Là, d’une écriture qu’on pourrait croire d’époque, on lit que le nouveau-né est prénommé Jean André Marie Honoré, fils de Monsieur Honoré Antoine Cheynet de Beaupré, 50 ans, avocat domicilié au domaine de Peyrillas à Rochemaure, et de dame Marie Anne Chabanne son épouse… Mais, erreur, la main mystérieuse qui a rédigé ce faux acte a laissé les mêmes témoins, Jean Jacques Jamme, 62 ans, propriétaire, et Louis Rieux, 29 ans, géomètre. Or dans les pages qui précèdent, Louis Rieux, témoin assidu à l’époque, est cette fois greffier de 32 ans, ce qu’il était effectivement devenu en 1816 !
Les tables décennales ont en revanche échappé au faussaire, si bien que la naissance de Jean André Cheynet y figure toujours à la date du 22 juillet 1814…
"En voyant cela j’étais satisfait, c’est bien la preuve par A+B que celui-ci est faux", observe l’ancien adjoint Michel Cheynet, qui a relevé bien d’autres anomalies. Ainsi en l’an 11 (1802), au décès d’un frère aîné de Jean André, Antoine, il a été ajouté la profession d’avocat pour le père, tout en laissant la mention qu’il est illettré ! En 1838, l’acte de naissance de "Jean Denis Cheynet de Beaupré", premier enfant de Jean André, est un faux difficile à identifier mais son acte de décès l’année suivante a été laissé en l’état : Jean Denis Cheynet, âgé d’un an, dont le père est cultivateur.