ÉPISTÉMOLOGIE

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Si l'on traduit par notre mot « science » le mot grec ἐπιστήμη, l'épistémologie est, étymologiquement, la théorie de la science. Bien que la forme anglaise du vocable ait existé avant que le français ne l'assimile, c'est pourtant avec le sens différent et plus large de « théorie de la connaissance » qu'il est généralement utilisé par les Anglo-Saxons. Ce décalage sémantique n'intéresse pas seulement le linguiste ; il évoque une différence d'orientation significative, qui se retrouve aussi bien à l'intérieur même de l'épistémologie entendue au sens français. Sans doute ne qualifierions-nous pas volontiers d'« épistémologiques » des considérations sur la connaissance en général, ou sur des modes de connaissance s'éloignant manifestement de ceux qu'un large consensus désigne comme scientifiques. Néanmoins, l'épistémologie ne saurait non plus se réduire à l'examen purement technologique des méthodes spécifiques des sciences. Elle vise aussi à situer la science dans une expérience du savoir qui la déborde, à en évaluer la portée, à en dégager le sens pour l'ensemble de la pratique humaine. Il convient donc de dire que le mot français lui-même renvoie à deux styles de théorie de la science ; l'un, plus proche de la philosophie d'obédience américaine ou britannique, met l'accent sur les processus les plus généraux de la connaissance, sur leur logique, sur leur fondement ; l'autre, assez caractéristique des épistémologues français, et même continentaux, depuis la fin du xixe siècle, privilégie volontiers l'étude spécifique des sciences, voire du développement historique concret de leurs problèmes. On pourrait citer, à titre d'exemples typiques, Antoine Cournot, Henri Poincaré, Pierre Duhem, Ernst Mach, Federigo Enriques comme représentants de ce dernier style ; John Stuart Mill, Bertrand Russell, Karl Popper, Kazimierz Ajdukiewicz comme représentants du premier. Mais il ne s'agit, bien entendu, que d'orientations dominantes, et l'on trouverait aisément chez chacun d'eux des traits qui l'apparentent à l'autre tendance.

Aussi bien faut-il reconnaître que le problème épistémologique ne peut être formulé complètement qu'en dégageant à la fois l'un et l'autre des thèmes que chacun des deux styles privilégie. C'est, d'une part, celui de la démarcation, ou de la spécificité, ou du sens propre d'une connaissance scientifique ; d'autre part, celui de la pluralité, de la singularité, voire de l'irréductibilité des différents domaines de la science.

Le premier thème n'a jamais cessé de préoccuper les philosophes, qui n'ont pu se dispenser, pour le meilleur et pour le pire, de proposer une détermination du concept de connaissance « scientifique » ; cela dans la mesure même où, pour autant que les textes les plus anciens nous l'enseignent, la réflexion philosophique est née sœur jumelle, et longtemps non discernable, de la science. Mais, à mesure qu'une dissociation s'ébauchait, une interrogation sur la nature de la science prenait une forme de plus en plus précise. Les doutes qui sont apparus chez certains, à différentes époques, sur la portée et la valeur de cette connaissance ont parfois donné un tour polémique à la philosophie de la science. Aujourd'hui même, l'accélération du progrès scientifique, l'irrésistible développement des pouvoirs qu'il confère aux utilisateurs et aux administrateurs de la science posent des questions dont l'urgence facilite mainte confusion entre l'étude proprement épistémologique et la réflexion éthique et politique sur le rôle de la science dans nos sociétés. Cet effet est renforcé, bien évidemment, par les poussées collectives vers le surnaturel, l'incompréhensible et l'irrationnel. Réfléchir sans passion sur la science ne saurait, certes, suffire à résoudre les conflits que ses pouvoirs ont suscités ; c'est pourtant une tâche qui incombe au philosophe et que, dans le monde actuel, il peut moins que jamais éluder.

La technicité du second thème est, au contraire, de nature à préserver sa sérénité. La multiplicité des domaines scientifiques, la prolifération des champs et des procédures apparemment très nouvelles posent de façon toujours plus pressante la question de l'unité de la science et du sens qu'il lui faut accorder. Pour certains, l'éclatement des disciplines, la Babel des langages scientifiques rendraient désormais impropre l'emploi au singulier du mot « science ». Une épistémologie s'attachant à reconnaître, sous les apparences et les accidents, les présupposés et les enchaînements essentiels d'un domaine, peut cependant s'efforcer de dégager une certaine unicité de ces formes de connaissance et d'en relever exactement la spécificité. Une épistémologie comparative, en confrontant autant qu'il est possible des régimes de pensée, des structures conceptuelles empruntées à différentes sciences, devrait préparer un essai de réponse à la question de l'unité. Sur ce terrain, la tâche de l'épistémologue ne saurait être menée à bien sans une compénétration de la philosophie de la science et de son histoire. Mais il est vrai, sans doute, que la conjonction d'un entraînement à la réflexion philosophique, d'une connaissance directe, assez étendue et constamment mise à jour de quelques parties des sciences et d'une érudition convenable quant à leur histoire constitue un idéal auquel nul – savant, historien ou philosophe – ne saurait aujourd'hui prétendre répondre tout à fait.

Aux savoirs ainsi exigibles de l'épistémologue, on aura peut-être tendance à concevoir sa discipline comme apte elle-même à prendre rang de science. Ce serait se méprendre sur la nature de son projet. L'épistémologie ne saurait prétendre à être une « science de la science ». Il lui faut, certes, s'appuyer sur des connaissances ayant le fait de la science comme objet : une histoire des œuvres et des institutions scientifiques, une sociologie de l'organisation de la science, de ses incidences dans la vie sociale et des déterminations exercées par celle-ci sur la production, la transmission et la novation du savoir. Mais ces disciplines ne constituent pas une épistémologie. Elles apportent, dans la mesure où elles ont été cultivées efficacement, une connaissance du contexte, pour l'interprétation du texte qu'est l'œuvre scientifique. L'épistémologue demeure philosophe de la science ; son propos est de la comprendre en tant qu'œuvre de connaissance et d'en inte [...]

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Pour citer l’article

Gilles Gaston GRANGER, « ÉPISTÉMOLOGIE », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 01 décembre 2021. URL : https://www.universalis.fr/encyclopedie/epistemologie/